Origine : http://perso.orange.fr/marxiens/politic/subvert/ecorev/rev01/illich.htm
Les symptômes d une crise planétaire qui va s 'accélérant
sont manifestes. On en a de tous côtés cherché
le pourquoi. J'avance pour ma part l'explication suivante la crise
s enracine dans l'échec de l'entreprise moderne, à
savoir la substitution de la machine à l'homme. Le grand
projet s'est métamorphosé en un implacable procès
d'asservissement du producteur et d'intoxication du consommateur.
La relation de l'homme à l'outil est devenue une relation
de l'outil à l'homme. Ici il faut savoir reconnaître
l'échec. Cela fait une centaine d'années que nous
essayons de faire travailler la machine pour l'homme et d'éduquer
l'homme à servir la machine. On s'aperçoit maintenant
que la machine ne "marche" pas, que l'homme ne saurait
se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur.
Durant un siècle, l'humanité s'est livrée à
une expérience fondée sur l'hypothèse suivante
: l'outil peut remplacer l'esclave. Or il est manifeste qu'employé
à de tels desseins, c'est l'outil qui de l'homme fait son
esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des
loisirs sont deux variantes politiques de la même domination
par un outillage industriel en constante expansion. L'échec
de cette grande aventure fait conclure à la fausseté
de l'hypothèse.
La solution de la crise exige une radicale volte-face : n'est qu'en
renversant la structure profonde qui règle le rapport de
l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner des outils
justes. L'outil juste répond à trois exigences : il
est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie
personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit
le rayon d'action personnel. L'homme a besoin d'un outil avec lequel
travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place.
Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie
et de l'imagination personnelles, non d'une technologie qui l'asservisse
et le programme.
Je crois qu'il faut inverser radicalement les institutions industrielles,
reconstruire la société de fond en comble. Pour être
efficient et rencontrer les besoins humains qu'il détermine
aussi, un nouveau système de production doit retrouver la
dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule
de base conjuguent de façon Optimale l'efficacité
et l'autonomie : c'est seulement à leur échelle que
se déterminera le besoin humain dont la production sociale
est réalisable.
Qu'il se déplace ou qu'il demeure, l'homme a besoin d'outils.
Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner.
L'homme qui chemine et prend des simples n'est pas l'homme qui fait
du cent sur l'autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun
ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit
son milieu naturel et culturel. L'outil et donc la fourniture d'objets
et de services varient d'une civilisation à l'autre.
L'homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais
de la liberté de façonner les objets qui l'entourent,
de leur donner forme à son goût, de s'en servir avec
et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers disposent
souvent de plus de biens et de services que leur propre famille,
mais ils n'ont pas voix au chapitre sur la façon dont les
choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu'on en fait. Dégradés
au rang de consommateurs-usagers à l'état pur, ils
sont privés de convivialité.
J'entends par convivialité l'inverse de la productivité
industrielle. Chacun de nous se définit par relation autrui
et au milieu et par la structure profonde des outils qu'il utilise.
Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec,
aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial.
Le passage de la productivité à la convivialité
est le passage de la répétition du manque à
la spontanéité du don. La relation industrielle est
réflexe conditionné, réponse stéréotypée
de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il
ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne
comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le
fait de personnes qui participent à la création de
la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité,
c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique,
à une valeur matérialisée une valeur réalisée.
La convivialité est la liberté individuelle réalisée
dans la relation de production au sein d'une société
dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société,
n'importe laquelle, refoule la convivialité en deçà
d'un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune
hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à
satisfaire les besoins créés et multipliés
à l'envi.
p26-28
L'EQUILIBRE
Ouvert, l'équilibre humain est susceptible de se modifier
en fonction de paramètres souples mais finis : si les hommes
peuvent changer, ils le font à l'intérieur de certaines
limites. A l'inverse, la dynamique du système industriel
actuel fonde son instabilité : il est organisé en
vue d'une croissance indéfinie, et de la création
illimitée de besoins nouveaux - qui deviennent vite contraignants
dans le cadre industriel. Une fois établi comme dominant
dans une société, le mode industriel de production
fournira l'un ou l'autre bien de consommation, mais ne posera pas
de limite à l'industrialisation des valeurs. Un tel processus
de croissance fait à l'homme une demande déplacée
: trouver satisfaction dans la soumission à la logique de
l'outil. Or la structure de la force productive façonne les
relations sociales.
La demande que l'outil fait à l'homme devient de plus en
plus coûteuse; c'est le coût de l'ajustement de l'homme
au service de son outil, reflété par la croissance
du tertiaire dans le produit global. Il devient de plus en plus
nécessaire de manipuler l'homme pour vaincre la résistance
de son équilibre vital à la dynamique industrielle;
et cela prend la forme des multiples thérapies pédagogique,
médicale, administrative. L'éducation produit des
consommateurs compétitifs; la médecine les maintient
en vie dans l'environnement outillé qui leur est désormais
indispensable; et la bureaucratie reflète la nécessité
que le corps social exerce son contrôle sur les individus
appliqués à un travail insensé. Qu'à
travers l'assurance, la police et l'armée croisse le coût
de la défense des nouveaux privilèges, cela caractérise
la situation inhérente à une société
de consommation; il est inévitable qu'elle comporte deux
types d'esclaves, ceux qui sont intoxiques et ceux qui ont envie
de l'être, les initiés et les néophytes.
Il est temps de centrer le débat politique sur les façons
dont la structure de la force productive menace l'homme. Un tel
débat sera dévié par ceux qui s'attachent à
prescrire des palliatifs, masquant ainsi la cause profonde du blocage
des systèmes de santé, de transport, d'éducation,
de logement - et c'est jusqu'aux instances juridique et politique
qui sont bloquées. La crise écologique, par exemple,
est traitée superficiellement lorsqu'on ne souligne pas ceci
: la mise en place de dispositifs antipolluants n'aura d'effets
que si elle s'accompagne d'une diminution de la production globale.
Autrement ces mesures transfèrent les ordures chez nos voisins,
les réservent à nos enfants, ou les déversent
sur le tiers monde. Juguler la pollution créée localement
par une grande industrie exige des investissements, en matériel
et en énergie, qui recréent, ailleurs, le même
dommage à plus large échelle. Si l'on rend obligatoires
les dispositifs antipolluants, on ne fait qu'augmenter le coût
unitaire de production. Certes, l'on conserve un peu d'air respirable
pour la collectivité, dès lors que moins de gens peuvent
s'offrir le luxe de conduire une voiture, de dormir dans une maison
climatisée, ou de prendre l'avion pour aller pêcher
en fin de semaine; au lieu de dégrader l'environnement physique,
on accentue les écarts sociaux. La structure des forces de
production menace les relations sociales plus directement que le
fonctionnement biologique. Passer du charbon à l'atome, c'est
passer du smog aujourd'hui à des niveaux accrus de radiation
demain. Lorsqu'ils transportent leurs raffineries outre-mer, où
le contrôle de la pollution est moins sévère,
les Américains se préservent eux-mêmes (sinon
les Vénézuéliens) d'odeurs désagréables
en réservant la puanteur au Venezuela et sans diminuer l'empoisonnement
de la planète.
La surcroissance de l'outil menace les personnes de façon
radicalement nouvelle et, en même temps, analogue aux formes
classiques de nuisance et de dommage. La menace est nouvelle en
ce que bourreaux et victimes sont confondus dans la dualité
opérateurs/clients d'outils inexorablement destructeurs.
A ce jeu quelques-uns partent gagnants, mais tout le monde arrive
perdant.
Je distinguerai cinq menaces portées à la population
de la planète par le développement industriel avancé
1. La surcroissance menace le droit de l'homme à s'enraciner
dans l'environnement avec lequel il a évolué.
2. L'industrialisation menace le droit de l'homme à l'autonomie
dans l'action.
3. La surprogrammation de l'homme en vue de son nouvel environnement
menace sa créativité.
4. La complexification des processus de production menace son droit
à la parole, c'est-à-dire à la politique.
5. Le renforcement des mécanismes d'usure menace le droit
de l'homme à sa tradition, son recours au précédent
à travers le langage, le mythe et le rituel.
Je décrirai ces cinq menaces : à la fois distinctes
et interconnectées, régies par une mortelle inversion
des moyens en fins. La frustration profonde engendrée par
voie de satisfaction obligatoire et outillée constitue une
sixième menace, qui n'est pas la moins subtile, mais qu'on
ne saurait situer dans aucune atteinte déterminée
d'un droit déjà défini. Le classement que j'opère
a pour but de rendre le dommage (la nouvelle menace) reconnaissable
en terminologie traditionnelle. Un outil anonyme porté au
secours de la partie blessée infecte la plaie, voilà
un fait nouveau; pour autant, le mal qui menace chacun n'est pas
nouveau. Cette première classification des torts subis peut
servir de base à des actions en justice où les gens
lésés par le fonctionnement des outils viendraient
faire valoir leur droit. L'explication de ces catégories
de dommages peut être le moyen de reconquérir des principes
de procédure politico-juridique grâce auxquels les
gens puissent saisir, mettre en accusation et corriger le déséquilibre
actuel du complexe institutionnel de l'industrie.
Je postule que les principes sous-jacents à toute procédure
sont au nombre de trois et s'appliquent dans l'ordre moral, politique
et juridique
a) Un conflit soulevé par une personne est légitime.
b) La dialectique de l'histoire a le pas sur les processus présents
de décision.
c) Le recours à la population, à des pairs choisis
entre égaux, scelle les décisions communautaires.
Inverser à la racine le fonctionnement de nos plus importantes
institutions, voilà une révolution autrement profonde
que de donner l'assaut à l'avoir ou au pouvoir, que de remettre
au public les titres de propriété, comme on nous le
propose. Une telle révolution n'est à envisager -
et à engager - que si l'on parvient à reconquérir
(et à s'accorder sur) une structure formelle de procédure.
Avant d'approfondir la procédure politique seule capable
de sauvegarder l'équilibre humain, il convient de centrer
l'analyse sur chacune des dimensions où se présente
la menace (La dégradation de l'environnement, le monopole
radical, la surprogrammation, la polarisation, l'usure, l'insatisfaction.)
p72-75
[EcoRev' 01]
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