|
Origine http://www.humanite.presse.fr/journal/2002-12-05/2002-12-05-215103
Le penseur de la Société sans école, utopiste
au meilleur sens du terme, a surtout révélé
les frustrations engendrées par les sociétés
industrielles.
Ivan Illich, qui vient de mourir d’un cancer à Brême
à l’âge de soixante-seize ans, se voulait "
convive à la table des possibles ". Né à
Vienne, en Autriche, dans une famille juive d’origine russe,
il a émigré aux États-Unis à l’âge
de trente ans, après avoir étudié la théologie
et la philosophie à Rome. Ses racines, forcément multiculturelles,
l’ont paradoxalement préservé de toute suffisance
patriotique particulière. Muni d’un passeport américain,
il a ébranlé, dans différents endroits du monde,
l’idée que le savoir transmis puisse être porteur
de certitudes. Prêtre catholique jusqu’en 1969, il a
partagé un temps la vie quotidienne de la minorité
portoricaine de New York. Après avoir dirigé l’université
catholique de Porto Rico, il fonde à Cuernavaca, au Mexique,
un centre interculturel de documentation (CIDOC) spécialisé
dans l’analyse critique des sociétés industrielles
et les perspectives de développement envisageables en Amérique
latine. Successivement pilote, puis chercheur en cristallographie,
et docteur en droit, théologien, philosophe et historien,
il est devenu, sur le tard, spécialiste des problèmes
éducatifs. Dans son ouvrage, la Convivialité, dont
la traduction française est parue aux Éditions du
Seuil en 1973, il expose un projet de société conçu
comme l’" épilogue de l’âge industriel
". Il ne s’agit pas, pour lui, de poursuivre l’avancement
de LA société en cours, mais de mettre en questions
les fondements de ce que l’on considère alors comme
LES sociétés avancées. Ce qui est nouveau n’est
pas toujours pour lui le meilleur, car ce que l’on considère
généralement comme le meilleur et le plus moderne
est la plupart du temps pensé en termes d’accroissement
quantitatif de l’" avoir " (de la production et
de la consommation) aux dépens de la qualité de l’"
être ".
Ivan Illich avait une conception très large de l’"
outil ". Selon lui, peut être considéré
comme " outil " n’importe quel moyen mis au service
d’une fin. L’outil, qui est aussi bien une organisation
médicale qu’un réseau routier ou qu’un
contrat pour vivre ensemble, se retourne, au-delà d’un
certain seuil, contre lui-même. Par exemple, la spécialisation
médicale conduit la médecine à isoler les maladies
les unes des autres et, par conséquent, à les multiplier.
Toute croissance est un danger dans la mesure où l’outil
employé vole à l’individu son autonomie, son
savoir, et lui dicte à l’infini de nouveaux besoins.
Pour Illich, la vie humaine est donc " menacée par le
mode de production industrielle " qui engendre la pollution
de l’environnement. L’énergie humaine est mise
en péril par l’accroissement d’énergie
(notamment avec le nucléaire). Le savoir-faire de chacun
est amoindri par la sur-programmation du savoir. Utopiste dans le
bon sens du terme, Ivan Illich suggère de remplacer les outils
destructeurs par des outils conviviaux qui seront les instruments
de la liberté et de l’autonomie de chaque individu.
L’outil ne devrait plus travailler à la place de l’homme
mais aider l’homme à travailler.
On retrouve là le thème d’un ouvrage écrit
en 1971 : Une société sans école. L’école
a eu jusqu’ici, selon Illich, le défaut majeur d’"
infantiliser " les enfants. Désormais, plutôt
que de préparer à la société industrielle,
c’est-à-dire à la consommation, à la
dépendance, à la hiérarchie, il conviendrait
de promouvoir une société de convivialité,
d’autonomie et d’égalité ouvrant sur une
nouvelle école : celle de l’exploration de " nouveaux
possibles ". Cette école-là n’enseignerait
plus, mais rendrait possible l’auto-éducation de chacun.
Venant tout de suite après la révolte étudiante
de mai 68, les recherches d’Ivan Illich furent propagées
en France comme s’il s’agissait d’une réponse
affirmative à la question : " Faut-il brûler l’école
? ". La " société conviviale " préconisée
par cet intellectuel atypique est une alternative au mode de développement
de l’industrie structurant, selon lui, aussi bien la société
capitaliste que la société socialiste. Pour éviter
cette commune dictature de la technique et de la bureaucratie confiées
à des experts chargés de fixer des limites à
la croissance, il faut s’en prendre aux perversions du droit,
aux mystifications sur la science et la compétence, et aux
dégradations du langage.
Toute l’ouvre d’Ivan Illich vise à rendre plus
claire cette alternative et à éviter aux pays pauvres
d’emprunter le chemin des sociétés industrielles.
Quant aux pays riches, ils ne pourront passer à la société
conviviale que par la régression douloureuse que leur imposeront
l’aggravation de la crise et l’avènement de l’intolérable.
On lira avec intérêt, à ce sujet, le Chômage
créateur (1977) et le Travail fantôme (1981). Les rêves
de cet " incendiaire " à l’itinéraire
baroque ont été qualifiés par les conservateurs
d’" utopie de régression ", et par les tenants
de l’idéologie du progrès d’" utopie
molle ". Il reste que son influence, parmi les jeunes, a été
celle d’un penseur réputé subversif. Une sorte
de " nouveau réactionnaire " avant l’heure
! Henri Trubert, éditeur chez Fayard, a annoncé qu’il
publierait fin 2003 un inédit du défunt : la Perte
des sens, et ses ouvres complètes en deux volumes.
Arnaud Spire
Article paru dans l'édition du 5 décembre 2002 du
journal l’Humanité.
|
|