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Origine
http://sergecar.club.fr/textes_2/illich1.htm
"Les symptômes d'une crise planétaire qui va
s 'accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés
cherché le pourquoi. J'avance pour ma part l'explication
suivante la crise s'enracine dans l'échec de l'entreprise
moderne, à savoir la substitution de la machine à
l'homme. Le grand projet s'est métamorphosé en un
implacable procès d'asservissement du producteur et d'intoxication
du consommateur. La relation de l'homme à l'outil est devenue
une relation de l'outil à l'homme. Ici il faut savoir reconnaître
l'échec. Cela fait une centaine d'années que nous
essayons de faire travailler la machine pour l'homme et d'éduquer
l'homme à servir la machine. On s'aperçoit maintenant
que la machine ne "marche" pas, que l'homme ne saurait
se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur.
Durant un siècle, l'humanité s'est livrée à
une expérience fondée sur l'hypothèse suivante
: l'outil peut remplacer l'esclave. Or il est manifeste qu'employé
à de tels desseins, c'est l'outil qui de l'homme fait son
esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des
loisirs sont deux variantes politiques de la même domination
par un outillage industriel en constante expansion. L'échec
de cette grande aventure fait conclure à la fausseté
de l'hypothèse. La solution de la crise exige une radicale
volte-face : n'est qu'en renversant la structure profonde qui règle
le rapport de l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner
des outils justes. L'outil juste répond à trois exigences
: il est générateur d'efficience sans dégrader
l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres,
il élargit le rayon d'action personnel. L'homme a besoin
d'un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille
à sa place. Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur
parti de l'énergie et de l'imagination personnelles, non
d'une technologie qui l'asservisse et le programme.
Je crois qu'il faut inverser radicalement les institutions industrielles,
reconstruire la société de fond en comble. Pour être
efficient et rencontrer les besoins humains qu'il détermine
aussi, un nouveau système de production doit retrouver la
dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule
de base conjuguent de façon Optimale l'efficacité
et l'autonomie : c'est seulement à leur échelle que
se déterminera le besoin humain dont la production sociale
est réalisable. Qu'il se déplace ou qu'il demeure,
l'homme a besoin d'outils. Il en a besoin pour communiquer avec
autrui comme pour se soigner. L'homme qui chemine et prend des simples
n'est pas l'homme qui fait du cent sur l'autoroute et prend des
antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend
de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel. L'outil et
donc la fourniture d'objets et de services varient d'une civilisation
à l'autre. L'homme ne se nourrit pas seulement de biens et
de services, mais de la liberté de façonner les objets
qui l'entourent, de leur donner forme à son goût, de
s'en servir avec et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers
disposent souvent de plus de biens et de services que leur propre
famille, mais ils n'ont pas voix au chapitre sur la façon
dont les choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu'on en
fait. Dégradés au rang de consommateurs-usagers à
l'état pur, ils sont privés de convivialité.
J'entends par convivialité l'inverse de la productivité
industrielle. Chacun de nous se définit par relation autrui
et au milieu et par la structure profonde des outils qu'il utilise.
Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec,
aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial.
Le passage de la productivité à la convivialité
est le passage de la répétition du manque à
la spontanéité du don. La relation industrielle est
réflexe conditionné, réponse stéréotypée
de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il
ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne
comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le
fait de personnes qui participent à la création de
la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité,
c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique,
à une valeur matérialisée une valeur réalisée.
La convivialité est la liberté individuelle réalisée
dans la relation de production au sein d'une société
dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société,
n'importe laquelle, refoule la convivialité en deçà
d'un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune
hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à
satisfaire les besoins créés et multipliés
à l'envi.
La convivialité p26-28
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