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Origine :
http://pages.globetrotter.net/charro/HERMES1/illich.htm
Une histoire symbolique du livre
Ivan Illich. Du lisible au visible : la naissance du texte. Un
commentaire du Didascalion de Hugues de Saint-Victor. (traduit par
Jacques Mignon). Paris : Éditions du Cerf, 1991, 150 p.
Illich, ce grand philosophe et humaniste de la ville, de l’éducation
et des problèmes du travail dans les années 70, fondateur
du Centre interculturel de documentation (CIDOC) de Cuernavaca au
Mexique, aussi grand pèlerin (il a traversé l’Amérique
du Sud à pied), nous propose ici une réflexion plus
que capitale sur la lecture, sujet à la mode s’il en
est, dont on se sert trop souvent pour embellir le discours pro-technologique.
L’auteur s’inspire de conférences présentées
à la Penn State University, sur les thèmes des rapports
entre science, technologie et société, de même
que sur le symbolisme de la technologie, à la United Nations
University du Japon.
Illich nous donne une réflexion de sage et une vision rigoureuse
centrée sur la sacralité du livre dans le passé,
dont il pense qu’elle est aujourd’hui terminée
en tant que condition propre à la lecture-méditation.
L’Occident a laissé derrière lui la foi dans
le livre, comme il a dépassé le christianisme (p.
7). Que veut dire cet abandon d’une foi dans le livre ? On
assisterait à une redéfinition radicale de notre rapport
au texte ; ce dernier se présente sous forme « visible
», graphique, avec cette série d’inventions du
Xième siècle consacrées par Hugues de Saint-Victor
dans son Art de lire, écrit autour de 1128, soit un siècle
avant la naissance de l’Université. Le clerc parisien
expose la découverte (entre autres) de la mise en page et
de l’index alphabétique, qui inaugurent une logique
du discours, laquelle modèlera la réalité intellectuelle
et sociale. Le discours devient un nouveau moyen de penser le monde,
ce qui a pour effet de permettre l’autonomie du livre en tant
qu’objet séculier. Le livre poursuit ainsi le même
but que l’alphabet : « En fait, l’alphabet est
une technologie élégante pour la visualisation des
sons » (p. 51). (Illich aurait dû parler ici de technique,
et non de technologie, laquelle implique un environnement, une globalité,
presque un mode de vie ; pardonnons-lui cette métaphore qui
ne reste qu’une métaphore, sauf dans l’argumentation
des « hypers » du virtuel, pour lesquels toute l’Histoire
est marquée par un paradigme technologique).
Un processus mental se trouve inauguré. « Ce n’est
pas l’imprimerie, comme on le prétend souvent, mais
bien ce bouquet d’inventions, qui, douze générations
plus tôt, constitue le fondement nécessaire de toutes
les étapes par lesquelles la culture du livre a évolué
depuis lors » (p. 9). D’entrée de jeu, le livre
désamorce ce discours officiel lié à l’imprimerie,
qui confond presse à bras et « high tech », et
qui ne cesse de bonifier le bien-fondé des NTI. Une telle
conception techniciste du passé confond l’innovation
sociale et l’évolution technique. Elle postule que
le livre imprimé a permis la diffusion massive de la pensée,
qu’en enlevant au clergé le monopole de l’écriture
et de l’enseignement, il a transformé subitement la
société (certains se contentent de dire qu’il
a été le catalyseur principal de cette mutation).
Permettons-nous de douter d’une telle équivalence,
presque mécanique, et interrogeons-nous plutôt, avec
Illich, sur le cadre conceptuel et intellectuel qui a permis l’apparition
du livre de masse (masse des milieux éclairés, cléricaux
et bourgeois en majorité, faut-il préciser : les masses
regardaient les images dans les livres, mais elles restent illettrées.
Le véritable livre populaire est le fruit de la presse industrielle,
à l’époque où la masse paysanne commence
à diminuer au profit des citadins et à être
scolarisée).
La connaissance médiévale
Un grand mythe du Moyen Âge touche au savoir qui y circulait
; comme il n’a pas de livres en nombre, on s’imagine
qu’il est ignare. Par exemple, sa connaissance de la Renaissance
: le Moyen Âge voyait dans l’Antiquité, nous
dit Régine Pernoud, « un trésor de sagesse et
de science » adapté et intégré à
la culture orale et visuelle des peintres de miniatures et des trouvères
(1). Un autre spécialiste, Olivier Guyotjeannin, nous dit
que le Moyen Âge est une époque « fort soucieuse
d’ordre et de hiérarchie », où l’abondance
des cartulaires, des chartriers et des documents diplomatiques est
attestée. Si on n’en retrouve que peu de traces, c’est
qu’ils ont été dispersés. Les rédacteurs
retravaillent les formulaires privés et publics, ils explorent
habilement les nouveaux pouvoirs de l’écrit. (2). Pour
eux, la mémoire représente un élément
important, voire central, de leur pratique ; en témoignent
les couteaux et coins en bois porteurs d’inscriptions qu’on
trouvait dans les archives ecclésiastiques. L’auteur
y voit non pas un manque documentaire, comme on le croit généralement,
mais la « trace d’un souci nouveau de marquer, par l’écrit,
un jalon très fort de la mémoire » (p. 32).
Le Moyen Âge avait en outre une connaissance sufisante et
éclairée de l’Antiquité, contrairement
à ce que croyaient Marx et les humanistes positivistes du
siècle dernier. Et ce n’est pas la Renaissance qui
a « redécouvert » l’Antiquité, mais
c’est elle qui s’est mise à imiter l’Antiquité
(Pernoud, op. cit.), un peu sur le principe du « re-enactment
» d’effets spéciaux et digitaux, comme le système
hollywoodien le fait avec ses méga-productions qui prennent
un thème du passé ou du futur.
Lecture, sagesse : deux idées chères à Illich,
dont il voit la profonde correspondance. Avec l’écran,
c’est la sagesse qui tend à disparaître, au profit
de l’immédiateté de la donnée. S’arrêtant
davantage sur cette problématique que sur celle de l’histoire
des techniques (invention du codex, de l’index, des têtes
de chapitres, de la division en rubriques, etc.), Illich commente
la « discipline ascétique concentrée sur un
objet technique » (p. 12). Pour le moine médiéval,
la « lectio divina » engageait tout le corps, elle était
mode de vie. L’enluminure des manuscrits participait de sa
prière et de sa méditation. Son existence est une
« vie de lecture » ; l’étude et la lecture
(les deux étant équivalentes) ne sont pas séparées
de la vie quotidienne. Le Didascalion expose en premier lieu ces
« vertus de la lecture » qui lui sont nécessaires
et que la lecture conduit à développer (p. 22). Pour
Hugues, c’est là l’essentiel, et non pas le principe
de classement des champs du savoir qu’il y explique (idem).
Lecture et lumière : deux autres thèmes chers à
l’auteur, ainsi qu’à Hugues. La page est devant
l’oeil et l’esprit comme un miroir pour le visage des
étudiants-lecteurs (p. 35). Ne pas lire pour paraître
savant, mais pour jouir de la lumière nue et pure, comme
celle de la bougie qui éclaire seule le lecteur, la nuit,
à l’époque. Ainsi, « la quête de
sagesse est une quête des symboles de l’ordre que nous
rencontrons dans la page » (p. 41). Elle n’est pas liée
à un ordre ou à une systématisation de la connaissance
selon des catégories pré-conçues, ni à
une gestion de la connaissance. Le contact des moines et des gens
avec le christianisme s’effectue par ce même «
médium » visuel du manuscrit qu’est la cathédrale
et ses vitraux. Le théâtre moderne est d’ailleurs
né sur le parvis de ces cathédrales.
La pensée symbolique marque tout le Moyen Âge. C’est
une pensée de la profondeur, des mystères, des secrets,
de la crainte devant Dieu. C’est aussi une pensée qui
dépasse constamment le premier degré, une pensée
en mouvement, qui englobe l’être et l’infini.
Ce n’est pas un hasard si une perte graduelle de la pensée
et de la lecture symboliques se traduit aujourd’hui par une
pensée simplifiée, technicienne, économique.
C’est une pensée facile, qui prend la complexité
et le détail pour éléments qualitatifs, mais
qui reste en surface (McLuhan disait que le médias nous amputent
de la conscience réelle des choses en prolongeant nos sens
et nos organes de perception). C’est précisément
sur ce point que la réflexion d’Illich et d’un
apprenti-moine du XIIième siècle peuvent nous être
si précieuses.
La lecture et la mémoire
L’art de lire retrouve aussi l’art de l’entraînement
mnémonique, comme préalable à la lecture, art
négligé depuis l’Antiquité (p. 49). La
mémorisation est antécédente à l’écriture,
elle appartient à l’oral. « Le lecteur pieux
désire être possédé par la parole, et
non la manipuler » (p. 55). Le texte n’est pas la mémoire,
donc, mais quelque chose de l’ordre de l’objet, de l’outil,
quelque chose que l’on peut mettre en circulation. «
Hugues de Saint-Victor semble bien être le dernier grand personnage
à proposer la mémoire comme le seul ou le principal
moyen de retrouver l’information » (p. 57).
La tradition encore vivace de la sous-vocalisation de la lecture
remonte à la « lectio » des monastères
du Haut Moyen Âge. La « voix des pages » nous
rend le texte abstrait corporellement présent, par le mouvement
des lèvres et de la langue. À l’inverse, «
le lecteur moderne conçoit la page comme une plaque qui encre
son esprit, et son esprit comme un écran de projection de
la page, d’où elle peut s’évanouir dès
qu’on la tourne » (p. 68). L’analogie de cette
description avec le modèle mécanique de l’imprimerie
nous montre bien le processus mental qui conduit logiquement à
la mise au point de la technique de production et de diffusion modernes
du livre. Elle nous parle aussi du mode électronique de diffusion
du texte et de la lecture, ce qui n’est pas sans enseignement
valable sur la pensée à l’ère de la virtualité,
et ses liens avec l’imprimerie.
« Pour Hugues, qui emploie le latin, l’acte de lire
implique une activité proche de la recherche du bois pour
le feu » (p. 71). Legere comporte « ramassage »,
« gerbage », « moisson » ou « ceuillette
» (idem). Le « lignum » est le bois naturel, celui
de l’arbre.
Le nouveau mode de lecture
Cependant, déjà au début du XIIIième
siècle, la lectio divina commence à disparaître
comme mode dominant. Guillaume de Saint-Thierry, un contemporain
de Hugues, distingue deux types de lecture : une mettant en jeu
l’affection, l’autre « ayant pour but d’accroître
la connaissance factuelle » (p. 79). « Le nouveau mode
de lecture de la page dans sa disposition neuve, implique un cadre
nouveau dans la cité : les collèges qui engendrent
l’Université, avec leurs rituels plus académiques
que monastiques » (idem).
On pourrait parler, dans cette continuité, du sens symbolique
de l’imprimerie ; ce n’est que lorsqu’une tâche
acquiert une signification symbolique, à l’intérieur
d’une narration de société, idéologique
par exemple, qu’une technique s’impose, même si
elle existait depuis longtemps. En Chine et en Orient, l’imprimerie
rudimentaire (xylographie) existait depuis des siècles, et
en Occident, on connaissait déjà les techniques de
l’estampe. La technique explose et révolutionne lorsqu’elle
se voit douée d’un poids symbolique dans la société,
et dans le cadre intellectuel et mental de cette société.
Avant Hugues, la parole n’était pas transcrite par
les chroniqueurs et les notaires, l’alphabet restait au niveau
du sacralisé, de la « lectio ». Le texte devient
chose en soi avec Hugues, indépendant de tel ou tel parchemin.
Illich nous conduit à penser qu’il y a donc un mouvement
vers l’objectivation de la pensée, vers sa plus grande
rationalité. En même temps, la pensée perd ce
qu’elle avait de mythologique, d’oral et de populaire.
Le grotesque et le merveilleux médiéval, et son esprit
de dérision, se sont évanouis avec la textualité
moderne, pour ne renaître que sous forme de pastiche esthétique
lors de mouvements littéraires ultérieurs, par exemple
au XIXième siècle, avec la veine romantique.
« Pour Hugues, la lecture est une activité morale
plutôt que technique. Elle est au service de l’accomplissement
personnel » (p. 93). C’est précisément
sur ce point que ce livre nous interpelle, et qu’il nous donne
une leçon, pour nous qui aujourd’hui, essayons de définir
une éthique du texte et de la lecture par les nouveaux médias,
hyper-médias ou multi-médias. Nous devrions laisser
de côté les questions de tuyauterie pour examiner le
contenu et les façons de penser de ces modes de lecture.
Bien sûr, le mot « moral » doit être entendu
dans un sens autre (plus large ou moins large, qui saurait le dire
?) que celui de Hugues ; on doit l’étendre à
une éthique et une conscience de l’information et de
son environnement. Les explications actuelles de l’hypertexte
comme outil exceptionnel de « responsabilisation » du
lecteur, simplement parce qu’il imiterait mieux que l’écriture
le fonctionnement spontané de l’esprit humain, et qu’il
permettrait d’exercer de nouvelles facultés de jugement,
devraient à tout le moins nous laisser perplexes. On va jusqu’à
nous dire que le lecteur est fasciné par le livre au point
d’en perdre toute distanciation, alors qu’en mode hypertexte,
on doit intervenir, en cliquant, pour sortir de sa torpeur et allumer
sa fonction critique... Une interprétation fort simpliste
de Don Quichotte revient constamment pour soutenir cette thèse.
En fait, une certaine forme d’hallucination normalisée
de zapping « intellectuel » et respectable se profile
déjà à l’horizon, qui continue d’ailleurs
celle de la télévision par câble, qui est la
forme bête, mécanique, du zapping. Dans une économie
virtualisée, l’hypertexte se présenterait alors
comme un instrument primaire de manipulation de la conscience du
lecteur-spectateur, une forme simple d’engineering mental.
Cliquez et votre désir devient réalité, et
vous êtes omniscients, et vous avez la liberté totale.
La mythologie de l’hypertexte reprend celle de l’écriture
comme incantation magique. Les poètes romantiques, et plus
tard les surréalistes, ont développé cette
puissance symbolique et métaphorique de l’écriture
en poésie et en peinture ; le drame avec l’hypertexte,
c’est qu’il croit instrumentaliser ce qui est d’ordre
symbolique et mental, et il aboutit à un outil de contrôle
et de manipulation sans en être conscient. En fait, il tue
la pensée symbolique (la seule véritable pensée),
au profit de quoi ? D’un savoir pratique, manipulable, encyclopédique,
interchangeable, multi-médias, informationnel pur.
Il apparaît donc urgent de retrouver le sens premier de la
lecture. Acte esthétique et acte éthique bien sûr,
mais aussi acte idéologique, acte social, acte commun. C’est
ainsi qu’Illich rêve, « avec George Steiner, qu’en
dehors du système éducatif qui assume aujourd’hui
des fonctions totalement différentes, il puisse exister quelque
chose comme des maisons de lecture, proches de la yeshiva juive,
de la medersa islamique ou du monastère », (p. 9),
afin que ceux qui sont passionnés de lecture y trouvent silence,
conseil et compagnonnage (même le vocabulaire de l’auteur
est médiéval). Un « nouvel ascétisme
de la lecture » doit considérer la lecture «
livresque » classique comme un moyen parmi d’autres
(idem).
Redécouvrir la lecture d’avant l’invention de
l’imprimerie nous aiderait donc à se débarrasser
de certains préjugés touchant au livre imprimé.
Ainsi, la culture monastique était plus près de la
communauté laïque qu’on ne l’a cru. Régine
Pernoud (op. cit.) nous dit que la collection abondante et de qualité
de l’abbaye du Mont Saint-Michel, en un lieu retiré
et isolé, alimentait un « centre de savoir en milieu
rural » (Pernoud, p. 62). La littérature orale a produit
troubadours, trouvères, jongleurs, réciteurs et ménestrels,
tous de formidables producteurs de fonds de savoir populaire. Les
bibliothèques monastiques étaient, dirait-on de nos
jours, spécialisées, elles faisaient office de médiatrices
qui transmettaient le savoir et la mémoire des Anciens, donc
d’une classe intellectuelle restreinte, certes, mais plus
accessible et diffusée qu’on ne le croit.
La société et son mode de lecture
Aux trois ordres médiévaux des « oratores »
(ceux qui prient et qui lisent), des chevaliers et des « laboratores
» (travailleurs), ont peu à peu succédé
ceux des corporations et des guildes, des courtisans puis des nobles
; cette transformation s’est opérée d’abord
en Europe du Nord, en Flandres et en Allemagne, où les bourgs
et les bourgeois commencent à modeler une économie
marchande. L’imprimerie y apparaît au moment précis
où cette nouvelle conscience du mode s’affirme, où
le libre arbitre du protestantisme libère les esprits, où
on découvre de nouveaux continents. Les guildes de marchands
produisent aussi un savoir de métier qui a besoin de recherches,
de cartographies, de traités, de nomenclatures, etc. Le savoir
marchand s’affranchit des contraintes d’un savoir sacré,
et se met à circuler. Une notion de la lecture utilitaire,
productive, accompagne la naissance d’une classe urbaine riche.
On peut déjà parler, à un niveau plus que primitif,
mais tout de même significatif, de circulation de flux, bien
qu’il ne faille pas confondre la place relative de la technique
du XVième siècle par rapport à la société
avec celle de la technologie virtuelle des années 90, ce
que malheureusement on ne voit pas encore assez clairement...
Dans une communauté de « connaissance révélée
», dont le christianisme est le liant et le paradigme, le
« studium » du moine, son mode de vie, devaient à
la fois édifier la communauté urbaine, et lui servir
à trouver une image de Dieu (p. 96). Avec le livre, qui est
un bien individuel, la notion de communauté est évacuée
de la lecture. Apparaissent les droits de propriété
intellectuelle et littéraire. Ajoutons quelques précisions
pour mieux éclairer les propos d’Illich : les traditions
et les coutumes de la communauté de base séculaire,
paysanne, commencent à être réprimées
(cela est visible dans la poésie rebelle de François
Villon), au profit d’une régulation des moeurs et des
consciences. La diffusion des Bibles de Gütenberg n’a
évidemment rien à voir avec la « lectio »
ascétique du moine, mais tout à voir avec la lutte
idéologique de la bourgeoisie montante avec l’Église
et la monarchie. Les imprimeurs protestants, et huguenots en France,
ont d’abord voulu composer avec le pouvoir des clercs et avec
l’Index, qui sera mis en place pour contrôler cette
circulation des idées qui doit rester dans les limites de
l’acceptable.
La véritable révolution du livre
Pour Hugues, « le cloître devient une métaphore
du receuillement du lecteur dans sa propre intériorité
» (p. 100). Saint-Victor est un collège urbain dans
un faubourg de Paris, où se rassemblent des esprits ouverts
qui remettent en question l’esprit du féodalisme. Ils
retrouvent l’esprit civique de l’Antiquité tardive,
exprimée dans la règle de Saint-Augustin, contrairement
à Clairvaux, où Bernard réforme les Bénédictins
dans un esprit féodal (idem). Avec ce clergé scolastique,
et non plus monastique, pastoral, se développe la lecture
silencieuse, non rituelle. Le livre s’est enfui du "scriptorium".
Bref, les transformations de l’écrit du temps de l’abbaye
de Saint-Victor sont beaucoup plus déterminantes que celles
de l’imprimerie, selon Illich. " Durant la vie de Hugues,
l’« editing » voit le jour (...) » (p. 116).
Mais Hugues n’est pas editor, réviseur, compilateur
d’informations utilitaires. Durant le siècle qui suit
sa mort, le nombre des chartes et des comptes rendus juridiques
se multiplie, de 50 à 100 fois en Angleterre (p. 117). L’étudiant
veut tout savoir, il forme un nouveau type de lecteur. Les commentaires
théologiques abondent et doivent être repérables.
La glose se retire du texte en caractères plus petits, qui
seront repris par Gütenberg dans ses mises en page, et qu’on
retrouve dans nos traitements de texte.
Enfin, la mise au point de l’index alphabétique marque
le tournant vers la collection d’extraits, la base de données
moderne. L’alphabet n’est plus une incantation magique,
mais entre en scène « comme une technique de mise en
ordre pour répertorier des concepts et des choses »
(p. 125). Illich nous convie à « distinguer avec soin
les techniques manuelles qui, autour de 1150, créent le texte
en tant qu’objet, et les techniques mécaniques, qui,
vers 1460, réifient cet objet en un imprimé »(p.
137). Il importe de saisir tout autant cette continuité que
la spécificité de ces deux moments, et d’éviter
de privilégier l’un au détriment de l’autre.
Insistons encore avec l’auteur pour dire qu’on n’a
pas encore étudié l’ère du livre née
au XIIième siècle, « qui a créé
l’objet propre à être imprimé trois cents
ans plus tard » (p. 138). Cette ère du livre inaugure
aussi celle de l’Université, et marque un net progrès
des connaissances, bien avant l’imprimerie.
À étudier ces innovations comme de pures techniques,
issues de nulle part, on en a perdu le caractère profondément
révolutionnaire, nous fait comprendre Illich. Le caractère
révolutionnaire d’un événement est d’ordre
mental et philosophique, et non pas de l’ordre du gadget utilitaire.
C’est le mérite de ce livre de nous replacer ces innovations
dans leur contexte. C’est pourquoi l’auteur ne nous
en parle qu’à la fin, après avoir longuement
présenté la topologie mentale et intellectuelle de
leur réalisation. On ne peut que lui en rendre grâce,
à la manière d’un moine du temps de Hugues...
Ainsi que le disait ce dernier, « Toute la nature est pleine
de sens, et rien dans l’univers n’est stérile
» (Augustinus, in Illich, p. 146).
Pierre Blouin
NOTES:
(1) Pour en finir avec le Moyen Âge , Seuil, coll. Points,
1977, p. 18
(2) « « Penuria Scriptorium », Le mythe de l’anarchie
documentaire dans la France du Nord, Xe-Première moitié
du Xième siècle », Bibliothèque de l’École
des Chartes, t. 155, Janvier-juin 1997, pp. 11-44
HERMÈS : revue critique
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