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Origine http://www.velorution.org/articles/173.html
Je résume ici en quelques mots, avant de l’approfondir
plus loin, le cœur de la critique illichienne, dont le concept
clé se nomme « contreproductivité ».
Toute valeur d’usage peut être produite de deux façons,
en mettant en œuvre deux modes de production : un mode autonome
et un mode hétéronome. Ainsi, on peut apprendre en
s’éveillant aux choses de la vie dans un milieu rempli
de sens ; on peut aussi recevoir de l’éducation de
la part d’un professeur payé pour cela. On peut se
maintenir en bonne santé en menant une vie saine, hygiénique
; on peut aussi recevoir des soins de la part d’un thérapeute
professionnel. On peut avoir un rapport à l’espace
que l’on habite fondé sur des déplacements à
faible vitesse : marche, bicyclette ; on peut aussi avoir un rapport
instrumental à l’espace, le but étant de le
franchir, de l’annuler, le plus rapidement possible, transporté
par des engins à moteur. On peut rendre service à
quelqu’un qui vous demande de l’aide ; on peut lui répondre
: il y a des services pour cela.
Contrairement à ce que produit le mode hétéronome
de production, ce que produit le mode autonome ne peut en général
être mesuré, évalué, comparé,
additionné à d’autres valeurs. Les valeurs d’usage
produites par le mode autonome échappent à l’emprise
de l’économiste ou du comptable national. Il ne
s’agit certes pas de dire que le mode hétéronome
est un mal en soi, loin de là. Mais la grande question qu’Illich
eut le mérite de poser est celle de l’articulation
entre les deux modes. Il ne s’agit pas de nier que la production
hétéronome peut vivifier intensément les capacités
autonomes de production de valeurs d’usage. Simplement,
l’hétéronomie n’est ici qu’un détour
de production au service d’une fin qu’il ne faut pas
perdre de vue : l’autonomie. Or l’hypothèse
d’Illich est que la « synergie positive » entre
les deux modes n’est possible que dans certaines conditions
très précises. Passés certains seuils critiques
de développement, la production hétéronome
engendre une complète réorganisation du milieu physique,
institutionnel et symbolique, telle que les capacités autonomes
sont paralysées. Se met alors en place ce cercle vicieux
divergent qu’Illich a nommé contreproductivité.
L’appauvrissement des liens qui unissent l’homme à
lui-même, aux autres et au monde devient un puissant générateur
de demande de substituts hétéronomes, qui permettent
de survivre dans un monde de plus en plus aliénant, tout
en renforçant les conditions qui les rendent nécessaires.
Résultat paradoxal : passés les seuils critiques,
plus la production hétéronome croît, plus elle
devient un obstacle à la réalisation des objectifs
mêmes qu’elle est censée servir : la médecine
corrompt la santé, l’école bêtifie, le
transport immobilise, les communications rendent sourd et muet,
les flux d’information détruisent le sens, le
recours à l’énergie fossile, qui réactualise
le dynamisme de la vie passée, menace de détruire
toute vie future et, last but not least, l’alimentation industrielle
se transforme en poison.
[...]
Ce qui est ici en question est la critique du projet technicien
qui caractérise la société industrielle. J’entends
par là la volonté de remplacer le tissu social, les
liens de solidarité qui constituent la trame d’une
société, par une fabrication ; le projet inédit
de produire les relations des hommes à leurs voisins et à
leur monde comme on produit des automobiles ou des fibres de verre.
L’autoroute, le rein artificiel et l’Internet ne sont
pas seulement des objets ou des systèmes techniques ; ils
trahissent un certain type de rapport instrumental à l’espace,
à la mort et au sens. C’est ce rapport instrumental,
le rêve de maîtrise qu’il recouvre que la critique
se doit d’analyser pour en mesurer les effets délétères.
Car il ne faudrait pas qu’en voulant dominer la nature et
l’histoire par leurs outils, les hommes ne réussissent
qu’à se faire les esclaves de leurs outils.
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