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Origine : http://www.ibe.unesco.org/publications/ThinkersPdf/illichf.PDF
Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle
d'éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international
d'éducation), vol. XXIII, n° 3-4, 1993, p. 733-743. UNESCO
: Bureau international d'éducation, 2000. (Ce document peut
être reproduit librement, à condition d'en mentionner
la source).
IVAN ILLICH (1926 2002) Présentation par Marcela Gajardo
Présenter un pédagogue comme Ivan Illich n'est pas
chose facile. Illich est tout d'abord un penseur qui se situe dans
un contexte historique particulier, celui des années 60 -
période caractérisée par une critique radicale
de l'ordre capitaliste et de ses institutions sociales, et notamment
de l'école.
C'est aussi une personnalité complexe. On disait à
l'époque qu'Ivan Illich était un homme intelligent
qui aimait à s'entourer de gens intelligents et qu'il lui
était difficile de dissimuler son mépris à
l'égard des personnes qu'il trouvait stupides. Il pouvait
tout à la fois se montrer extrêmement cordial et tourner
brutalement en ridicule ceux qui l'interpellaient. Travailleur infatigable,
polyglotte, cosmopolite, il professait des idées, que ce
fût sur l'Eglise et son évolution, sur la culture et
l'éducation, sur la médecine ou sur les transports
dans les sociétés modernes, qui toutes suscitèrent
des controverses qui finirent par faire de lui une des figures emblématiques
de l'époque.
Cependant, Illich lui-même provoquait en partie la polémique
par sa personnalité, son style, ses méthodes de travail
ou le radicalisme de ses idées. Pour les spécialistes
de l'éducation, Ivan Illich est le père de l'éducation
sans école, l'auteur qui condamne sans appel le système
scolaire désigné comme l'une des multiples institutions
publiques qui exercent des fonctions anachroniques, ne s'adaptent
pas à la rapidité des changements et ne servent qu'à
stabiliser et à protéger la structure de la société
qui les a produites.
Origine et destin
Prêtre défroqué, Illich, né à
Vienne en 1926, fit ses études dans des établissements
religieux de 1931 à 1941. Expulsé en vertu des lois
antisémites qui le touchaient par son ascendance maternelle,
il termina ses études secondaires à l'Université
de Florence pour ensuite faire de la théologie et de la philosophie
à l'Université grégorienne de Rome et, ultérieurement,
obtenir un doctorat d'histoire à l'Université de Salzbourg.
Alors que le Vatican le destinait à la carrière diplomatique,
Illich opta pour la prêtrise et fut nommé vicaire d'une
église paroissiale irlandaise et portoricaine à New
York. Il séjourna dans cette ville de 1951 à 1956.
En 1956, il quitta New York pour assumer la fonction de vice-recteur
de l'Université catholique de Ponse à Porto Rico.
L'intérêt qu'il portait au développement de
ce qu'il appelait la « sensibilité interculturelle
» l'amena à créer, peu de temps après
sa nomination, l'Instituto de Communicación Intercultural.
Cet institut, qui fonctionnait seulement durant les mois d'été,
avait pour mission d'enseigner l'espagnol à des ecclésiastiques
et à des laïcs américains qui seraient appelés
par la suite à travailler parmi les Portoricains émigrés
dans les villes d'Amérique du Nord. Bien que l'apprentissage
de l'espagnol constituât une partie importante des activités
de l'institut, Illich insistait sur le fait que le programme était
essentiellement destiné à développer, chez
des personnes appartenant à des cultures différentes,
l'aptitude à percevoir la signification des choses.
Ses relations avec l'Université de Ponse prirent fin en
1960 à la suite d'un désaccord avec l'évêque
du diocèse, celui-ci ayant interdit aux catholiques du lieu
de voter pour un candidat à la charge de gouverneur qui se
déclarait partisan du contrôle des naissances. De retour
à New York, il accepta une chaire de professeur à
l'Université de Fordham. Dans le même temps, poursuivant
sa démarche en matière de développement et
de renforcement des relations interculturelles, Illich fonda, en
1961, le Centre interculturel de documentation (CIDOC) à
Cuernavaca (Mexique).
Le CIDOC, conçu au départ pour former des missionnaires
américains travaillant en Amérique latine, se transforma,
au fil du temps, en un centre para-universitaire où, par
ailleurs, étaient mises en pratique les idées d'Illich
sur une éducation déscolarisée.
Depuis l'année de sa création jusqu'au milieu des
années 70, le CIDOC fut un lieu de rencontre pour de nombreux
intellectuels américains et latino-américains qui
réfléchissaient au problème de l'éducation
et de la culture. Le centre proposait des cours d'espagnol ainsi
que des ateliers sur des thèmes sociaux et politiques. Il
possédait, en outre, une bibliothèque prestigieuse,
et Illich dirigeait personnellement des séminaires consacrés
aux alternatives institutionnelles dans la société
technologique. C'est de cette époque que datent les fameux
débats passionnés entre Paolo Freire et Ivan Illich
sur l'éducation, la scolarisation et la conscientisation
ainsi que les dialogues entre Illich et d'autres spécialistes
de l'éducation, tous préoccupés de trouver
des moyens éducatifs permettant de transformer chaque moment
de la vie en une occasion d'apprendre, et ce, généralement,
en dehors du système scolaire.
La notoriété d'Illich, qui remonte à cette
période, est liée au départ à la critique
qu'il fait de l'Eglise institutionnelle, définie par lui
comme une grande entreprise qui forme et emploie des professionnels
de la foi pour assurer sa propre reproduction. Il extrapole ensuite
cette vision à l'institution scolaire et développe
la critique qui devait le mener, pendant quelques années,
à travailler sur sa proposition de société
sans école. Ses opinions sur la débureaucratisation
de l'Eglise dans le futur et sur la déscolarisation de la
société firent rapidement du CIDOC un lieu de controverses
religieuses, ce qui explique que Illich sécularisa le centre
en 1968 et abandonna le sacerdoce en 1969.
Pendant cette période, Illich élabore ce que l'on
pourrait appeler sa pensée éducative, publiant entre
la fin des années 60 et le milieu des années 70 ses
principaux ouvrages dans le domaine de l'éducation. Ultérieurement,
il change de perspectives et passe de l'analyse des effets de la
scolarisation sur la société à celle des problèmes
institutionnels dans les sociétés modernes.
Vers le milieu des années 70, bien que continuant à
résider au Mexique, Illich adresse ses écrits à
la communauté universitaire internationale et prend progressivement
ses distances avec l'Amérique latine. A la fin de cette décennie,
le philosophe et pédagogue quitte définitivement le
Mexique pour s'installer en Europe.
L'oeuvre d'Illich dans le domaine de l'éducation
CRITIQUE DE L'ÉCOLE ET DÉSCOLARISATION DE
LA SOCIÉTÉ
Les écrits d'Ivan Illich en matière d'éducation
sont, d'une part, des recueils d'articles et d'interventions publiques
reproduits en plusieurs langues et, d'autre part, des ouvrages portant
sur des thèmes comme l'éducation, la santé,
les transports ainsi que sur les formes possibles de réorganisation
de la société future, ouvrages, eux aussi, diffusés
à l'échelle internationale.
Son fameux texte, « L'école, cette vache sacrée
», (CIDOC, 1968), inaugure la série de ses travaux
dans le domaine de l'éducation. Il contient une violente
critique de l'école publique dont il dénonce la centralisation,
la bureaucratie interne, la rigidité et, surtout, les inégalités.
Plus tard, ces idées initiales seront développées
et approfondies dans l'ouvrage intitulé En América
Latina, ¿para qué sirve la escuela? (1970) (A quoi
sert l'école en Amérique latine ?).
Ces deux écrits trouvent leur aboutissement dans ce qui
est considéré comme l'une des oeuvres majeures d'Illich,
à savoir Une société sans école, qui
a été publié initialement en anglais (1970)
et plus tard en espagnol (1973). Dans ce livre, il développe
quatre idées centrales qui imprègnent l'ensemble de
son discours sur l'éducation : - l'éducation universelle
par la scolarisation n'est pas viable, et elle ne le serait pas
davantage si l'on tentait d'y accéder par le biais d'alternatives
institutionnelles élaborées sur le modèle du
système scolaire actuel ; - ni de nouvelles attitudes des
maîtres envers leurs élèves, ni la prolifération
de nouveaux outils et de nouvelles méthodes, ni une extension
de la responsabilité des enseignants à tous les aspects
de la vie de leurs élèves ne conduiront à l'éducation
universelle ; - à la recherche actuelle de nouvelles méthodes
de « gavage », il faut opposer une autre recherche qui
soit son antithèse institutionnelle : la mise en place de
réseaux éducatifs qui augmentent les chances d'apprendre,
de partager, de s'intéresser ; - il ne suffit pas de déscolariser
les institutions du savoir, il faut aussi déscolariser l'ethos
de la société.
L'intérêt d'Illich pour l'école et les processus
de scolarisation apparaît à l'époque où
il travaille à Porto Rico et, plus particulièrement,
quand il côtoie des enseignants américains inquiets
de l'orientation qu'ils voient prendre aux écoles publiques
de leur pays. C'est Illich lui-même qui relève ce fait,
signalant dans l'introduction à Une société
sans école qu'il doit à Everett Reimer l'intérêt
qu'il porte à l'éducation publique : « avant
notre première rencontre à Porto Rico en 1958, il
ne m'était jamais venu à l'idée de mettre en
doute la nécessité de développer l'enseignement
obligatoire. Or, c'est ensemble que commença de nous apparaître
une vision différente de la réalité : le système
scolaire obligatoire représente finalement pour la plupart
des hommes une entrave au droit à l'instruction » 1.
Scolarisation et éducation deviennent dès lors pour
le philosophe des concepts antinomiques. Ainsi se met-il à
dénoncer l'éducation institutionnalisée et
l'institution scolaire en tant que productrices de marchandises
ayant une valeur d'échange déterminée dans
une société où ceux qui profitent le plus du
système sont ceux qui disposent d'un capital culturel initial.
LES MYTHES LIÉS À L'ÉCOLE
A partir de ce postulat général, Illich soutient
que le prestige de l'école en tant que pourvoyeuse de services
éducatifs de qualité pour la population dans son ensemble
repose sur une série de mythes qu'il définit comme
suit : Le mythe des valeurs institutionnalisées
Ce mythe, selon Illich, est fondé sur la croyance que le
processus de scolarisation produit quelque chose ayant une valeur
et, par conséquent, génère une demande. Ainsi,
on prétend que l'école produit des apprentissages
et que son existence engendre une demande de scolarité. Toujours
selon Illich, l'école enseigne que le résultat de
la fréquentation scolaire est un apprentissage qui a une
valeur, que la valeur dudit apprentissage augmente avec la quantité
d'informations qu'il contient, que cette valeur est mesurable et
qu'elle est attestée par des grades et des diplômes.
Pour Illich, au contraire, l'apprentissage est l'activité
humaine qui nécessite le moins l'intervention de tiers, la
majeure partie de l'apprentissage n'est pas la conséquence
de l'instruction mais le résultat d'un rapport de l'apprenant
avec un milieu qui a un sens, alors que l'institution scolaire lui
fait croire que son développement cognitif personnel dépend
nécessairement de programmes et de manipulations complexes.
Le mythe des valeurs étalonnées
Selon Illich, les valeurs institutionnalisées dont l'école
imprègne les esprits sont des valeurs quantifiables. Pour
lui, en revanche, le développement personnel n'est pas mesurable
à l'aune de la scolarité. Une fois que les individus
ont accepté l'idée que les valeurs peuvent être
produites et mesurées, ils tendent à accepter toutes
les classifications hiérarchiques. « Les hommes qui
s'en remettent à une unité de mesure définie
par d'autres pour juger de leur développement personnel,
écrit Illich, ne savent bientôt plus que passer sous
la toise. Il n'est plus nécessaire de les mettre à
leur place assignée, il s'y glissent d'eux-mêmes, ils
se font tout petits dans la niche où leur dressage les a
conduits » et, relevant du même processus, ils mettent
aussi leurs semblables à la place qui leur revient, «
toute chose et tout être » devant « s'assembler
sans heurts ».
Le mythe des valeurs conditionnées
L'école vend des programmes, dit Illich, et le résultat
de ce processus de production s'apparente à n'importe quel
autre marchandise moderne de première nécessité.
Le distributeur-enseignant livre le produit fini au consommateur
(l'élève), dont les réactions sont soigneusement
étudiées et mises en fiches, afin de disposer des
données nécessaires à la conception du modèle
suivant qui pourra être « sans système de notation
», « conçu pour l'élève »,
« audiovisuel » ou « regroupé autour de
centres d'intérêts ».
Le mythe du progrès éternel
Illich ne parle pas seulement de consommation mais aussi de production et de
croissance. Il établit un lien entre ces éléments
et la course aux qualifications, aux diplômes et aux certificats,
car, plus grandes sont les qualifications éducatives, plus
grandes sont les possibilités d'accéder à de
meilleurs emplois sur le marché du travail. Pour Illich,
« c'est là un mythe sur lequel repose en grande partie
le fonctionnement des sociétés de consommation, son
maintien jouant un rôle important dans la régulation
permanente. Si ce mythe s'effondrait, cela compromettrait non seulement
la survie de l'ordre économique construit sur la coproduction
de biens et de demandes mais encore celle de l'ordre politique construit
sur l'Etat-nation dans lequel les étudiants sont (...) des
consommateurs- élèves auxquels on enseigne à
adapter leurs désirs aux valeurs commercialisables sans que,
dans ce circuit de progrès éternel, cela puisse jamais
conduire à la maturité » 3.
Enfin, Illich fait observer que l'école n'est pas la seule
institution moderne dont la finalité première est
de modeler la vision que l'homme a de la réalité.
Y contribuent également d'autres facteurs - origine sociale,
milieu familial, médias et modes diffus de socialisation
-- qui, entre autres, jouent un rôle clé dans la formation
des comportements et des valeurs. Pour Illich, toutefois, l'école
est l'institution qui asservit de la manière la plus profonde
et la plus systématique, puisque c'est à elle qu'est
assignée la fonction de former le jugement critique, fonction
que, paradoxalement, elle tente d'accomplir en faisant en sorte
que l'apprentissage -- qu'il s'agisse de la connaissance de soi,
des autres ou de la nature - dépende d'un processus préfabriqué.
Dans son style polémique et provocateur, Illich souligne
qu'à son sens « l'école nous atteint de manière
si intime que personne ne peut espérer s'en libérer
par un moyen externe » 4. Et il ajoute : « La scolarité,
la production du savoir, la commercialisation du savoir, toutes
choses qui constituent l'école, trompent la société
en lui faisant croire que le savoir est hygiénique, blanc,
respectable, désodorisé, produit par le cerveau humain
et stocké. Je ne vois aucune différence dans le développement
de ces attitudes envers le savoir entre les pays riches et les pays
pauvres. En intensité oui, bien sûr. Mais ce qui m'intéresse
beaucoup plus c'est d'analyser l'influence occulte de la structure
scolaire sur une société ; or, cette influence, je
constate qu'elle est la même ou tend à être la
même, pour être plus précis. Peu importe la structure
des programmes explicites, peu importe si l'école est publique,
s'il s'agit d'un Etat où l'école est exclusivement
publique ou d'un Etat où les écoles privées
sont tolérées, voire favorisées. Cette influence
est la même dans les pays riches et dans les pays pauvres,
et on pourrait la décrire de la manière suivante :
si, dans une société, on prétend que ce rite
qu'est la scolarité sert l'éducation (...), les membres
de cette société, où la scolarité est
obligatoire, apprennent que l'autodidacte peut être rejeté,
que l'apprentissage, l'accroissement des capacités cognitives
passent par la consommation de services revêtant une forme
industrielle, planifiée, professionnelle (...). Ils apprennent
que l'apprentissage est une chose plus qu'une activité. Une
chose qui peut être accumulée et mesurée et
qui permet aussi de mesurer la productivité de l'individu
dans la société. Autrement dit, sa valeur sociale...
» 5.
C'est de cette analyse que découlent les stratégies
qu'Illich propose en vue de la déscolarisation de l'éducation
et de l'enseignement. Ces stratégies, qu'il a lui-même
expérimentées avec des jeunes et des adultes dans
le cadre des ateliers et des activités du CIDOC à
Cuernavaca, sont évoquées plus loin.
LA CONVIVIALITE
Les ouvrages qui succèdent à Une société
sans école transcendent l'éducation pour s'inscrire
dans une perspective plus large de réorganisation de la société
et du travail en fonction des besoins de l'homme. Tel est le cas
de La convivialité (1974), de Énergie et équité
(1974) et de Némesis médicale. L'expropriation de
la santé (1975).
Dans les deux derniers écrits, l'auteur soutient que, de
même que l'école « déséduque »,
la médecine institutionnalisée finit par constituer
un grave problème pour la santé. Némesis médicale
et Energie et équité rendent compte de sa pensée
à cet égard. Avec ces ouvrages, Illich s'éloigne
de l'éducation et de l'école pour aborder les problèmes
politiques et institutionnels qui touchent les sociétés
modernes hautement technicisées et stratifiées et
auxquels ne pourront échapper dans le futur les pays qui
fondent leur développement sur le même modèle
qui celui utilisé par les pays industrialisés.
Dans La convivialité, en revanche, Illich énonce
une théorie de la limitation de la croissance dans les sociétés
industrialisées et propose une nouvelle organisation de ces
dernières par le biais, entre autres, d'une nouvelle conception
du travail et d'une « déprofessionnalisation »
des relations sociales qui concernent également l'éducation
et l'école.
Les institutions conviviales, selon la définition d'Illich,
se caractérisent par leur vocation de servir la société
et par le fait qu'elles sont utilisées spontanément
par tous les membres de la société qui y participent
volontairement. Dans cette optique, Illich appelle société
conviviale « une société où l'outil moderne
est au service de la personne intégrée à la
collectivité, et non au service d'un corps de spécialistes
». Et il ajoute : « Conviviale est la société
où l'homme contrôle l'outil » 6.
Une société conviviale n'implique pas que les institutions
existantes en soient totalement absentes - institutions essentiellement
manipulatrices, selon Illich -- ou que l'on ne puisse y jouir de
certains biens et services. Ce qu'Illich propose, c'est de parvenir
à un équilibre entre les institutions qui génèrent
des demandes qu'elles peuvent, elles-mêmes, satisfaire et
les institutions qui visent à répondre aux besoins
de développement et d'épanouissement des individus.
Une société conviviale, soutient Illich, «
ne souhaite pas la disparition de toutes les écoles mais
seulement de celles qui font du système scolaire un système
qui pénalise ceux qui le désertent.
L'école est pour moi un exemple qui se répète
dans d'autres secteurs du monde industriel (...). Je m'appuie sur
une observation analogue à celle que j'ai faite au sujet
des deux formes d'institutionnalisation existant dans une société.
» Et il ajoute : « Dans toute société,
il existe deux manières de parvenir à des fins spécifiques
telles que les transports, la communication entre les gens, la santé
ou l'apprentissage. L'une que j'appelle autonome et l'autre que
j'appelle hétéronome.
Dans le premier cas, je bouge et, dans le second, on m'enferme
dans un véhicule pour me transporter. Dans le premier cas,
je me soigne, tu m'assistes dans ma paralysie et je t'assiste dans
ton accouchement (...). Dans chaque société et dans
chaque secteur, l'efficacité dépend de l'interaction
entre le mode autonome et le mode hétéronome »
7.
Il convient de souligner qu'Illich n'attaque pas un système
ou un régime politique déterminé mais le mode
industriel de production et les conséquences qu'il entraîne
pour l'humanité.
Sa thèse centrale, à cet égard, est que «
les moyens de production présentent des caractéristiques
techniques qui rendent le contrôle impossible par le pouvoir
politique. Seule une société qui admet la nécessité
de coiffer certains aspects techniques de ses moyens de production
est en mesure de faire des choix politiques »8. C'est sur
ces aspects qu'il attire l'attention des pays en développement
et, à partir de là, il formule les défis que
l'éducation doit relever.
Ce qui précède ressort clairement de la thèse
de la convivialité proposée par Illich et dans laquelle
il s'attache tout particulièrement à attirer l'attention
des pays en développement sur les avantages et les inconvénients
qu'il y a à adopter un mode de développement semblable
à celui des pays industrialisés. A l'époque
où il expose ses idées, la majorité de ces
pays, et notamment ceux d'Amérique latine, n'ont pas encore
atteint le stade de développement des pays développés
et, aux yeux d'Illich, ont encore le temps de faire marche arrière,
de redéfinir les objectifs et les priorités du développement
et d'opter pour des modèles plus équitables, plus
participatifs et plus ouverts à la préservation de
l'équilibre naturel et des relations conviviales. A cet égard,
note l'auteur, « s'ils savent définir des critères
de limitations de l'outillage, les pays pauvres entameront plus
facilement leur reconstruction sociale et, surtout, accéderont
directement à un mode de production postindustrielle et convivial.
Les limites qu'ils devront adopter sont du même ordre que
celles que les nations industrialisées devront bien accepter
pour survivre : la convivialité accessible dès maintenant
aux ` sous-développés ' coûtera un prix inouï
aux ` développés ' » 9
Ces mots, écrits par Illich vers le milieu des années
70, sont très proches de ceux que l'on entend aujourd'hui
à propos des pays du Nord et du Sud et des pays de l'Est
et de l'Ouest qui, à moins de dix ans de la fin du siècle,
comprennent qu'ils forment une unité et qu'ils ont plus de
choses en commun qu'ils ne pensaient. Les problèmes de l'environnement
et les déséquilibres écologiques affectent
également les uns et les autres, la dégradation de
la qualité de la vie touche indistinctement les pays développés
et ceux qui s'efforcent encore d'accéder à un développement
solide et stable. Tous sont préoccupés également
par la qualité et la pertinence des apprentissages dispensés
à l'intérieur ou à l'extérieur du système
scolaire, et ce n'est un mystère pour personne que l'école
et l'éducation sont loin de s'être adaptées
à la rapidité des changements scientifiques et technologiques
ainsi qu'aux besoins les plus immédiats de ceux qu'elles
doivent aider à faire face aux difficultés du monde
actuel. C'est un fait qu'aujourd'hui les pays développés
ne sont plus les seuls à rechercher des solutions à
ces problèmes, et Illich ne s'est pas trompé sur ce
point.
A l'heure actuelle, les problèmes mondiaux se posent en
partie dans les pays en développement et c'est aussi d'eux
que dépend en partie leur solution. Peut-être la société
conviviale n'est-elle pas la réponse à ces problèmes,
mais personne ne contestera qu'Illich a abordé ces thèmes
il y a près de trois décennies. Que ce soit en raison
du contexte idéologique dans lequel ces idées ont
surgi et se sont développées, en raison de l'absence
d'un sustrat théorique qui les alimente ou du fait de la
personnalité même d'Illich, les thèmes de la
déscolarisation de la société et de la construction
d'une société conviviale n'eurent pas le retentissement
qu'ils méritaient et ne furent pas non plus repris et développés
dans un courant de pensée qui aurait pu s'avérer plus
fécond.
Domaine des alternatives
Des décennies plus tard, les passions s'étant apaisées,
il est intéressant de constater à quel point certains
postulats et certaines propositions d'Illich sont à l'ordre
du jour. Les thèmes qu'il a abordés à travers
le prisme du changement -- changement de vision, de motivation et
de ce qu'il appelle les instruments, la structure et les moyens
matériels de la production -- sont aujourd'hui des sujets
récurrents lorsque l'on évoque les avancées
scientifiques et technologiques, le développement de l'informatique
et ses effets sur la vie quotidienne ou la privatisation de services
publics tels que la santé, l'éducation et les transports.
Mais reportons-nous un instant au contexte de l'époque et
rappelons ce que disait Illich s'agissant des stratégies
à adopter : « Sans exclure le débat sur les
bonnes motivations, les visions correctes, ce qu'il faut susciter
à ce moment historique, c'est l'analyse communautaire et
politique des matériels de production. L'alternative sociale
réside, à mon sens, dans une limitation consciente
de la technique aux applications qui sont réellement efficaces.
Je veux parler de la limitation de la vitesse des véhicules
qui créent plus de distances qu'ils n'en suppriment10, de
la limitation de l'acte médical aux méthodes qui (...)
ne sont pas plus nocives que profitables à la santé,
de la limitation des instruments de communication à des dimensions
qui ne produisent pas par définition plus de bruits que de
messages, messages utilisables pour l'acte vital que j'appelle connaissance.
Enfin, je ne vois pas pourquoi l'école universelle, institution
dont la nécessité est apparue il y a environ 80 ans,
devrait continuer à exister et à nous préoccuper
» 11.
Ce qui, ici, intéresse Illich, comme d'autres éducateurs
de l'époque, ce n'est pas la pratique pédagogique
en elle-même mais l'impact de la scolarisation sur la société
et la façon de promouvoir une éducation qui «
se pose la question de savoir comment éveiller la curiosité
» 12.
A cette interrogation, il répond qu'un véritable
système éducatif devrait se proposer trois objectifs
: premièrement, donner accès aux ressources éducatives
existantes à tous ceux qui veulent apprendre, et ce à
n'importe quel moment de leur vie ; deuxièmement, faire en
sorte que ceux qui souhaitent partager leurs connaissances puissent
rencontrer ceux qui souhaitent les acquérir et, troisièmement,
permettre aux porteurs d'idées nouvelles qui veulent affronter
l'opinion publique de se faire entendre.
Illich pense qu'un maximum de quatre, voire de trois, structures
ou réseaux d'échange pourraient contenir toutes les
ressources nécessaires à un véritable apprentissage.
Le premier réseau, qu'il appelle « services chargés
de donner accès aux objets éducatifs », serait
destiné à faciliter l'accès à des choses
ou à des processus utilisés pour l'apprentissage formel.
Parmi les exemples cités figurent notamment les bibliothèques,
les laboratoires et les salles d'exposition (musées, salles
de spectacle, etc.), ainsi que des éléments de la
vie quotidienne -- l'usine, l'aéroport, les lieux publics
-- qui pourraient être accessibles aux personnes désirant
se familiariser avec eux, soit pendant une période d'apprentissage,
soit pendant leurs loisirs.
Le deuxième réseau, qu'il appelle « répertoire
des connaissances », permettrait à ceux qui souhaitent
faire profiter autrui de leurs compétences d'en établir
la liste et d'indiquer les conditions dans lesquelles ils seraient
prêts à les communiquer.
La troisième formule proposée par Illich est un «
service d'appariement », à savoir un réseau
de communication qui permettrait à qui souhaite apprendre
d'indiquer le domaine qui l'intéresse et de trouver un compagnon
auprès duquel s'initier.
Enfin, Illich propose la mise en place d'un quatrième réseau
appelé « services de référence en matière
d'éducateurs » qui consisterait en un annuaire où
les éducateurs professionnels, paraprofessionnels ou autres
indiqueraient leur adresse, leur domaine de compétence ainsi
que les conditions d'accès à leurs services. Ces éducateurs
pourraient être choisis en consultant leurs anciens élèves.
Aujourd'hui, cette proposition ne s'est certes pas matérialisée
dans le système scolaire, mais on en retrouve des variantes
dans l'éducation non formelle des jeunes et des adultes,
dans l'éducation permanente et dans d'autres secteurs qui
acceptent l'idée d'une éducation sans école.
Par ailleurs, dans la vie de tous les jours, on entend parler de
plus en plus souvent de l'existence de réseaux constitués
par des personnes désireuses de partager des connaissances
d'ordre universel, de nouer des liens par des échanges d'expérience
ou de créer et développer les capacités de
développement autonome, d'innover et de bénéficier
de l'expérience accumulée.
Que constatons-nous aujourd'hui ? Qu'il existe d'innombrables banques
de données, que l'on crée de plus en plus de réseaux
de recherche et d'échange d'informations et que l'on utilise
de plus en plus souvent les capacités des personnes ayant
les compétences les plus diverses pour résoudre les
grands problèmes de l'humanité.
Paradoxalement, seule l'école semble conserver tels quels
son rituel et ses habitudes, dénoncés par Illich et
d'autres éducateurs de sa génération. Il faudrait,
pour la transformer, une véritable révolution. Peut-être
aura-t-elle lieu à la suite des changements qui interviennent
dans l'ensemble de la société, que ce soit dans les
domaines de l'économie, de l'agriculture, de l'énergie,
de l'informatique, de la santé ou des conditions de vie et
de travail -- et je pense ici à la surpopulation, au chômage
et à la pauvreté qui montrent combien on aurait intérêt
à s'orienter vers un développement harmonieux où
la survie de l'humanité dépendrait de la capacité
de création, de la liberté et de la passion que chacun
de ses membres consacrerait à cet objectif.
Ces éléments, on les retrouve dans la pratique et
dans les écrits d'Illich. Peut-être son erreur a-t-elle
été de condamner l'école sans appel. Le caractère
radical de sa dénonciation l'a empêché de construire
une stratégie réaliste qui aurait permis aux éducateurs
et aux chercheurs de se joindre à sa protestation. Par ailleurs,
dans ses écrits, Illich a travaillé essentiellement
de manière intuitive, sans références majeures
à l'expérience accumulée dans le domaine des
théories socio-éducatives ou de l'apprentissage. Sa
critique surgit et se développe dans un vide théorique,
ce qui explique peut-être le peu de crédit accordé
aujourd'hui à ses théories éducatives.
Nombreux sont ceux qui accusent Illich d'être un penseur
utopique et qui lui reprochent en outre son retrait prématuré
du débat général sur l'éducation. Peut-être
une insertion plus réelle dans le monde, l'élaboration
de stratégies viables pour mettre ses idées en pratique
et des références théoriques solides auraient-elles
pu modifier l'itinéraire de notre auteur.
Il n'en reste pas moins qu'Illich a été l'un des
penseurs de l'éducation qui a contribué à dynamiser
le débat éducatif des années 60 et qu'il a
jeté les bases nécessaires à une conception
de l'école plus attentive aux besoins de son environnement,
à la réalité des élèves et à
la transmission de contenus éducatifs adaptés à
la vie sociale. Si le caractère radical de sa critique a
empêché que l'on tire profit de certaines de ses idées
universellement valables tant en ce qui concerne le système
scolaire que pour d'autres institutions du service public, force
est de reconnaître que celles-ci ont exercé une influence
sur un nombre considérable d'enseignants et qu'elles ont
contribué au développement d'un courant en faveur
de la déscolarisation de l'éducation, qui, au-delà
du contexte historique où est née la pensée
d'Illich, a favorisé la mise en oeuvre de politiques et de
programmes visant à surmonter la crise endémique des
systèmes scolaires et extrascolaires en général.
Notes
1. Introduction d'I. Illich à son ouvrage, Une société
sans école, Paris, Seuil, 1971, p. 7.
2. Ibid., p. 73.
3. A.G. Kallenberg, I. Illich's deschooling Society. A study of
the Literature, La Haye, Nuffic-CESO (doc. ronéotypé),
1973, p. 8 à 13.
4. « Conversando con I. Illich » dans Cuadernos de pedagogía,
Barcelone, juillet-août 1975, p. 16 à 22.
5. bid., p. 18.
6.I. Illich, La convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 13.
7. « Conversando con I. Illich » dans Cuadernos de
pedagogía, p. 18.
8. Ibid., p. 19 et 20.
9. I. Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 157.
10. bid., p. 24.
11. « Dossier Freire/Illich » dans Cuadernos de pedagogía,
p. 19.
12. Cité dans R.D. de Oliveria et al., « Freire/Illich.
Pedagogía de los oprimidos. Opresión de la pedogogía
», dans Cuadernos de pedogogía, p. 4 à 15.
Ouvrages d'Ivan Illich
1968. La escuela, esa vieja y gorda vaca sagrada : en América
Latina abre un abismo de clases y prepara una élite y con
ella el fascismo. Cuernavaca, CIDOC (Traduction française
publiée sous le titre « L'école, cette vache
sacrée », dans Les temps modernes 25 (1969), n°
280, p. 673-683, Paris).
1971. Libérer l'avenir. Paris, Seuil.
1971. Une société sans école. Paris, Seuil.
1973. La convivialité. Paris, Seuil.
1973. En América Latina, ¿para qué sirve la
escuela?. Buenos Aires, Ediciones Búsqueda.
1973. Energie et équité. Paris, Seuil.
1975. Némesis médicale- L'expropriation de la santé.
Paris, Seuil.
Illich, I., et al. 1974. Juicio a la escuela. Buenos Aires Editorial
Humanitas.
----. 1971. « Comment éduquer sans école ?
», dans Esprit 39 (juin 1971), n° 404, p. 1123-1152, Paris.
Ouvrages à propos d'Ivan Illich
Gintis, H. 1972. Critique de l'illichisme. Paris, Les temps modernes.
----. 1972. « Towards a political economy of education :
a radical critique of I. Illich's deschooling society ». Harvard
Educational Review.
Kallenberg, A.G. 1973. I. Illich's deschooling society. A study
of the literature. La Haye, Nuffic-CESO. (Doc. Ronéotypé.)
Reimer, E. 1972. Mort à l'école. Solutions de rechange.
Paris, Fleurus, 1972.
« Dossier Freire/Illich », dans Cuadernos de pedagogía
(Barcelone), vol. 1, juillet-août 1975.
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