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Origine : http://habitat.aq.upm.es/boletin/n26/ajrob.fr.html
Ivan Illich est mort le 2 décembre dernier à Brème
comme il le désirait : paisiblement et entouré d'amis.
Au cours des jours qui suivirent sa mort, des journaux du monde
entier publièrent des articles sur lui, médiocres
pour la plupart. Cette médiocrité mérite une
explication. Le journalisme conventionnel fait partie de l'appareil
de construction sociale de la réalité. Dans les mots
d'Ivan Illich, il contribue à faire disparaître la
réalité sensible sous des commandements de voir, d'entendre
y de sentir et par conséquent à discréditer
la perception libre et personnelle du monde. Ivan Illich, qui recommandait
ouvertement de ne pas lire les journaux, ne pouvait qu'être
compris à contre-sens par les administrateurs professionnels
de la représentation de la réalité. Leur médiocrité
même est paradoxalement un hommage à celui dont les
conversations et les écrits dénonçaient toute
construction de la réalité par le pouvoir, que celui-ci
soit scientifique, administratif ou journalistique.
Or le nom d'Illich occupa la une des journaux au cours des années
1970. A cette époque, les pouvoirs se disputaient ses conseils:
Indira Gandhi, le shah, Pierre Trudeau, le président péruvien
Juan Velasco, Georges Pompidou l'invitaient successivement à
des conversations en privé et en présence de leurs
cabinets.
À partir de 1978, Illich semble avoir mis fin volontairement
à cette célébrité. Ses amis les plus
récents [2] comprennent qu'une rupture existentielle sépare
la carrière du personnage public Illich de la vie d'Ivan,
l'ami attentionné, toujours prêt à écouter,
qui dressait sa table conviviale - toujours à proximité
d'une bonne bibliothèque, d'une cuisine à spaghetti
et d'une réserve de bons vins - tantôt à State
College, tantôt à Philadelphia, ou à Kassel,
ou à Marbourg, Oldenbourg, ou, finalement, durant plus de
dix ans, à Brème.
Effectivement, la carrière de l'écrivan Ivan Illich
se divise grosso modo en deux périodes: celle de ce que lui-même
appellait ses `pamphlets', qui sont les écrits qui le rendirent
célèbre et celle d'explorations en profondeur à
partir de conversations entre amis. Avant s'étend l'époque
(dont je ne parlerai que par allusion) des études ecclésiologiques
d'un croyant qui voit l'histoire de l'Église comme celle
du corps du Christ. Les écrits les plus fameux de la première
époque sont Une société sans école,
Énergie et équité, La Némésis
médicale. Certains `reconstructeurs sociaux de la réalité'
ont voulu voir dans ces essais des recettes de réforme de
l'éducation, des transports et de la médecine, recettes
avortées, puisque les institutions critiquées ont
évolué en un sens diamétralement contraire
aux espoirs des lecteurs d'Illich. Plus encore qu'en 1972 ou 1973,
l'école, les transports, la médecine sont devenus
des institutions qui éloignent leurs clients des buts que
ceux-ci disent poursuivre à travers elles. Les écoles
rendent bêtes, les transports paralysent et la médecine
rend, plus que malade, obsédé par la Santé
et incapable d'accepter la mort. Ces affirmations, qui choquaient
encore il y a trente ans, sont aujourd'hui des banalités.
De plus, des mots lancés par Illich, tels que `convivialité',
`contreproductivité' ou `valeurs vernaculaires' ou encore
`monopole radical' sont devenus des termes courants dans la plupart
des langues modernes.
Rétrospectivement, s'il me fallait résumer en un
paragraphe la teneur des ouvrages `de l'époque des pamphlets',
je dirais ceci: Au début des années 1970, le Club
de Rome popularisait l'idée qu'au-delà de certaines
limites, une industrie fondée sur la production de biens
matériels ne peut que détruire la nature et suggérait
que l'économie devait être réorientée
vers la production de services immatériels, supposés
non polluants. Illich éleva alors sa voix pour dire qu'au-delà
de certains seuils, la production de services sera plus destructrice
encore de la culture que la production de marchandises ne l'est
de la nature. Les `pamphlets' ne faisaient qu'illustrer cette thèse
à partir des trois exemples de la production de services
éducatifs, de services de transport et de services de santé.
Comme les professions sont ces formations sociologiques qui exercent
un monopole radical sur la production de tous les services, la critique
des services devint ipso facto une critique des professions et une
invitacion à la liberté sous forme de déprofessionalisation
et de déclientélisation.
S'il est vrai que les prémonitions d'Illich ont été
rattrappées par la réalité, l'oeuvre d'Ivan,
le philosophe itinérant, l'hôte, l'échanson
de la Convivialité, l'ami est trop méconnue. Je suis
heureux d'annoncer qu'en 2003, l'ensemble de son oeuvre sera republiée
simultanément par Fayard, en France, et par Fondo de Cultura
Económica au Mexique.
Les livres, conférences et articles de l'Ivan d'après
1978 abordent successivement: le genre vernaculaire (en tant que
dualité antithétique du sexe économique), l'archéologie
des certitudes modernes (les slogans dont est construite la représentation
sociale de la réalité), l'analyse de ce que dit la
technologie à la différence de ce qu'elle fait, la
transition de l'ère des professions dominantes à celle
de la tyrannie des Systèmes, l'histoire du corps, celle de
la matière (en mémoire de Gaston Bachelard), celle
des perceptions en général et de la vision en particulier,
l'histoire de l'hospitalité et celle de l'amitié,
l'étude du sens de la juste mesure ou `proportionalité',
la vision du présent dans le miroir du passé, la disparition
du sol de sous les pieds.
À première vue, la diversité de ces thèmes
est déroutante. Pour comprendre leur unité, il faut
revenir à l'époque antérieure aux `pamphlets':
Illich l'historien de l'Église a saisi très tôt
que les institutions séculaires de la société
moderne étaient incompréhensibles sans l'antécédent
historique d'une communauté de vivants et de morts qui se
concevait comme corps du Christ.
Le point d'où se révèle l'unité des
excursions récentes d'Ivan est sa confiance en l'ensarkosis
tou logou. Mentionner le terme français équivalent
aiderait à peine les jeunes lecteurs, dont la difficulté
n'est pas tant le manque de confiance que la désincarnation
de leur expérience du monde et d'eux-mêmes. Pour Ivan,
l'ensarkosis rend le verbe et la chair proportionnels ou, comme
disait Thomas d'Aquin, analogues. C'est ici que l´historien
prend le relai de l'homme de foi. La société moderne
est le résidu désincarné de communautés
rassemblées autour de la foi en l'ensarkosis: ceci est une
réalité historique indépendante de la foi.
La lente marche à la modernité peut alors être
décrite comme une perte progressive de la proportionalité
ou analogie entre le mot et la chair, l´homme et la femme,
le corps et le monde, les sens et la matière, les pieds et
le sol. C'est cette perte que, dans ses entretiens avec David Cayley
l'an dernier, Ivan comparait à ce pire qui est la corruption
de ce qu'il y a de meilleur. Le résultat de cette corruption
est l'inhospitalité de la modernité que nous connaissons,
le divorce entre la parole et la chair (cf le bruit quotidien de
paroles non prononcées), la désincarnation de l'expérience
du monde et de soi dans une société issue d'une foi
bimillénaire en l'incarnation du verbe et incompréhensible
historiquement sans cette foi trahie. Seule la pratique de l'amitié
peut rendre capable d'affronter ensemble cet abîme sans y
sombrer.
Notas
[1]: Architecte suisse, émigré à Cuernavaca
en 1972, Jean Robert était un ami intime de Illich. Il s'est
beaucoup intéressé à l'analyse des phénomènes
en relation avec les trasnports, on peut consulter une partie de
sa bibliographie sur internet :
http://www.pudel.uni-bremen.de/whoarewe/participants/jean_robert.html.
Pour avoir plus d'information sur l'auteur on peut lire son autobiographie
intelectuelle
[2]: Voir leur page internet : http://www.pudel.uni-bremen.de
Edición del 21-06-2004
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