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Un prophète oublié -Prêtre rebelle - La société conviviale - Citoyen du monde - Nouveaux réacs - Impasse Adam Smith
Bernard Langlois

Origine : http://www.politis.fr/article377.html

Combien, parmi ces enseignants qui dimanche battaient le pavé parisien, ont eu une pensée pour Ivan Illich ? Combien savaient qu’il était mort, le lundi précédent, à Brême, en Allemagne, âgé de 76 ans, emporté par le cancer, cette tumeur au cerveau qu’il traînait depuis plus de quinze ans et que, fidèle à sa conviction que l’homme doit prendre lui-même en charge sa maladie au lieu de la confier aux médecins, il avait toujours refusé de faire opérer ? Combien même avaient-ils jamais entendu parler d’Illich et de cette défiance qu’il portait, autant qu’à la médecine, à l’école (son premier livre, Une société sans école, paru en France en 1971, connut un énorme succès) ? Combien savaient qu’il fut, dans les années 1970, un des penseurs contemporains les plus célébrés (les plus controversés aussi), un des maîtres à penser de toute une génération ?

Sans doute un certain nombre de ces manifestants, les plus chenus. Ceux dont les tempes grisonnent et la retraite approche. Ceux dont la jeunesse a vibré dans le grand chambardement de Mai 68. Ceux qui sont le plus attachés à cette pédagogie qui « met l’enfant au centre de l’école » et qu’on remet en cause aujourd’hui sous un ministre qui s’est rendu célèbre en dénonçant « la pensée 68 » et pour qui Illich est un songe-creux. Pour les autres, ils ont toutes les excuses du monde : cela faisait bien vingt ans qu’on n’avait plus entendu parler du « Socrate de Cuernavaca ». Et il est vrai aussi que le « pédagogisme » de masse a montré ses limites. N’est pas Socrate qui veut.

Mort d’un prophète oublié...

Prêtre rebelle

Et pourtant, quelle vie, quel parcours ! Et quelle influence sur son époque, si l’on veut bien considérer qu’une bonne partie des contestataires de l’ordre établi, de cette jeunesse en pétard qui se rassemble, de Porto Alegre à Florence contre la mondialisation libérale, est peu ou prou la descendance du bonhomme. Qu’elle le sache ou non.

Ivan Illich était né à Vienne, en 1926. Son père était croate et catholique, sa mère juive séfarade. Un vrai métèque. Le nazisme l’exile à Florence, puis il étudie à Rome, à l’université grégorienne du Vatican. Il se destine à la prêtrise. Brillant sujet, bosseur impénitent, curieux de tout, boulimique de savoirs, polyglotte, diplômé de théologie, prêtre fervent : un destin tout tracé de prince de l’Église ; dans les hautes sphères, on le destine à la diplomatie. On en fera un nonce, un évêque, un cardinal un jour sans doute. Un pape, qui sait ? Rien de tout ça ! Illich choisit la vie d’un simple curé de paroisse, à New York, où il découvre le désarroi de ses ouailles des bidonvilles portoricains, déracinées, sans repères, plongées dans le grand chaudron de Manhattan. C’est le commencement de sa vraie vocation de pédagogue, de passeur, qui le conduit ensuite à Porto Rico, puis à ce Centre interculturel de Cuernavaca, au Mexique, qui deviendra, dans les années1960, un haut lieu de rencontres et d’échanges entre jeunes intellectuels d’Amérique latine et d’Europe, prêtres et laïcs, sorte d’université permanente sans hiérarchie ni diplômes, véritable bouillon de culture où se concocte pour une part cette « théologie de la libération » si suspecte aux yeux de la curie romaine... Le brillant sujet a dévié de sa belle route toute droite, jugent les monsignore. Il ose critiquer l’action apostolique de la puissante église yankee dans son arrière-cour latino : néo-colonialisme, juge-t-il. On est en 1967, quand tout commence à bouger. Quand les prêtres de la base, partout dans le sous-continent, se mettent à secouer leur hiérarchie au nom de l’Évangile et mettent en avant « l’option préférentielle des pauvres » ; quand Don Helder Camara fait vibrer le Brésil, que Camillo Torrès prend le fusil, que les jeunes bourgeois chrétiens de Montevideo se découvrent Tupamaros, que les curés nicas rejoignent les maquis de la guérilla sandiniste... La contamination communiste menace l’église sud-américaine, du moins Rome en juge ainsi. Illich, non-violent, s’en tient à sa démarche, la recherche d’une voie non-marxiste de rupture avec la domination capitaliste, poursuit son rêve socratique d’une révolution des coeurs et des esprits.

C’est encore trop pour le Vatican. Sommé de choisir, le prêtre rebelle défroque pour conserver sa liberté de penser et d’agir. Croyant toujours, mais pour toujours hors des clous...

La société conviviale

Une oeuvre considérable, pas tant par la taille (guère plus de cinq ou six bouquins en vingt ans) que par la fulgurance de sa pensée utopique, la radicalité de son contenu, le retentissement mondial qu’elle connut dans cette décennie 1970, qui fut celle de toutes les remises en cause.

Après celle de l’école (système d’exclusion), celle du pouvoir médical (qui dépossède l’individu de la responsabilité de sa santé) et, plus généralement, la critique globale de la société industrielle, marchande, technologique, de consommation. Du Spectacle, comme disait Debord à peu près au même moment. Avec lui et quelques autres (notamment André Gorz, qui contribua à le faire connaître en France, ou encore René Dumont, ou Jacques Ellul, dont il fut proche ; plus près de nous, un Caillé, l’héritier de Marcel Mauss, un Lipietz), Illich contribua à fonder les bases théoriques de l’écologie politique, d’une politique alternative à cette double impasse productiviste du capitalisme libéral et du socialisme classique. Son maître-livre, la Convivialité (1), est une critique sans concession de « l’organisation de l’économie tout entière en vue du mieux-être [qui] est l’obstacle majeur au bien-être », de l’asservissement de l’homme à l’outil (« l’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place »), de la « surcroissance [qui] menace le droit de l’homme à s’enraciner dans l’environnement avec lequel il a évolué » et un cri d’alarme. Illich nous dit que notre civilisation (ce que nous appelons ainsi, quelle dérision !) est en passe de franchir un seuil au-delà duquel nous entrons dans un processus de crise fatal : « Passé un certain seuil, l’outil, de serviteur devient despote. Passé un certain seuil, la société devient une école, un hôpital, une prison. Alors commence le grand enfermement. Il importe de repérer précisément où se trouve, pour chaque composante de l’équilibre global, ce seuil critique. Alors il sera possible d’articuler de façon nouvelle la triade millénaire de l’homme, de l’outil et de la société. J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » Où l’on voit que le philosophe de Cuernavaca, à la différence d’un Debord qui cultiva jusqu’au suicide son pessimisme noir, ne désespérait nullement de la nature humaine.

Reste que si le terme « convivial » est passé dans le langage courant, qu’on l’utilise à toutes les sauces publicitaires et propagandistes, on s’est bien gardé d’en conserver le sens. On est même toujours allé à contresens.

Citoyen du monde

Illich nié, oublié, effacé ? À première vue, oui. Les années 1980, 1990 ont signé la négation des utopies chaleureuses, le triomphe de la société marchande et technocratique, la victoire de l’outil sur l’homme.

Et le pire, c’est que cette régression s’est accomplie (en France) en grande partie sous l’égide d’une gauche qui n’a toujours rien compris. Ce pourquoi on ne peut pardonner au socialisme mitterrandien sa conversion honteuse au spectacle. Et pourtant, on l’a dit, cet effacement d’Illich (il aura fallu sa mort pour qu’on reparle de lui, y compris ici) n’a pas empêché la diffusion de ses idées dans une fraction croissante de la jeunesse du monde, qu’effare et révolte le désordre établi. Illich, le père de l’antimondialisation ? Voyez comme le terme est inapproprié pour ce citoyen du monde, ce métèque polyglotte, ce Cadet Roussel de la pensée toujours entre ses trois maisons (Cuernavaca, l’université de Pennsylvanie, celle de Brême), et accessoirement, de symposium en conférence, dans bien d’autres lieux encore ! Hervé Kempf rappelle, dans son article du Monde (2), qu’on l’avait récemment revu à Paris lors d’un colloque intitulé « Défaire le développement, refaire le monde ». À la tribune, à ses côtés, José Bové, ce gibier de potence : ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que le porte-parole de la Confédération paysanne fut, en sa jeunesse étudiante bordelaise, l’élève attentif et admiratif de Jacques Ellul (Mamère aussi du reste).

Malgré la pensée unique, cheminement souterrain de la pensée rebelle, transmission des héritages spirituels, vie foisonnante des réseaux et des militances...

Nouveaux réacs (suite)

Je pensais revenir, cette semaine, sur cette querelle des nouveaux réactionnaires, qui continue d’enflammer les gazettes (chaque jour, de nouvelles prises de positions, des plus pertinentes aux plus stupides ; cette semaine, dans le Point, Revel se surpasse !).

Mais au fond, avec Illich, nous restons dans le thème. Ne mériterait-il pas l’infamante étiquette, l’homme qui ose écrire (toujours dans la Convivialité) : « Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction. » (p. 11) ; ou : « Une société qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus grand nombre de gens par la plus grande consommation de biens et de services industriels mutile de façon intolérable l’autonomie de la personne. » (p. 31) ; ou : « La course à la vitesse est une forme de désordre mental. » (p. 67) ; ou encore : « En rendant le développement de la productivité obligatoire et systématique, notre génération menace l’humanité dans sa survie. » (p. 71) ; et toujours : « L’innovation permanente nourrit la croyance qui l’a engendrée, l’illusion que ce qui est nouveau est mieux. Cette croyance est devenue partie intégrante de la mentalité moderne. » (p. 111) ? Ne mériterait-il pas les sarcasmes de nos scientistes d’aujourd’hui (tiens, le cafouilleux Allègre, par exemple, qu’on a entendu réclamer sur un plateau de télé l’incarcération de Bové ; avec Kouchner faisant chorus, salauds !), cet anti-Prométhée qui prétend que « l’homme est un être fragile. Il naît dans le langage, vit dans le droit et meurt dans le mythe. Soumis à un changement démesuré, l’homme perd sa qualité d’homme. » (p. 113) ?

Regardez cette belle tête d’homme libre, ce large sourire d’homme bon, ces yeux qui pétillent d’intelligence. Et n’ayez pas peur d’être réac avec ce type-là, les amis !

Impasse Adam Smith

Et avant de lire (ou de relire) Ivan Illich, dont on annonce la réédition des oeuvres complètes l’an prochain (3), avec un inédit en prime : la Perte des sens, je vous recommande la lecture d’un autre réac qui a oublié d’être con.

Jean-Claude Michéa est prof de philo à Montpellier. Il a déjà écrit plusieurs livres, dont une biographie d’Orwell (4), pour lequel il éprouve une juste admiration. Son dernier ouvrage (5) apporte une réponse à cette question qui nous taraude tous, orphelins de cette gauche si décevante qui a toujours échoué à remplir sa feuille de route, à savoir « rompre avec l’organisation capitaliste de la vie, en substituant à cette dernière une société véritablement humaine, c’est-à-dire libre, égalitaire et décente ». Tout simplement, dit Michéa (à la suite d’Orwell), parce qu’ayant accompli, au cours d’un siècle de luttes, sa tâche historique (la rupture avec la société absolutiste et théocratique), elle ne peut aller plus loin, sauf à renouer avec un socialisme des origines, celui de Pierre Leroux ou des canuts lyonnais. Et donc à tourner le dos aux Lumières, au culte du Progrès, cette source philosophique commune où s’abreuvent la droite libérale et la gauche censée la combattre. « C’est l’existence de cette matrice originelle, commune à la pensée de Gauche et au Libéralisme des Lumières, qui explique selon moi, écrit Michéa, les raisons qui ont toujours conduit la première à valider l’esprit du second sur l’essentiel. » Telle est l’impasse Adam Smith. Pensée décapante, décoiffante, iconoclaste, que nos amis de la défunte gauche plurielle, tous en grossesse de leurs congrès respectifs, devraient se dépêcher d’aller visiter. Histoire de comprendre « le destin d’une époque qui aura vu, sans rire, le drapeau de la révolte tomber progressivement des mains de Rosa Luxembourg dans celles d’une Ségolène Royal ». On cite cette dernière phrase à dessein, pas parce qu’on en voudrait particulièrement à la compagne de François Hollande, mais pour donner un exemple du style de l’auteur, jamais pédant, pas jargonnant pour un sou, clair comme de l’eau de roche et non dénué d’humour. On s’instruit en se régalant !

Voyez que Lindenberg a bien fait de publier son petit bouquin à scandale : ça nous fait des sujets de conversation !


(1) La Convivialité, Le Seuil, 1973.

(2) « La mort d’Ivan Illich, penseur rebelle », le Monde du 5 décembre.

(3) À paraître fin 2003, chez Fayard.

(4) Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995, nouvelle édition 2000.

(5) Impasse Adam Smith, brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 185 p.,