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Origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/ILLICH/11802
DANS les pays développés, l’obsession de la
santé parfaite est devenue un facteur pathogène prédominant.
Le système médical, dans un monde imprégné
de l’idéal instrumental de la science, crée
sans cesse de nouveaux besoins de soins. Mais plus grande est l’offre
de santé, plus les gens répondent qu’ils ont
des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que
le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne
le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et
prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur,
ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art
de souffrir est la négation même de la condition humaine.
Quand on considère en historien notre médecine, c’est-à-dire
la médecine dans le monde occidental, on se tourne inévitablement
vers la ville de Bologne, en Italie. C’est dans cette cité
que l’ ars medendi et curandi s’est séparé,
en tant que discipline, de la théologie, de la philosophie
et du droit. C’est là que, par le choix d’une
petite partie des écrits de Galien (1), le corps de la médecine
a établi sa souveraineté sur un territoire distinct
de celui d’Aristote ou de Cicéron. C’est à
Bologne que la discipline dont le sujet est la douleur, l’angoisse
et la mort a été réintégrée dans
le domaine de la sagesse ; et que fut dépassée une
fragmentation qui n’a jamais été opérée
dans le monde islamique, où le titre de Hakim désigne,
tout à la fois, le scientifique, le philosophe et le guérisseur.
Bologne, en donnant l’autonomie universitaire au savoir médical
et, de plus, en instituant l’autocritique de sa pratique grâce
à la création du protomedicato, a jeté les
bases d’une entreprise sociale éminemment ambiguë,
une institution qui, progressivement, a fait oublier les limites
entre lesquelles il convient d’affronter la souffrance plutôt
que de l’éliminer, d’accueillir la mort plutôt
que de la repousser.
Certes, la tentation de Prométhée (2) s’est
présentée tôt à la médecine. Avant
même la fondation, en 1119, de l’université de
Bologne, des médecins juifs, en Afrique du Nord, contestaient
l’effacement des médecins arabes à l’heure
fatale. Et il a fallu du temps pour que cette règle disparaisse
: encore en 1911, date de la grande réforme des écoles
de médecine américaines, on enseignait comment reconnaître
la « face hippocratique », les signes qui font savoir
au médecin qu’il ne se trouve plus devant un patient,
mais devant un mourant.
Ce réalisme appartient au passé. Toutefois, vu l’encombrement
par les non- morts grâce aux soins, et vu leur détresse
modernisée, il est temps de renoncer à toute guérison
de la vieillesse. Par une initiative, on pourrait préparer
le retour de la médecine au réalisme qui subordonne
la technique à l’art de souffrir et de mourir. Nous
pourrions sonner l’alarme pour faire comprendre que l’art
de célébrer le présent est paralysé
par ce qui est devenu la recherche de la santé parfaite.
Du corps physique au corps fiscal
Pour parler de cette « santé » métaphore,
deux points doivent être acceptés. Ce n’est pas
seulement la notion de santé qui est historique, mais aussi
celle de la métaphore. Le premier point devrait être
évident. L’essayiste Northrop Frye (3) m’a fait
comprendre le second : la métaphore a une portée toute
différente chez le Grec, pour qui elle évoque la déesse
Hygéia (4), et chez le chrétien primitif, pour qui
elle évoque la déesse Hygia, ou chez le chrétien
médiéval, qu’elle invite au salut par un seul
Créateur et Sauveur crucifié. Mais elle est encore
différente en ce qu’elle crée des besoins de
soins dans un monde imprégné de l’idéal
instrumental de la science. Dans la mesure où l’on
accepte une telle historicité de la métaphore, il
convient de se demander si, dans ces dernières années
du millénaire, il est encore légitime de parler d’une
métaphore sociale.
Et voici ma thèse : vers le milieu du XXe siècle,
ce qu’implique la notion d’une « recherche de
la santé » avait un sens tout autre que de nos jours.
Selon la notion qui s’affirme aujourd’hui, l’être
humain qui a besoin de santé est considéré
comme un sous-système de la biosphère, un système
immunitaire qu’il faut contrôler, régler, optimiser,
comme « une vie ». Il n’est plus question de mettre
en lumière ce que constitue l’expérience «
d’être vivant ». Par sa réduction à
une vie, le sujet tombe dans un vide qui l’étouffe.
Pour parler de la santé en 1999, il faut comprendre la recherche
de la santé comme l’inverse de celle du salut, il faut
la comprendre comme une liturgie sociétaire au service d’une
idole qui éteint le sujet.
En 1974, j’ai écrit la Némésis médicale
(5). Cependant, je n’avais pas choisi la médecine comme
thème, mais comme exemple. Avec ce livre, je voulais poursuivre
un discours déjà commencé sur les institutions
modernes en tant que cérémonies créatrices
de mythes, de liturgies sociales célébrant des certitudes.
Ainsi j’avais examiné l’école (6), les
transports et le logement pour comprendre leurs fonctions latentes
et inéluctables : ce qu’ils proclament plutôt
que ce qu’ils produisent : le mythe d’ Homo educandus,
le mythe d’ Homo transportandus, enfin celui de l’homme
encastré.
J’ai choisi la médecine comme exemple pour illustrer
des niveaux distincts de la contre-productivité caractéristique
de toutes les institutions de l’après-guerre, de leur
paradoxe technique, social et culturel : sur le plan technique,
la synergie thérapeutique qui produit de nouvelles maladies
; sur le plan social, le déracinement opéré
par le diagnostic qui hante le malade, l’idiot, le vieillard
et, de même, celui qui s’éteint lentement. Et,
avant tout, sur le plan culturel, la promesse du progrès
conduit au refus de la condition humaine et au dégoût
de l’art de souffrir.
Je commençais Némésis médicale par
ces mots : « L’entreprise médicale menace la
santé. » A l’époque, cette affirmation
pouvait faire douter du sérieux de l’auteur, mais elle
avait aussi le pouvoir de provoquer la stupeur et la rage. Vingt-cinq
ans plus tard, je ne pourrais plus reprendre cette phrase à
mon compte, et cela pour deux raisons. Les médecins ont perdu
le gouvernail de l’état biologique, la barre de la
biocratie. Si jamais il y a un praticien parmi les « décideurs
», il est là pour légitimer la revendication
du système industriel d’améliorer l’état
de santé. Et, en outre, cette « santé »
n’est plus ressentie. C’est une « santé
» paradoxale. « Santé » désigne
un optimum cybernétique. La santé se conçoit
comme un équilibre entre le macro-système socio-écologique
et la population de ses sous-systèmes de type humain. Se
soumettant à l’optimisation, le sujet se renie.
Aujourd’hui, je commencerais mon argumentation en disant
: « La recherche de la santé est devenue le facteur
pathogène prédominant. » Me voilà obligé
de faire face à une contre-productivité à laquelle
je ne pouvais penser quand j’ai écrit Némésis...
Ce paradoxe devient évident quand on fouille les rapports
sur les progrès dans l’état de santé.
Il faut les lire bifrons comme un Janus (7) : de l’oeil droit,
on est accablé par les statistiques de mortalité et
de morbidité, dont la baisse est interprétée
comme le résultat des prestations médicales ; de l’oeil
gauche, on ne peut plus éviter les études anthropologiques
qui nous donnent les réponses à la question : comment
ça va ?
On ne peut plus éviter de voir le contraste entre la santé
prétendument objective et la santé subjective. Et
qu’observe-t-on ? Plus grande est l’offre de «
santé », plus les gens répondent qu’ils
ont des problèmes, des besoins, des maladies, et demandent
à être garantis contre les risques, alors que, dans
les régions prétendument illettrées, les «
sous-développés » acceptent sans problème
leur condition. Leur réponse à la question : «
Comment ça va ? » est : « Ça va bien,
vu ma condition, mon âge, mon karma. » Et encore : plus
l’offre de la pléthore clinique résulte d’un
engagement politique de la population, plus intensément est
ressenti le manque de santé. En d’autres termes, l’angoisse
mesure le niveau de la modernisation et encore plus celui de la
politisation. L’acceptation sociale du diagnostic «
objectif » est devenue pathogène au sens subjectif.
Et ce sont précisément les économistes partisans
d’une économie sociale orientée par les valeurs
de la solidarité qui font du droit égalitaire à
la santé un objectif primordial. Logiquement, ils se voient
contraints d’accepter des plafonds économiques pour
tous les types de soins individuels. C’est chez eux qu’on
trouve une interprétation éthique de la redéfinition
du pathologique qui s’opère à l’intérieur
de la médecine. La redéfinition actuelle de la maladie
entraîne, selon le professeur Sajay Samuel, de l’université
Bucknell, « une transition du corps physique vers un corps
fiscal ». En effet, les critères sélectionnés
qui classent tel ou tel cas comme passible de soins clinico-médicaux
sont en nombre croissant des paramètres financiers.
L’auscultation remplace l’écoute
LE diagnostic, dans une perspective historique, a eu pendant des
siècles une fonction éminemment thérapeutique.
L’essentiel de la rencontre entre médecin et malade
était verbal. Encore au commencement du XVIIIe siècle,
la visite médicale était une conversation. Le patient
racontait, s’attendant à une écoute privilégiée
de la part du médecin ; il savait encore parler de ce qu’il
ressentait, un déséquilibre de ses humeurs, une altération
de ses flux, une désorientation de ses sens et de terrifiantes
coagulations. Quand je lis le journal de tel ou tel médecin
de l’âge baroque (XVIe et XVIIe siècles), chaque
annotation évoque une tragédie grecque. L’art
médical était celui de l’écoute. Il assumait
le comportement qu’Aristote, dans sa Poétique, exige
du public au théâtre, différant sur ce point
de son maître Platon. Aristote est tragique par ses inflexions
de voix, sa mélodie, ses gestes, et non pas seulement par
les mots. C’est ainsi que le médecin répond
mimétiquement au patient. Pour le patient, ce diagnostic
mimétique avait une fonction thérapeutique.
Cette résonance disparaît bientôt, l’auscultation
remplace l’écoute. L’ordre donné cède
la place à l’ordre construit, et cela pas seulement
dans la médecine. L’éthique des valeurs déplace
celle du bien et du mal, la sécurité du savoir déclasse
la vérité. Pour la musique, la consonance écoutée,
qui pouvait révéler l’harmonie cosmique, disparaît
sous l’effet de l’acoustique, une science qui enseigne
comment faire sentir les courbes sinusoïdales dans le médium.
Cette transformation du médecin qui écoute une plainte
en médecin qui attribue une pathologie arrive à son
point culminant après 1945. On pousse le patient à
se regarder à travers la grille médicale, à
se soumettre à une autopsie dans le sens littéral
de ce mot : à se voir de ses propres yeux. Par cette auto-visualisation,
il renonce à se sentir. Les radiographies, les tomographies
et même l’échographie des années 70 l’aident
à s’identifier aux planches anatomiques pendues, dans
son enfance, aux murs des classes. La visite médicale sert
ainsi à la désincarnation de l’ego.
Il serait impossible de procéder à l’analyse
de la santé et de la maladie en tant que métaphores
sociales, à l’approche de l’an 2000, sans comprendre
que cette auto- abstraction imaginaire par le rituel médical
appartient, elle aussi, au passé. Le diagnostic ne donne
plus une image qui se veut réaliste, mais un enchevêtrement
de courbes de probabilités organisées en profil.
Le diagnostic ne s’adresse plus au sens de la vue. Désormais,
il exige du patient un froid calcul. Dans leur majorité,
les éléments du diagnostic ne mesurent plus cet individu
concret ; chaque observation place son cas dans une « population
» différente et indique une éventualité
sans pouvoir désigner le sujet. La médecine s’est
mise hors d’état de choisir le bien pour un patient
concret. Pour décider des services qu’on lui rendra,
elle oblige le diagnostiqué à jouer son sort au poker.
Je prends comme exemple la consultation génétique
prénatale étudiée à fond par une collègue,
la chercheuse Silja Samerski, de l’université de Tübingen.
Je n’aurais pas cru ce qui s’y passe, d’après
l’étude de douzaines de protocoles, dans ces consultations
auxquelles des catégories de femmes sont soumises en Allemagne.
Ces consultations sont faites par un médecin nanti de quatre
années de spécialisation en génétique.
Il s’abstient rigoureusement de toute opinion pour éviter
le destin d’un docteur de Tübingen, condamné,
en 1997, par la Cour suprême, à subvenir à vie
à l’entretien d’un enfant malformé : il
avait suggéré à la future mère que la
probabilité d’une telle anormalité n’était
pas grande, au lieu de se borner à en chiffrer le risque.
Dans ces entretiens, on passe de l’information sur la fécondation
et d’un résumé des lois de Mendel (8) à
l’établissement d’un arbre génético-héraldique
pour arriver à l’inventaire des dangers et à
une promenade à travers un jardin de « monstruosités
». Chaque fois que la femme demande si cela pourrait lui arriver,
le médecin lui répond : « Madame, avec certitude
cela non plus nous ne pouvons pas l’exclure. » Mais,
avec certitude, une telle réponse laisse des traces. Cette
cérémonie a un effet symbolique inéluctable
: elle contraint la femme enceinte à prendre une «
décision » en s’identifiant elle-même et
son enfant à venir avec une configuration de probabilités.
Ce n’est pas de la décision pour ou contre la continuation
de son état de grossesse que je parle, mais de l’obligation
de la femme à s’identifier elle-même, et aussi
son fruit, avec une « probabilité ». D’identifier
son choix avec un billet de loterie. On la contraint ainsi à
un oxymoron (9) de décision, un choix qui se prétend
humain alors qu’il l’encastre dans l’inhumain
numérique. Nous voici en face non plus d’une désincarnation
de l’ego mais de la négation de l’unicité
du sujet, de l’absurdité à se risquer comme
système, comme un modèle actuaire. Le consultant devient
psychopompe (10) dans une liturgie d’initiation au tout-statistique.
Et tout cela à la « poursuite de la santé ».
A ce point, il devient impossible de traiter de la santé
en tant que métaphore. Les métaphores sont des trajets
d’une rive sémantique à l’autre. Par nature,
elles boitent. Mais, par essence, elles jettent une lumière
sur le point de départ de la traversée. Ce ne peut
plus être le cas quand la santé est conçue comme
l’optimisation d’un risque. Le gouffre qui existe entre
le somatique et le mathématique ne l’admet pas. Le
point de départ ne tolère ni la chair ni l’ego.
La poursuite de la santé les dissout tous deux. Comment peut-on
encore donner corps à la peur quand on est privé de
la chair ? Comment éviter de tomber dans une dérive
de décisions suicidaires ? Faisons une prière : «
Ne nous laissez point succomber au diagnostic, mais délivrez-nous
des maux de la santé. »
Ivan Illich.
(1) Médecin grec (131-201) qui exerça surtout à
Pergame et Rome. Ses dissections d’animaux lui permirent,
en anatomie, de faire d’importantes découvertes sur
le système nerveux et le coeur. Son influence fut considérable
jusqu’au XVIIe siècle.
(2) Héros de l’Antiquité qui passait pour avoir
enseigné aux êtres humains l’ensemble du savoir
qui fonde une civilisation. Il déroba le feu aux dieux pour
l’apporter aux hommes.
(3) Northrop Frye (1912-1990), ancien professeur à l’université
de Toronto et l’un des plus influents critiques littéraires
de langue anglaise. Auteur, entre autres, de : Anatomie de la critique
(Gallimard, 1969), L’Ecriture profane (Circé, 1996),
La Parole souveraine (Seuil, 1994), et Le Grand Code. La Bible et
la Littérature (Seuil, 1984).
(4) Personnification de la santé, fille d’Asclépios,
le dieu grec de la médecine.
(5) Ivan Illich, Némésis médicale. L’expropriation
de la santé, Seuil, coll. « Points », Paris,
1981.
(6) Lire Ivan Illich, Une société sans école,
Seuil, coll. « Points », Paris, 1980.
(7) Dieu romain à double visage, Janus bifrons ; le mois
de janvier - januarius - lui est consacré.
(8) Jan Rehor, dit Gregor Mendel (1822-1884), botaniste tchèque,
fondateur de la génétique, il découvrit les
lois de l’hybridation.
(9) Comme la métaphore, l’oxymoron est une figure
de rhétorique. Elle consiste à appliquer à
un nom une épithète qui semble le contredire ; par
exemple : obscure clarté, soleil noir, force tranquille.
(10) Conducteur des âmes des morts, tels Hermès et
Orphée.
LE MONDE DIPLOMATIQUE
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/ILLICH/11802
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