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origine :
http://www.serpsy.org/des_livres/livres_06/yvan_illich.html
Ivan ILLICH,œuvres complètes, 792 p, Préface
par Jean ROBERT et Valentine BORREMANS, Volume 1,Fayard,2003.
Ivan ILLICH,La perte de sens, inédit,360 p,Fayard,2004.
Ivan ILLICH,Œuvre complète, Préface de Thierry
PAQUOT volume 2, 962 p. Fayard,2005.
Le 2 décembre 2002,Ivan ILLICH,le penseur rebelle s’éteignait
en Allemagne à l’age de 72 ans d’un cancer au
cerveau qu’il avait refusé obstinément de soigner.
Quelques articles parurent dans la presse qui donnèrent de
sa vie et de son œuvre une image modérément admirative,
tel l’article d’Hervé KEMPF,paru dans le Monde
du 5/12/ 2002 qui notait que « si les intellectuels patentés
l’ont oubliés, les préoccupations d’ILLICH
continuent d’irriguer un réseau actif de critiques
du développement, et que ses idées restent bien vivantes
».
Voici que les éditions Fayard nous permettent dés
aujourd’hui de disposer de l’ensemble de son œuvre,
auxquelles s’ajoutent des conférences inédites
pour certaines, introuvables pour d’autres.
J’ai lu, et pour certaines d’entre elles relu cet extraordinaire
corpus de 2000 pages dans les pentes arides qui dominent la ville
de Lodève, là où commence le parc des Cévennes,
alternant tantôt ma lecture de travaux de débroussaillage
et de reconstruction, de ces constructions qu’Yvan ILLICH
aurait sans aucun doute défini comme « architecture
vernaculaire [2]» et qu’on désigne comme des
« faïsses »ou des « étagères
»,tantôt de ma présence au « Festival des
voix méditerranéennes » où j’ai
assisté comme tous les ans à l’invasion de la
rue par les poètes et musiciens de tous pays.
Coïncidence heureuse entre cette passion qui est la mienne
de retrouver à travers ces murs de pierre la geste des hommes,
leur fureur de survivre dans l’austérité, de
créer pierre à pierre un univers vivable en retenant
ce qui restait de terre, pas loin d’un couple d’aigle
venu nous rendre visite, les sangliers et les marcassins venus dans
la nuit s’abreuver à la rivière, et cette pensée
d’altitude.
Bonheur absolu de retrouver ILLICH loin des sollicitations de la
vie moderne, de m’adonner à quelque chose de plus qu’une
lecture, une méditation, c’est à dire une pensée
qui n’exclue pas le corps à la peine.
L’ascension que je croyais vertigineuse de ces 2000 pages,
dans une époque où l’on ne prend pas toujours
le temps, cette sorte de pari un peu fou tel que celui que firent
ces hommes venus là il y a quelques siècles, prés
de notre « mazet »,transformer un « pioch[3] »
en terre cultivable, fut en tous les cas un moment particulièrement
heureux.
On va dans l’œuvre d’ILLICH, guidé par
des éditeurs qui ont fait un travail de présentation
et de traduction remarquable(on a affaire tantôt à
des traductions de l’anglais, de l’allemand, de l’américain,
de l’italien)de provocations en provocations, de découvertes
en découvertes.
Comme la plupart, j’avais lu à leur apparition les
grands essais, Némésis médicale, La convivialité,
Une société sans école(une bien mauvais traduction
de Descholing sociéty qui signifie la suppression du monopole
plus que de l’Ecole elle même),Energie et équité[4],
et je croyais avoir une compréhension assez précise
de sa pensée. Pourtant, la mise en présence de la
totalité de son œuvre est apparue là dans sa
profusion et son effervescence, mais aussi sa cohérence jusque
dans ses répétitions, car ILLICH ne craint pas de
revenir sur les mêmes idées, les revisitant, les triturant,
obtenant des mises en perspectives inattendues. On voit sa pensée
évoluer et se préciser dans ce qu ’on a appelé
à tort la deuxième période, celle où
ce chercheur atypique, tournant le dos à son succès
planétaire, a moins publié, mais beaucoup enseigné
et communiqué exerçant une pensée critique
sur ses propres œuvres.
UNE VIE D’ERUDIT ET DE MILITANT
On connaît, ou l’on croit connaître sa biographie.
Ivan ILLICH est né à Vienne en 1926.Né d’une
mère juive et d’un père catholique, il est expulsé
comme bien d’autres en 1941par les lois nazies. Et là
commence un incroyable périple pendant lequel il va accumuler
bien des savoirs qui feront de lui un érudit et un humaniste
accompli.
Il va étudier à Florence, puis entre à l’université
grégorienne du Vatican à Rome, pour devenir prêtre,
fonction qu’il abandonnera à la suite d’un conflit
institutionnel sans perdre aucunement la foi. Il parcourt à
pied l’Amérique Latine. Il arrive aux Etats Unis en
1951 et travaille comme assistant du pasteur d’une paroisse
Portoricaine de New-York.
Entre 1956 et 1960,il est vice-recteur de l’Université
Catholique de Porto-Rico où il met sur pied un centre de
formation pour les prêtres américains qui doivent se
familiariser avec la culture américaine. Il fut co-fondateur
en 1966,avec Valentine BORREMANS du Center For Intercultural Documentation,
le C.I.D.O.C.,à Cuernavaca, Mexico. Le C.I.D.O.C., université
sans hiérarchie sans professeurs et sans diplômes bénéficia
d’une incroyable renommée internationale, alimentée
par les pamphlets publiés par son directeur. Pourtant, fait
surprenant mais bien dans la logique anarchiste de ILLICH, «
cette organisation ferma ses portes en 1976,après une fête
mémorable. Pour lui, ce fut une longue errance qui commença.
Il devint un philosophe itinérant ».
A de solides études de base à la fois philosophique,
historique et théologique et des études de cristallographie,-il
s’intéresse à tout et à toutes les cultures-
ILLICH ajoute une capacité de polyglotte : « Dans sa
famille, il parle le serbo-croate, l’italien, l’allemand,
mais aussi le français, le grec ancien et le latin complètent
sa formation de jeune homme talentueux. Par la suite[…]il
se mit à pratiquer l’espagnol, puis il apprend l’hindi,
suffisamment pour faire des conférences en cette langue,
le portugais, et s’exerce en japonais. »
Dans son sillage, on répertorie de grands noms et de grandes
rencontres. Le bordelais Jacques ELLUL,qui,dés les années
50 dénonça le « système technicien »[5],Philippe
ARIES,l’historien amateur dont il admire l’œuvre
considérable sur l’enfant et la famille[6],Emmanuel
LEVINAS,philosophe de l’éthique, Michel De CERTEAU
trop tôt disparu, René GIRARD,qu’il suit jusqu’à
un certain point, Jacques MARITAIN qui fut son maître respecté,
André GORSZ, Jean-Pierre DUPUY le disciple connu pour ses
travaux sur les systèmes complexes, et bien sûr, Paulo
FREIRE dont on connaît sa « Pédagogie des opprimés
»[7]et ses expériences d’alphabétisation
au Brésil.
UN CHERCHEUR ATYPIQUE
Ce chercheur atypique est à la fois sociologue, prophète,
anthropologue, thérapeute(au sens prosaïque du terme),historien
(spécialiste du Moyen Age et du XII° siècle),
et surtout un talentueux et infatigable lecteur.
ILLICH porte sur notre société occidentale et le
monde moderne un regard terriblement critique éclairé
par sa culture d’érudit et rappelle à qui veut
l’entendre le contenu totalement subversif du message chrétien,
étouffé et perverti par la bureaucratie de l’église.
Croyant, ILLICH le restera jusqu’au bout et malgré
le conflit institutionnel qui le fit quitter la prêtrise,
mais il ne souhaite pas se reposer sur une quelconque attente messianique
d’un monde meilleur ni sur un formatage missionnaire, puisqu’il
dénonce précisément la corruption du christianisme.
L’ensemble des réflexions anthropologiques, historiques,
économiques ont ce point commun de renvoyer à un point
de vue rigoureusement éthique, où l’on rencontre
l’humain dans sa chair-son incarnation dirait ILLICH. En distinguant
le Zoé du Bios, il déplore la perte d’un «
monde commun ». « Pour comprendre la société,
les effets de la « technique » sur ma chair et mes sens
me sont parus plus importants à étudier que ses faits
et méfaits actuels et futurs »(p.159 La perte des sens)
On connaît peu ou prou ce qu’il appelait lui-même
ses « pamphlets »dans lesquels il abordait la première
critique cohérente du professionnalisme, des institutions
et des experts .Réflexion qui aboutit au fameux concept de
« contre-productivité ».Finalement, et bien au
delà des conclusions du fameux Club de Rome attaché
au respect de l’environnement, dénonçant la
production sans limite de biens de consommations, et décrétant
de façon éclatante la nécessaire orientation
moins polluante vers une société des services, celle-ci,
déclare ILLICH, produit des « dégâts collatéraux
»et ravages incalculables, dans les cultures humaines. C’est
ainsi que l’Ecole, à travers son monopole radical,
produit un système d’exclusion. « Les enfants
apprennent à l’école non seulement les valeurs
scolaires mais ils apprennent aussi à accepter ces valeurs
et ainsi, à s’accommoder au système. Ils apprennent
la valeur du conformisme et bien que cet enseignement ne se limite
pas à l’école, c’est là qu’il
se concentre.»Ce monopole radical, qui fonctionne à
propos de la médecine, des transports, de l’Ecole,
de l’énergie, ressemble à un néo-colonialisme
rampant, tel qu’il a pu le voir chez les pauvres, auprès
des communautés d’immigrants porto-ricains et plus
largement dans le monde amérindien, dont il a une connaissance
exacte.
LE LEURRE DU DEVELOPPEMENT
Il reste à interroger le concept de « développement
» et ses différents masques. « Une société
qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus
grand nombre de par la plus grande consommation de biens et de services
mutile de façon intolérable l’autonomie de la
personne ».Critiquant l’utilisation intimidante et faussement
scientifique du mot « entropie » « emprunté
à la physique et suggérant que la dévastation
du monde est une loi qui a commencé avec le Big-Bang »,
ILLICH propose de nommer le phénomène « disvaleur
»,mot qui ne figure pas dans le dictionnaire. Dans l’analyse
courante, le déchet et la dégradation sont «
habituellement considérés comme des effets secondaires
de la production des valeurs. C’est précisément
l’idée contraire que j’avance. Je soutiens que
la valeur économique ne s’accumule qu’en raison
de la dévastation préalable de la culture. »
Aujourd’hui, on fabrique ce qu’il appelle « l’homo
castrensis»(Vol 2 p.759),l’homme cantonné «
qui a perdu l’art d’habiter ».L’art de vivre
lui est confisqué. Il n’a nul besoin de l’art
d’habiter- mais seulement d’un appartement ; de même,
il n’a plus besoin de l’art de souffrir, car il compte
sur l’assistance médicale, et il n’a probablement
jamais songé à l’art de mourir. [8]»
Il y a jusqu’au silence qui a été dérobé
à l’homme, silence auquel le chercheur consacre en
maintes circonstances de forts belles pages, qu’il adresse
aux prêtres-missionnaires qui seront mis en présence
des « pauvres modernisés ».Pour lui, le silence
devrait être inscrit parmi les droits de l’homme qui
méritent une protection légale.
L’ENCLOSURE DES COMMUNS
La banalité du mal ou la non-pensée, illustrée
par les travaux de Hannah ARENDT(cités d’ailleurs par
ILLICH)va plus loin qu’un simple constat de raréfaction
de sens. Elle est liée à la fameuse erreur technologique
et au monopole des besoins. On voit s’avancer depuis le XII°
siècle- l’historien va toujours chercher très
loin- cette technicisation du monde, cette gestion monopolistique
des besoins humains. L’auteur prend l’exemple précis
des « communs »(le terme anglais « commons »,en
français communaux, en allemand « Allmende »
ou « Gemheinheit », en italien « gli usi vivia
»),qui ont été peu à peu affecté,
à partir du XIII°siècle, au pouvoir central ou
introduit dans l’économie de marché, et leur
« enclosure ».Ces « communs »[9],ce sont
ces espaces non-signifiés, non appropriés ni affectés
tels que le « four banal »,la forêt où
l’on avait le droit de ramasser du bois mort et des plantes
médicinales, le lieu de pêche et le droit de pêcher,
le pré communal et le droit de faire paître les bêtes
qu’on appelait le « petit arpent du bon Dieu »
associés à des pratiques de tolérances mais
aussi de solidarité tel que le glanage, le grappillage, l’aide
gratuite aux récolte de la veuve ou la réparation
gratuite de ses outils chez le maréchal ferrant, qui liaient
l’individu dans une éthique de responsabilité.
Les rues elles même ont subies cette transformation. «
Autrefois, nous dit ILLICH,elles étaient destinées
avant tout à ceux qui les peuplaient .On y grandissait ,on
y apprenait à y affronter et maîtriser son existence.
Puis les rues reçurent tracé neuf et rectiligne et
un aménagement approprié à la circulation des
véhicules. Et cette transformation est survenue longtemps
après que les écoles se multiplient pour accueillir
les jeunes ainsi chassés des rues » L’ «
enclosage » des communaux ou communs inaugure un nouvel ordre
écologique. Il marque un changement radical dans les attitudes
de la société envers l’environnement, puisque
chacun n’est plus responsable que de ce qu’il possède…ou
des terres auquel lui-même appartient, mouvement qui s’accéléra
à la Révolution Française.
PERTE DE SENS, PERTE DE LANGUE
« Les hommes modernes sont tellement terrorisés par
le réel dit il dans La perte des sens, qu’ils se livrent
à d’atroces débauches d’images et représentations
afin de ne pas les voir ».Cette aliénation-le terme
n’est pas d’ILLICH-commence par la langue. Il y a lieu,
nous dit-il, de distinguer la langue « vernaculaire »
de ce qu’il appelle la « langue maternelle enseignée
» qui est une fiction de langue. Cette langue enseignée
par « l’alma mater »-d’abord ce fut l’église,
puis l’état prit le relais à travers ses institutions
scolaires-participe avant tout d’une déperdition du
capital de savoirs linguistiques, qui, dans les sociétés
pauvres, fut de tous temps considérables. « Encore
aujourd’hui, nous dit-il, les pauvres de toutes les nations
non industrialisées sont polyglottes. Mon ami l’orfèvre
de Tombouctou s’exprime en songhaï, écoute une
radio où l’on parle bambara, dit pieusement et avec
une compréhension passable ses cinq prières en arabe,
fait ses affaires au souk en deux sabirs, converse en français
acceptable qu’il a appris à l’armée, -et
pas une de ces langues ne lui a été enseignée
suivant les règles. Et plus loin encore : « les communautés
où prédomine le monolinguisme sont rares, sauf dans
trois genres de sociétés :les communautés tribales
qui ne sont pas sorties du dernier stade du néolithique,
les communautés qui ont longtemps subi des formes exceptionnelles
de discrimination et les citoyens des Etats -Nations qui bénéficient
depuis plusieurs générations de la scolarité
obligatoire. C’est une pensée typique de la bourgeoisie
que de croire que la majorité des populations sont monolingues
comme elle ».ILLICH,tout au long de son œuvre, va s’intéresser
au langage, en tant qu’outil, mais aussi à la lecture,
s’interrogeant sur le passage très important de la
lecture orale à la lecture silencieuse, grâce à
la découverte de la « mise en page » moderne
et de la ponctuation, au moins aussi fondamentale pour la compréhension
que la découverte de l’imprimerie par un certain Johannes
GENSFLEISCH alias GUTEMBERG vers les années 1440.Comme toujours,
ce qui l’intéresse, à travers l’étude
des techniques, c’est l’évolution des sensibilités,
les modifications dans les représentations du monde et les
phénomènes de déculturations qui ont suivi,
car une découverte entraîne avec elle et dans son sillage
à la fois un gain et une perte, elle modifie la sensibilité
des hommes, leur concept, mais aussi leur « percept ».Comme
toujours, l’historien et sociologue, grâce à
une érudition vertigineuse, éclaire des étapes
à grandes enjambées, des durées inhabituelles,
d’immenses perspectives qui recouvrent des siècles.
UN SYSTEME DE REDUCTION DE LA DIVERSITE
Dans « Le travail fantôme »,cette tentative de
faire apparaître des économies occultes dans l’économie
officielle, et de rompre avec une des représentations dépassées
du travail salarié dont il nous rappelle que l’apparition
dans le monde moderne fut récente, on peut observer cette
façon de mener une recherche, qui met en rapport des évènements
ou des phénomènes apparemment très éloignés.
Ces derniers modifièrent la face du monde :le départ
de COLOMB qui prit la mer à Palos le 3 août 1492,après
bien des négociations avec la Reine d’Espagne, eut
lieu pendant qu’un illustre inconnu, du nom de Elio Antonio
de NEBRIJA inventait la « grammatica castellana »imprimée
à Salamanque. Il nous montre qu’il s’agit là
de deux modes de colonisation, sans doute complémentaires
de la culture. Le grammairien « converso »-descendant
de juifs convertis-estima que le latin s’était corrompu,
que le grec et l’hébreux devaient rester des langues
savantes, et il met en place « un système de réduction
scientifique de la diversité dans tout le royaume ».Dans
ses adresses aux Rois catholiques, il expose le rapport entre la
maîtrise d’une langue commune et le rôle de l’épée.
L’illustre grammairien espagnol fut sans doute un précurseur
de notre Louis XIV et de ses dragonnades, qui préconisa après
l’abrogation de l’édit de Nantes, de pourchasser
les « religionnaires » protestants, au nom de la règle
« une foi, une Loi, un Roi ».
LA DISLOCATION DU GENRE ET LA PENSEE VERNACULAIRE
Le fait de scruter interminablement les petits, les infimes gestes
des hommes, et de les mettre en perspectives, dans une archéologie
savante, d’observer la façon de parler ou la façon
de se taire(il apprécie beaucoup les travaux de Michel FOUCAULT,mais
aussi d’Yvonne VERDIER « Façon de dire, façon
de faire[10] »),de baptiser ses cloches[11] ou de se soigner,
le conduira à aborder une question sensible qui jettera sur
lui des bataillons de féministes. Si Simone de BEAUVOIR[12]
à montré de façon éclatante pour son
époque qu’ « on n’est pas femme, on le
devient »,il montre de façon inversée que l’on
n’est pas d’avantage homme sans passer par une savante
constitution identitaire, le formatage culturel des « genres
» étant à reconsidérer de façon
commune et solidaire. Il y a une façon de penser, de gérer
le temps et l’espace qui est propre à l’homme
ou à la femme. Même les outils sont dotés d’un
genre. Comme la pensée vernaculaire, « cet aspect du
monde restera à jamais, dit-il, dans l’angle mort de
la vision des hommes »Selon lui, notre psychologie et notre
anthropologie sont sexistes, précisément parce qu’elles
ne prennent pas en compte cette distinction anthropologique majeure.
Dans ce sens, une évidence est à revisiter, cette
idée que nous allons vers plus d’égalité
en rejetant une société qui serait patriarcale. Pour
lui, le patriarcat -l’attribution d’un moindre prestige
aux femmes dans certains pays - n’est pas à l’origine
du sexisme, qui n’a jamais été aussi florissant,
l’inégalité des hommes et des femmes devenant
de plus en plus patente malgré toutes les lois qui devraient
réguler le système. Remontant l’histoire il
nous montre comment la question du « genre » a fonctionné
à travers les ages, ses généralités
et ses exceptions jusqu’au XIX° siècle industriel,
qui lui substitua un modèle de soit disant indifférenciation
qui produisit un effet d’exploitation accrue pour les femmes,
qui durent mettre à la disposition du ménage un excès
de travail non reconnu (la mécanisation de la « ménagère
»n’a pas contribué à sa libération).
Il illustre ce fait par une quantité étourdissante
de référence mondiales qui montrent que loin de garantir
l’égalité homme et femme, on voit s’accentuer
les écarts dans toutes les parties du monde. Sur ce sujet,
ILLICH met à mal les représentations habituelles,
en nous montrant que par principe, le recours à l’égalité
des sexes qui se présente aujourd’hui comme une évidence
est typique de la pensée marchandisée, industrielle,
qui produit des « disvaleurs », substantifie et uniformise
les genres, ramenant la différence sexuelle à un constat
biologique incontournable. .« Le sexisme est une dégradation
individuelle, jusque là impensable de la moitié de
l’humanité, s’appuyant sur des critères
biologiques »Car l’ « homo économicus »
est avant tout sexiste.
LE MONDE INDUSTRIEL N’A PLUS DE MEMOIRE
Mon séjour d’été s’est terminé
et, revenu à la ville, j’ai refermé les trois
volumes de la pensée d’ILLICH,avec le sentiment d’une
rencontre inachevée. Il me restait à digérer
cette lecture stimulante d’un penseur que je redécouvrais
littéralement et avec lequel je venais de vivre une certaine
intimité. Dans ma vie d’éducateur puis de chercheur,
depuis ma rencontre avec Fernand DELIGNY,dans ces mêmes Cévennes,
il y a trente ans, j’avais reçu rarement de telles
leçons d’autonomie. Comme ce dernier, ILLICH disait,
mais à sa façon, que les institutions ne sont pas
défendables en tant que telles, ou plutôt qu’elles
nous attirent, nous entraînent, nous font perdre notre faculté
de juger, que trop souvent, la démarche professionnelle ou
d’expertise n’a que les apparences rituelles de la rationalité.
Je me mis à comprendre la distinction entre « Science
for people » et « Science by people », «
Science de l’homme » et « Science par l’homme
».Puis, je recherchais dans les vieux numéros de revues
les traces des derniers Forums altermondialistes et du M.A.U.S.S.[13]
Mais je repensais aussi à mon enfance vécue dans
une rue d’une petite ville d’Occitanie qui résonnait
du matin jusqu’au soir de nos cris, de nos chants et de nos
jeux. J’entendais le bruit de l’enclume du maréchal
ferrant où les hommes se retrouvaient pour des conciliabules
sans fin. J’imaginais les commérages chez les épiciers,
dans le territoire des femmes.
Je revoyais la pesée du pain et à la tranche que
la boulangère ajoutait dans mes mains d’enfant quand
il n’y avait pas le poids, précaution qui aujourd’hui
a été remplacée par la présentation
du pain sous papier protecteur, comme si les valeurs d’hygiène
s’étaient substituées à celles d’équité.
Je voyais le facteur, beau dans son uniforme comme un représentant
de l’Etat en mission chez les pauvres, faire ses deux tournées
par jour et monter les étages pour payer les pensions et
les mandats. On entendait le pas de chevaux et des roues qui grinçaient
sous leur frein dans la côte de la rue que nous habitions,
non loin de la gare. Nous écoutions le chanteur des rues,
avec seul son porte-voix chanter des chansons de Tino Rossi qui
faisaient venir vers lui, jetées des balcons des piécettes
de trois sous. On voyait les bandes d’enfants petits et grands
préparer des jours durant les feux de la Saint Jean dans
les rues du quartier qui restaient un territoire pour nos jeux.
Je me souviens de petits savoirs qui se transmettaient entre nous
pour récupérer des osselets chez le boucher, transformer
un noyau d’abricot en sifflet, fabriquer des frondes inusables
sculptées dans des branches au couteau, l’économie
souterraine qui concernait les achats de bille et les échanges
de calots, à laquelle il fallait s’initier pour trouver
dans les bandes et dans la classe, sa place d’enfant.
Je découvrais-mais avais-je oublié ?-que ma génération
était issue d’une culture désormais engloutie,
remplacée en un demi-siècle par une économie
de marché qui s’était emparé de la rue
et de la fête, du travail, des loisirs et de l’enfance,
prétendant répondre aux besoins de tous, imaginant
même des jeux des jouets pour les enfants de tous les ages.
Bientôt, on trouverait les traces de mon enfance volée
dans les musées de traditions populaires.
RETOUR A LA NORMOPATHIE AMBIANTE OU LE DISCOURS D’EFFICACITE
Je compris avec ILLICH,mais aussi Jacques ELLUL son inspirateur,
que la question posée n’était pas seulement
le résultat d’une nostalgie romantique, mais une question
essentiellement politique. C’était bien plus qu’une
pincée de mémoire qui s’était effondrée
mais une manière de penser, de respirer et de vivre, une
façon d’être autonome et d’habiter la rue
et la ville, qui m’avaient été dérobées,
définitivement intransmissible, et dont les générations
à venir ne connaîtraient plus la saveur(ce que ILLICH
désignait comme « la sapientia »).Et surtout
la société moderne nous faisait croire que cette dévastation
etait une fatalité regrettable et nécessaire, à
mettre à l’actif de l’inévitable progrès.
A la ville, des kilos de journaux à peine lus m’attendaient,
le tri de mes e-mails et de mon répondeur, en même
temps que le flot habituel d’informations apportées
par la radio et la télé. Dans le Monde du 8 juillet
pas encore ouvert, un article attira mon attention. Il s’agissait
de la présentation de Klauss KLIENFELD,P.D.G.de Siemens,
qui déclarait sur une demi-page : « le nerf de la guerre,
c’est l’innovation.75% de nos produits ont moins de
5 ans. »Et il ajoutait : « Nous employons 45000 ingénieurs
dans trente pays et consacrons plus de 5 milliards d’euros
par an à la recherche et au développement. Il faut
regarder ce que font nos concurrents mondiaux ou ce que veulent
les consommateurs et voir ce qu’on peut apporter au marché,
au prix que le consommateur est prêt à payer. L’article
rappelait que ce groupe, crée en 1847 était présent
dans les secteurs suivants : « l’énergie, les
transports, l’information, la communication, le médical
», sujets même de tous les livres d’ILLICH sans
exception. Je n’ai pu m’empêcher de considérer
ce texte avec l’ironie du sociologue qui préférait
la controverse à la polémique, mais qui souhaitait
surtout se battre avec ce que Valentine BORREMANS appelait les «
confusions de haut niveau ».
Dans Le travail fantôme (vol.2,p.177-178),je trouvais cette
première phrase : « Etant historien, j’éprouve
toujours beaucoup de méfiance à l’égard
de ce qu’on dit entièrement nouveau. Si je ne puis
trouver de précédents à une idée, je
subodore aussitôt qu’elle pourrait être absurde.
Si je ne puis trouver dans le passé quelqu’un de connaissance
avec qui je puisse imaginairement discuter de ce qui m’étonne,
je me sens très seul, prisonnier de mon temps et de mon horizon
limité. »
Puis, plus loin, cette réflexion à propos du développement:
« J’explore une politique de renoncement grâce
auquel le désir pourrait s’épanouir et les besoins
décliner ».
Finalement, je ne suis pas sûr qu’on ait vraiment le
désir de se confronter aujourd’hui à la pensée
de ce chercheur à contre-courant. Sans doute aura-t-on recours
à lui dans une, deux, trois générations, dés
lors que les hommes voudront éviter l’inéluctable.
Alors une pensée du développement devra intégrer
obligatoirement une spiritualité ou à tout le moins
des principes éthiques.
Jean-François GOMEZ [1]
Notes
[1] Jean-François GOMEZ, Educateur spécialisé,
docteur en Sciences humaines et chercheur en travail social. Derniers
livres parus, « Un éducateur dans les murs, poème
antipédagogique pour le XXI° siècle »2°
édition, Téraedre, 2004,« Handicap, éthique,
et institution »Dunod,2005. Mail :j-f.gomez (at) libertysurf.fr
[2]Suivant ILLICH, « En latin vernaculum désignait
tout ce qui était élevé, tissé, cultivé,
confectionné à la maison, par opposition à
ce que l’on se procurerait par l’échange »p.152,vol.
2.
[3] En occitan, une terre remplie de cailloux et peu accessible
à la culture.
[4]Energie et équité, Le Seuil,1973, traduit de l’allemand
est sans doute l’un des essais les plus cités de ILLICH
par les écologistes. Le sociologue montre que l’automobile
est un monstre chronophage qui ne fait pas gagner de temps, mais,
au contraire oblige l’occidental moyen à travailler
4 heures par jour avec un résultat de moindre éfficacité
qu’un simple vélo. En annexe, Jean-Pierre DUPUY reprend
les arguments développés, en concluant sur les raisons
apparemment obscures qui nous font persister dans l’erreur,
les moyens de notre sociétés produisant à leur
tour des besoins.
[5] Jacques ELLUL,Le système technicien, Calman-Levy, Paris,1977.
[6] Philippe ARIES,L’enfant et la vie familiale sous l’ancien
régime, Seuil, Point histoire, Paris,1975.
[7] Paulo FREIRE,Pédagogie des opprimés, Maspéro,
Paris 1974.
[8] A propos de l’accompagnement à la mort, on lira
les pages magnifiques qu’il adresse à une congrégation
religieuse qui concerne « la mort ratée » d’une
amie devenue, par la surdité de son entourage à accepter
sa mort, « un vieillard socialisé »ce qu’il
appellera plus loin le « senex économicus ».(«
Longévité posthume,107-119,in La perte des sens).
[9] Voir la revue ECOREV, revue critique d’écologie
politique. Article « l’enclosure des communs »,
samedi 17 avril 2004.
[10] Yvonne VERDIER,façons de dire, façons de faire,
La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard,1979.
[11] On peut lire dans l’article « Le haut parleur
sur le clocher et le minaret » p.122 et suivantes de «
La perte des sens », une étude anthropologique des
cloches éblouissante de virtuosité. ILLICH y évoque
la bénédiction des cloches, la cérémonie
de leur parrainage, leurs pouvoirs curatifs, les légendes
auxquelles elles sont attachées, telle celle qui affirme
que la nuit de Saint Jean, les cloches noyées sortaient des
marécages et des étangs, le « manteau acoustique
» dont elle dotait chaque paroisse, le marquage rituel du
temps, les couvre-feu et les angelus.
[12] Simone de Beauvoir Le deuxième sexe,1-L’expérience
vécue,2-les faits et les mythes, Paris, Gallimard,1949.
[13] Cultures en Mouvement, Sciences de l’Homme, n°62,L’Autre
mondialisation en Marche, n°45 in article de David GRAEBER,Marcel
MAUSS et la critique de l’économisme, informations
sur le M.A.U.S.S.,mouvement anti-utilitariste dans les Sciences
Sociales.
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