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origine : http://ecorev.org/article.php3?id_article=457
La pensée décapante d’Ivan Illich (1921-2002)
a profondément marqué le XXe siècle, en n’hésitant
pas à dénoncer tour à tour la médecine
qui rend malade plus qu’elle ne guérit, l’automobile
qui fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner,
l’école qui déforme plus qu’elle n’éduque.
Illich est d’abord un penseur de la résistance. On
peut aussi le considérer avec son ami Jacques Ellul comme
un des pères de l’idée de décroissance.
Ivan Illich est mort 2 décembre à Brême, en
Allemagne, à l’âge de 76 ans. Prêtre "en
congé" de l’Eglise, il a, dans les années
1970, proposé une critique radicale et globale de la société
industrielle, de l’école et de la médecine.
Ivan Illich est né le 4 septembre 1926 à Vienne, de
père croate catholique et de mère juive séfarade.
Expulsé en 1941 en application des lois raciales nazies,
il va alors étudier à Florence, puis entre à
l’Université grégorienne du Vatican, à
Rome, pour devenir prêtre. Polyglotte, il est un dévoreur
de connaissances et d’idées. Influencé par le
philosophe Jacques Maritain, il obtient sa licence de théologie
en 1951 puis rejoint en 1961 le Cidoc (Centre interculturel de documentation)
à Cuernavaca, au Mexique. Il va en faire un carrefour extraordinaire
de discussion pour intellectuels et étudiants d’Amérique
latine, ou de jeunes Occidentaux, souvent religieux. Cette université
sans hiérarchie et sans diplômes est aussi un terrain
d’expérimentation de ses idées. En 1969, il
renonce à l’exercice et au titre de prêtre, mais
sans renier sa foi. Le fonctionnement de sa pensée consiste
à prendre le contre-pied des vérités officielles,
et principalement celle qui constitue le fondement de la modernité
humaine. Il s’interroge sur le "progressisme", comme
postulat non critiqué et comme légitimation, quasi
tautologique, de la conduite des sociétés industrielles
modernes. Il a un "regard sans respect" et utilise sans
doute aussi un procédé de dramatisation et de systématisation
du phénomène étudié, de grossir les
traits afin de provoquer la réflexion. Cette prise de position
radicale permet souvent d’évacuer sa pensée...
On procède alors à quelques simplifications hâtives,
quelques résumés tronqués, pour aboutir au
qualificatif "utopique, irrationnel" qui clôt alors
toute discussion...
Dans ses écrits, il construit une théorique critique
de la société industrielle. Il est au tournant des
années 1970 le porte-parole entendu et brillant d’une
critique non marxiste des institutions fondant l’économie
contemporaine : l’école, la santé, le développement,
la consommation énergétique sont les cibles d’un
discours puissant qui donne à l’écologie une
assise théorique solide. Il s’attache à la logique
des institutions de la société industrielle et aux
conditions de leurs survie, tant dans leur dimension collective
qu’au niveau individuel. Leur fonction est à ses yeux
de légitimer l’encadrement des hommes, leur assujettissement
aux impératifs de l’écart entre une masse toujours
croissante de pauvres et une élite de plus en plus riche.
Ni l’enseignement, ni la médecine, ni la production
industrielle ne sont plus à l’échelle d’une
"convivialité" humaine. Leur fonction réelle
est en contradiction avec le discours commun qui est basé
sur l’imagerie d’un progrès indéfini.
Ivan Illich insistera tout au long de ses ouvrages sur la démesure
des outils qui écrasent l’homme et notamment sur la
question clé du seuil de développement rationnel de
ces outils. Dans La convivialité (Points Seuil, 1980), Illich
analyse la transformation de l’outil en un appareil asservissant
: "Passé un certain seuil, l’outil, de serviteur,
devient despote. Passé un certain seuil, la société
devient une école, un hôpital, une prison. Alors commence
le grand enfermement. Il importe de repérer précisément
où se trouve, pour chaque composante de l’équilibre
global, ce seuil critique. Alors il sera possible d’articuler
de façon nouvelle la triade millénaire de l’homme,
de l’outil et de la société. J’appelle
société conviviale une société où
l’outil moderne est au service de la personne intégrée
à la collectivité, et non au service d’un corps
de spécialistes".
Il ne critique pas la technologie, mais le monopole qui lui est
conféré et qui nuit à la liberté de
chacun de répondre à ses propres besoins. Illich décrit
la logique qui conduit la société à poursuivre
une croissance ininterrompue, acculturant les groupes et les individus,
sans répondre à la pauvreté qui, au contraire,
s’y développe. "L’organisation de l’économie
tout entière en vue du mieux-être est l’obstacle
majeur au bien-être", résume-t-il. "Conviviale
est la société où l’homme contrôle
l’outil" annonce-t-il. La société "conviviale"
doit apporter des remèdes dans plusieurs domaines (la surprogrammation,
le monopole radical, la dévalorisation, le rendement négatif)
et bien sûr, l’environnement dont il faut arrêter
la destruction. Or, la Science est incapable de prévoir les
conséquences de la destruction de la faune et de la flore
(notamment sous-marine) ou les effets combinés que les ingrédients
chimiques des aliments, les insecticides et les pilules contraceptives
auront sur le patrimoine génétique des enfants à
naître. Mais Ivan Illich souhaite insister sur la dimension
banale de sa critique. Ainsi, le transport automobile peut en effet
être dénoncé comme exemple de "monopole
radical", selon la théorisation qu’il fait de
ce mécanisme socio-économique. Dans cette perspective,
l’évolution des sociétés industrielles
occidentales paraît avoir conféré une telle
place à la voiture que celle-ci en devient hégémonique
face aux autres modes de transport, restreignant ainsi l’autonomie
de l’individu pour ses déplacements. L’argument
apparaît en bonne place dans la réflexion de René
Dumont, figure historique et influente du courant écologiste
français. Illich établit une équivalence originale
entre temps gagné - par la rapidité - et temps perdu
- à travailler pour acquérir les moyens d’aller
vite. L’essentiel de la révolution qu’Illich
appelle de ses vœux consiste en l’acceptation de deux
changements solidaires : l’institution de procédures
politiques "d’autolimitation" des productions et
consommations, et l’adoption préférentielle
d’outils conviviaux.
En 1971 est publié en France Une société sans
école, qui est un succès immédiat, tandis qu’Esprit
(avec Jean-Luc Domenach) et le Nouvel Observateur (avec Michel Bosquet,
alias André Gorz) s’attachent à populariser
ses idées. Il y explique que l’école agit comme
un système d’exclusion, rejetant ceux qui n’ont
pas obtenu de diplôme, tout en monopolisant ce qui est jugé
digne du nom de "savoir" et excluant les autres formes
de connaissance humaine. Pour Illich, l’enseignement est aux
mains de professionnels et devient une énorme machine, centralisée
et automatisée, à fabriquer l’inégalité
sociale. L’éducation devient problématique.
Elle vise à adapter l’enseignement à un savoir
lié aux impératifs économiques. La question
centrale est de savoir si l’école vise à développer
le pouvoir des individus de tous les âges par leur propre
formation (scolaire et extra-scolaire) ou à augmenter la
dépendance de chacun à l’égard du savoir
utile aux intérêts de la classe dominante. Il faut
donc selon lui "déscolariser" l’enseignement,
supprimer programmes et enseignants professionnels... Il faut instaurer
des "réseaux d’enseignements" où les
demandeurs de connaissances se mettraient en rapport avec les personnes
disposées à leur fournir des renseignements.
En 1973, énergie et équité, reprise d’articles
donnés au Monde, sape l’analyse courante de la crise
de l’énergie - perçue généralement
comme un problème de ressources rares - en montrant qu’elle
renvoie à la consommation, donc aux usages, par le développement
débridé des transports.
Dans la seconde moitié des années 1970, Illich poursuit
son travail en dénonçant l’institution médicale
(avec La Némésis médicale), les illusions du
travail (Le Travail fantôme), le concept d’environnement
(H2O). Mais l’optimisme des années 1960 a disparu,
et l’on oublie Illich, du moins en France. Il travaille au
Mexique et, à partir de 1990, enseigne tous les automnes
à l’université de Brême, en Allemagne.
Dans Le miroir du passé, en 1994 (Descartes et Cie), il livre
ses nouvelles réflexions sur l’engagement ou le langage.
Mais il saisit mal les phénomènes des années
1990 que sont Internet et la biotechnologie, et engage une critique
assez vive des thèses de Hans Jonas (notamment autour du
Principe de responsabilité). Dans un de ses derniers livres
(La Perte des sens), il prolonge ses réflexions théologiques.
Bruno Villalba
Numéro spécial de la revue ARC n°62, 1975
EcoRev’ n°1, 01 mai 2000, "La reconstruction conviviale",
extrait de La convivialité
EcoRev’ n°10, juillet 2005 extrait de "Energie et
équité"
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