Origine : http://www.pudel.uni-bremen.de/pdf/TRANSPOR.pdf
Préface à l'édition italienne de Le temps
qu'on nous vole (1)
"Un monde dans lequel la vitesse des transports serait limitée
à vingt-cinq kilomètres à l'heure serait un
autre monde." Ainsi s'exprimait récemment une amie de
longue date, lectrice assidue d'Ivan Illich. Elle ajoutait: "Au
fond, le seul thème d'Illich dont la réception publique
soit quasi inexistante est celui des limites, en particulier de
celles qu'il faudrait imposer à la vitesse."
Onze ans après la publication de l'édition française
de Le temps qu'on nous vole, l'éditeur italien me prie de
rédiger une introduction ajournée. Je ne peux mieux
le faire qu'en commentant la remarque de mon excellente amie Valentina
Borremans. C'est dans Energie et Equité qu'Illich proposait
de limiter la vitesse des transports de personnes à une vélocité
correspondant environ à deux fois celle des bicyclettes.
Il le faisait dans le contexte de la 'crise de l'énergie'
du début des années 1970. Dans Le temps qu'on nous
vole je ne voulus d'abord que transposer la même proposition
au contexte de la crise urbaine en expliquant que le mythe d'une
vitesse urbaine inatteignable érode peu à peu ce que
j'appelais alors 'la valeur d'usage des espaces habités'.
Les événements du début de 1991 m'incitent
à penser que, dans un monde où la vitesse serait une
dimension auto-limitée de la relation à l'espace et
au temps, il n'y aurait pas de 'guerre du Golfe'.
Selon Illich, la vitesse - et son nécessaire complément:
la meurtrière soif d'énergie des états-nations
industriels - est la dimension critique de la relation destructive
que l'homme moderne entretient autant avec les cultures qu'avec
la nature. C'est sur le premier aspect de cette relation, la destruction
des capacités sociales de subsistance autonome fondée
dans la tradition et la culture que portait la thèse d'Energie
et Equité :
" l'utilisation de hauts quanta d'énergie [et par conséquent
la vitesse des transports] a des effets aussi destructeurs pour
la structure sociale que pour la nature." Toute reconstruction
sociale exige de reconsidérer cette relation.
Le présent ouvrage a été rédigé
entre 1975 et 1979 sous l'influence du choc que fut pour moi la
lecture d'Energie et Equité. Mon ambition était alors
de tester la thèse qui sous-tendait ce livre en la limitant
à un cas particulier: celui de la relation des transports
rapides à la culture urbaine, à l'aménité
et à la sécurité des rues. En bref, je voulus
étudier l'effet de la vitesse sur 'la valeur d'usage des
espaces habités'.
Ma tentative de démonstration passe par trois réductions
successives:
1. Je ne traite que des transports de personnes, c'est-à-dire
d'êtres capables de se mouvoir par eux-mêmes.
Cela me permet d'étudier l'effet qu'a, sur l'aptitude à
marcher de la plupart des gens, la production de substituts industriels
à leur mobilité innée.
2. Je limite le champ de mes analyses au milieu urbain. En filigrane
se dessine une élucidation de la dégradation actuelle
des villes.
3. La première partie du livre se présente comme
un commentaire d'un 'genre littéraire' bien particulier,
celui des 'études de transport', corps de littérature
ardu s'il en est, que j'ai passé quatre ans à dépouiller,
d'abord avec la collaboration de Jean-Pierre Dupuy, puis seul.
A ma surprise, ces textes technocratiques, mis côte à
côte et lus à la lumière de l'hypothèse
d'Illich s'agencèrent en un tout cohérent. Dans ce
panorama, l'énoncé que la vitesse donne aux hommes
des poids différents et manifeste ainsi une inéquité
structurelle de la société industrielle apparaît
comme l'axiome fondamental des 'études coûts et avantages'.
Ce sont les 'experts de l'encombrement' eux-mêmes qui se chargent
de défaire l'illusion selon laquelle les transports modernes
mettraient la vitesse à portée de tous et de démontrer
que la vitesse moyenne des transports urbains, tous modes compris,
ne peut être supérieure à trois ou quatre fois
celle de la marche à pied. Ce sont d'autres experts encore,
ceux qui construisent les 'modèles de trafic', qui vous montreront
comment le développement de l'industrie de la vitesse dépend
d'un certain 'consentement à se déplacer' et à
se déplacer lentement arraché des usagers, et surtout
des plus pauvres, sans qu'ait lieu la moindre concertation. Les
transports urbains dits 'rapides' ne rendent les hommes ni plus
égaux ni plus rapides et leur logique est contraire au débat
démocratique.
Toutefois il y a plus : la prise en charge d'usagers décrétés
paralytiques est destructrice de la mobilité autonome des
citoyens, et il faut craindre que cette relation ne soit paradigmatique
de toute production industrielle de substituts de ce que les gens
surent de tout temps faire par et pour eux-mêmes. Tel semble
être le ressort même de la croissance et du développement
industriels: paralyser les capacités autonomes afin d'engendrer
la demande de substituts. Si tel est le cas, ce livre, écrit
à une époque en laquelle la critique sociale était
encore polarisée par la division entre 'socialisme' et 'libéralisme'
pourrait bien valoir une relecture critique dans le contexte de
la trop vantée 'victoire du libéralisme'. A cet égard,
son seul mérite serait d'avoir tranché au travers
des fausses dichotomies d'une époque révolue pour
s'attacher à la critique du mode industriel de production
comme à celle de ce qui est en train de lui succéder.
Cuernavaca, juillet 1991.
1 Jean Robert, Le temps qu'on nous vole. Contre la société
chronophage, Paris: Seuil, 1980.
http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Temps--Le_temps_quon_nous_vole_par_Jean_Robert
Présentation
Jean Robert est un architecte qui s'est passionné toute sa
vie pour l'histoire urbaine et qui s'est doté au fil des
ans des outils d'analyse nécessaires à la compréhension
d'un phénomène beaucoup plus complexe qu'il ne semble
l'être à première vue.
Extrait
«Dans les pays industrialisés des rives de l'Atlantique-Nord,
les gens ont presque tous la possibilité d'atteindre une
fois par semaine la vitesse de 120 km/h, et 1 % d'entre eux peut
être propulsé au moins une fois l'an aux trois quarts
de la vitesse du son. Toutefois, même aux États-Unis,
moins de 0,2 % de la population peut choisir de prendre l'avion
plusieurs fois par an.»
Texte
Introduction
Les transports sont devenus le bras séculier de la Croissance.
Ils servent toujours à mettre des gens en circulation, mais
de plus en plus d’experts les considèrent essentiellement
comme un moyen privilégié de passage vers une société
hautement industrialisée.
La sobriété intellectuelle exige de répondre
par une austère évaluation du progrès social
atteint grâce aux transports. Cette évaluation requiert
une discipline.
- Les transports de personnes doivent d’abord être
distingués des transports de marchandises. La méthode
que je développe s’applique spécifiquement au
transport d’êtres capables de se mouvoir par eux-mêmes
et à l’effet qu’a sur leur aptitude à
marcher la production de substituts industriels à leur mobilité
innée. L’étude du déplacement des choses
inertes requiert un instrument différent du mien, aussi je
ne me permettrai qu’une très courte incursion au chapitre
VI - dans ce domaine qui reste à défricher.
- Je résisterai ensuite à la tentation de généraliser
mon analyse des transports aux communications et en particulier,
aux télécommunications, que certains proposent déjà
comme substituts aux transports de personnes. La distribution du
courrier, le téléphone et leurs développements
acoustiques et visuels sont des champs ouverts à l’investigation.
En ne perdant pas de vue que George Orwell prédisait, pour
1984, une société où les télécommunications
rendraient partout présent l’œil de Big Brother.
Je suis opposé à la société du Grand
Frère, aussi je juge indésirables les outils qui la
rendent probable.
J’ai choisi d’étudier les transports de personnes,
parce qu’ils constituent un domaine où le langage sait
encore distinguer la production autonome de son homologue industriel.
Vous dites: j’ai marché sur le parvis de Notre-Dame,
et: j’ai pris un transport - ou le métro - vers Argenteuil.
La marche est encore la marche: ce n’est pas un transport
à pied.
Cette distinction est en voie de disparition dans toutes les autres
institutions majeures de la société industrielle:
l’éducation est indifféremment le fait d’apprendre
en participant à la vie quotidienne ou la soumission à
des doses programmées d’informations empaquetées
par des experts pédagogues. Quant au mot santé, son
sens oscille de l’aptitude éminemment autonome dont
parle Dubos, au nom d’un ministère chargé de
réguler la distribution des soins médicaux.
C’est à cause de ce reste de transparence que je considère
le transport comme le terrain exemplaire de la critique du mode
de production industriel.
Ce livre est le prolongement d’une longue collaboration avec
Jean-Pierre Dupuy. Depuis quatre ans, nous compilons des milliers
de faits dans les rapports officiels sur les transports et les comparons
à notre expérience d’habitants de deux grandes
villes très différentes soumises à la même
logique des transports industriels. Cette recherche commune s’est
concrétisée, en 1976, en un document de travail basé
sur la lecture de milliers de pages en cinq langues. J’ai
pris la liberté de lui donner une forme plus littéraire
et de lui ajouter trois chapitres, afin de mettre sans attendre
à la disposition du public les premiers résultats
d’une étude aux ambitions quasi encyclopédiques
dont l’achèvement définitif nous auraient pris
dix ans.
CHAPITRE I
Les bienfaits et les coûts de la vitesse
La plupart des gens, dans le monde, n’ont pas l'habitude
de parcourir plus de 25 kilomètres en une heure.
De bonnes sandales et des chemins raisonnablement entretenus sont
tout ce qu’il faut aux villageois d’Afrique, d’Amérique
latine et d’Asie pour tracer le cercle d’un monde quotidien
aux ressources accessibles en se hâtant lentement à
4 kilomètres en une heure. La vitesse d’un cheval au
trot, d’une bicyclette animée par un pied vigoureux
ou d’un robuste autobus campagnard permet encore à
la majorité d’entre eux de vaincre la distance séparant
deux frères, d’accéder, avec paniers et cochons,
au marché hebdomadaire ou de parcourir le Sahara ou les Andes.
Dans les pays industrialisés des rives de l’Atlantique-Nord,
les gens ont presque tous la possibilité d’atteindre
une fois par semaine la vitesse de 120 km/h, et 1 % d’entre
eux peut être propulsé au moins une fois l’an
aux trois quarts de la vitesse du son. Toutefois, même aux
États-Unis, moins de 0,2 % de la population peut choisir
de prendre l’avion plusieurs fois par an (1).
Cette différence entre pays riches et pays pauvres est devenue
l’étalon définissant un spectre du Progrès
des peuples; pour les experts en développement, elle constitue
la mesure du retard à rattraper par les pays «pauvres».
Aucune société préindustrielle - pas même
celle des nomades Touareg - ne dépensa jamais plus de 8 %
de son budget-temps social à mettre ses membres en mouvement.
Dans les grandes villes industrialisées, les adultes passent
en moyenne une à deux heures à se rendre chaque jour
à l’usine, à l’école ou au marché
et à en revenir: plus de temps qu’ils consacrent à
leurs repas. Si on ajoute au temps passé dans les véhicules
le temps social consacré à construire les routes,
les métros et les autos, on obtient que les sociétés
industrielles consacrent près du tiers de leur temps social
actif à l’industrie de la circulation.
Cette industrie dévore, aux États-Unis, le quart
du budget total de la nation. Et les coûts que les transports
imposent aux ménages y croissent plus vite que leurs revenus.
Les pays pauvres qui imitent ce modèle de développement
consacrent déjà aux infrastructures de transports
le tiers de leur budget, sans rendre leurs citoyens plus rapides
en moyenne. L’effet du développement industriel de
la circulation est rarement de permettre à la majorité
de parcourir plus de kilomètres en une heure. Les bienfaits
sociaux produits par l’industrie des transports doivent être
débusqués dans d’autres dimensions que la simple
facilité de déplacement.
En commençant par une énumération des «coûts
sociaux», je ne fais que sacrifier à la hiérarchie
imposée par la mode des études; «coûts
et avantages». Dès le deuxième chapitre et jusqu’à
quatrième, j’explorerai soigneusement les sphères
sociales où l’industrie de la circulation produit ou
transfère des avantages.
Les coûts sociaux des transports
LES COÛTS MONÉTAIRES (2)
Les habitants des pays industrialisés dépensent plus
d’argent à faire transporter qu’à s’alimenter.
Dans certains de ces pays, le transport par automobile coûte
à lui seul plus cher que la nourriture mangée par
l’ensemble de la population.
C’est le cas des Etats-Unis: en 1970, les Américains
ont dépensé 150 milliards de dollars pour rouler en
voiture alors que leur industrie alimentaire réalisait un
chiffre d’affaires total de 130 milliards de dollars (3).
Le seul achat de nouvelles autos leur coûte annuellement 25
milliards de dollars.
La Suisse dépense chaque année près de 1,5
milliard de ses francs pour construire des routes (4), et le coût
total de la circulation automobile y est estimé à
plus de 3 milliards de francs annuels.
La plupart des automobilistes ne savent pas que les coûts
réels de l'automobile représentent de 25 à
35 % de leur revenu total. Lorsqu’ils sont interrogés,
ils minimisent souvent ces coûts ou même les ignorent
(5). Un ingénieur suisse a calculé, pour sa part,
que le seul coût monétaire direct des déplacements
d’achat vers les supermarchés représente plus
de 10,5 % des dépenses qui y sont faites (6).
LES COÛTS ÉNERGÉTIQUES
Pour traduire en images sensibles la consommation d’énergie
des transports, nous choisirons un étalon humain: la quantité
d’énergie métabolisée par un homme en
un jour (7). Le corps humain
Notes :
1. Ivan Illich. Énergie et Équité. Éd.
du Seuil, coll. «Technocritique H, 1975, p. 25.
2. Je commence délibérément par les seuls
coûts qui s’inscrivent avec évide dans la sphère
des valeurs d’échange: à partir d’ici,
mon rapport de recherche construit de façon telle que le
plan où s’inscrivent les «coûts»
recensés s’éloigne progressivement du champ
de la valeur d’échange afin de faire apparaître
comme évidence empirique - «heuristiquement»
- la nécessité de rompre le véritable confinement
à la sphère de l’échange où la
critique politique de l’économie est encore maintenue.
3. Daniel Zwerdling, in, juin 1971. Compte tenu des exportations
et des importations, le «coût de l’alimentation»
est sans doute inférieur.
4. Ulf Bulte, Die sozialen Kosten des Automobils in der Schweiz,
Zuerich, Scheideggstrasse 45, Suisse, Institut fuer weltanschauliche
Fragen, 1973.
5. Helmut Stapf, Fehlbeurteilung der subjektiven Kostenschätzung
beim PKW (Erreurs de jugement dans l’évaluation des
coûts de la voiture privée), Université d’Augsburg,
Allemagne, 1975 (dissertation).
6. Selon une étude inédite de Paul Dubach, Zuerich,
Sonneggstrasse, Suisse, 1973.
7. Dans certaines limites étroites, les machines fabriquent
des homologues mécaniques utiles du travail des muscles,
mais dans ce livre nous considérerons l’énergie
des machines et le produit de l’effort des muscles comme deux
entités socialement très différentes. L’équivalence
postulée ici (qui retourne les équivalences thermodynamiques
en mesurant le travail des machines à l’aune humaine)
est, de ma part une concession analogue à celle de Jean-Pierre
Dupuy - reprise dans la Trahison de!'opulence - lorsqu’il
parle d’un «temps généralisé»
qui est l'exact inverse du «coût généralisé»
des économistes.
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