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Origine :
http://www.denistouret.fr/ideologues/Illich.html
Révolutionnaire d'ultra gauche. Fils d'une mère juive
séfarade et d'un père catholique croate, Ivan Illich
est un prêtre catholique particulièrement brillant
qui défroque pour se consacrer à la révolution
anti-capitaliste.
Un prophète oublié
La mort d'Ivan Illich, penseur rebelle
Autre point de vue
Ivan Illich est un contestataire qui affirme être au service
de la liberté, et de la responsabilité humaines menacées
par la société industrielle. Il entend critiquer cette
société sous ses divers aspects, ainsi s'en est~il
pris notamment au système éducatif puis au système
médical.
Les nouveaux systèmes éducatifs qui sont sur le point
d'évincer les systèmes scolaires traditionnels, dans
les pays riches comme dans les pays pauvres, lui paraissent être
"des outils de conditionnement puissants et efficaces ~ qui
produiront en série une main d'œuvre spécialisée,
des consommateurs dociles, des usagers résignés"
(La convivialité p.10).
Ivan Illich pense que notre société industrielle est
une société de surproduction et que la surproduction,
dans le domaine médical comme dans le domaine scolaire, conduit
à la destruction des valeurs fondamentales.
Dans la société industrielle ce n'est plus l'homme
qui travaille, façonne, par l'outil, c'est l'outil qui travaille
l'homme :
"Le monopole du mode industriel de production fait des hommes
la matière première que travaille l'outil" (La
convivialité p.11 ).
Notre société est morbide, car elle décourage,
réprime et détruit l'autonomie des individus et elle
est "génératrice de maux iatrogènes"
(dont la, médecine est la cause) car après avoir multiplié
nos inadaptations en nous interdisant toute prise directe sur notre
environnement, elle charge des spécialistes de nous expliquer
que nos inadaptations sont des anomalies dues à une "défaillance
de notre organisme" et que nous avons besoin d'être soignés,
traités, réadaptés, "médicalisés"
:
"Les hommes cesseraient de supporter cette société
si le diagnostic médical n'était là pour expliquer
que ce n'est pas leur environnement qui est insupportable mais leur
organisme qui est défaillant" (Némésis
médicale).
Pour Ivan Illich l'homme est un mamifère nature1lement fragile
qui est condamné "à se produire lui-même
"dans une lutte constante avec la nature. Pour ce faire il
doit être soutenu par une culture et celle-ci :
"... n'est pas autre chose que le programme de vie qui confère
aux membres d'un groupe la capacité de faire face à
leur fragilité et d'affronter, toujours dans le provisoire,
un environnccent de choses et de mots plus ou moins stable"
(Némésis médicale).
Plus une culture "renforce la vitalité de chaque individu
et plus elle mérite d'être appelée "saine"
car la santé n'est rien d'autre que "la capacité
d'affronter et de façonner le monde environnant de façon
autonome".
Pour Ivan Illich il ne s'agit pas de "retour à la nature"
ou de condamner la technologie mais de mettre la technologie au
service de l'homme et non l'homme au service de la technologie.
Il ne s'agit pas de supprimer les "grands outils" (les
grandes institutions industrielles et marchandes, les services publics,
les ordres professionnels...) mais d'abolir leur "monopole
radical".
Au lieu de nous transformer en usagers programmés et captifs,
en consommateurs passifs et dépendants, l'industrie pourrait
nous fournir les moyens de renforcer notre autonomie. C'est une
question d'orientation de la production et de la recherche, d'organisation
des rapports intersociaux, de déspécialisation et
déprofessionnalisation des activités et de l'accès
aux savoirs, d'équilibre et redistribution des pouvoirs :
"Si nous voulons élargir notre angle de vision aux dimensions
du réel, il nous faut reconnaître qu'il existe non
pas une façon d'utiliser les découvertes scientifiques,
mais au moins deux, qui sont antonomiques. Il y a un usage de la
découverte qui conduit à la spécialisation
des tâches, à l'institutionnalisation des valeurs,
à la centralisation du pouvoir. L'homme devient l'accessoire
de la méga-machine, un rouage de la bureaucratie. Mais il
existe une seconde façon de faire fructifier l'invention,
qui accroît le pouvoir et le savoir de chacun, lui permet
d'exercer sa créativité, à seule charge de
ne pas empiéter sur ce même pouvoir, chez autrui"
(La convivialité p.12).
La société doit être une société
conviviale et peut être une société conviviale
: "J'appelle société conviviale, une société
où l'outil moderne est au service de la personne intégrée
à la collectivité, et non au service d'un corps de
spécialistes. Conviviale est la société où
l'homme controle l'outil" (La convivialité p.13).
"L'outil est convivial dans la mesure où chacun peut
l'utiliser sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement
qu'il le désire, à des fins qu'il détermine
lui-même. L'usage que chacun en fait n'empiète pas
sur la liberté d'autrui d'en faire autant. Personne n'a besoin
d'un dip1ôme pour avoir le droit de s'en servir ; on peut
le prendre ou non... Entre l'homme et le monde, il est conducteur
de sens, traducteur d'intentionnalite" (La convivialite p.45).
La convivialité peut résulter de l'appropriation
collective des grands outils lorsque cette appropriation signifie;
"que la communauté s'engage a utiliser les outils à
promouvoir des rappors sociaux conviviaux" mais l'appropriation
collective peut également "conduire à une subordination
encore plus efficace et disciplinée des hommes aux outils"
ce qui serait le cas dans les systèmes "socialistes"
bureaucratiques, actuellement en fonctionnement, qui présenteraient
avec les systèmes capitalistes plus de ressemblances que
de différences.
L'instauration de la société conviviale nécessitera
une inversion politique qui passera par une démythologisation
de la science, une redécouverte du langage, le recouvrement
du droit :le droit est actuellement au service de la croissance
économique, ce qui serait une perversion, il faut le mettre
au service de l'inversion de la société.
Cette inversion c'est fondamentalement l'arrêt de la croissance,
croissance qui, selon Illich, conduit à l' apocalyse prédite
par les écologistes.
Face cette menace, la survie humaine pourrait être gérée
par l'installation d'un fascisme techno-bureaucratique : "qui
contrôlerait l'économique et le psychisme de l'homme,
dans le cadre d'une "grande organisation"."
Ivan Illich espère la faillite de cette solution et préconise
de limiter la croissance.
Il y a une autre possibilité : un processus politique qui
permette à la population de déterminer le maximum
que chacun peut exiger, dans un monde aux ressources manifestement
limitées ; un processus d'agrément portant sur la
fixation et le maintien de limites à la croissance de l'outillage
; un processus d'encouragement de la recherche radicale de sorte
qu'un nombre croissant de gens puisse faire toujours plus avec toujours
moins" (La convivialité p.145).
Denis Touret, Sociologie et philosophie du droit, Les cours de droit,
Paris, 1976, p. 258-261
UN PROPHETE OUBLIE
Combien, parmi ces enseignants qui dimanche battaient le pavé
parisien, ont eu une pensée pour Ivan lllich ? Combien savaient
qu'il était mort, le lundi précédent, à
Brême, en Allemagne, âgé de 76 ans, emporté
par le cancer, cette tumeur au cerveau qu'il traînait depuis
plus de quinze ans et que, fidèle à sa convic tion
que l'homme doit prendre lui-même en charge sa maladie au
lieu de la confier aux médecins, il avait toujours refusé
de faire opérer ? Combien même avaient-ils jamais entendu
parler d'lllich et de cette défiance qu'il portait, autant
qu'à la médecine, à l'école (son premier
livre, Une Société sans école, paru en France
en 1971, connut un énorme succès) ? Combien savaient
qu'il fut, dans les années 1970, un des penseurs contempo-
rains les plus célébrés (les plus controversés
aussi), un des maîtres à penser de toute une génération
?
Sans doute un œrtain nombre de ces manifestants, les plus
chenus. Ceux dont les tempes grisonnent et la retraite approche.
Ceux dont la jeunesse a vibré dans le grand chambardement
de Mai 68. Ceux qui sont le plus attachés à cette
pédagogie qui « met l'enfant au centre de l'école
» et qu'on remet en cause aujourd'hui sous un ministre qui
s'est rendu célèbre en dénonçant «
la pensée 68 » et pour qui Illich est un songe-creux.
Pour les autres, ils ont toutes les excuses du monde : cela faisait
bien vingt ans qu'on n'avait plus entendu parler du « Socrate
de Cuernavaca ». Et il est vrai aussi que le « pédagogisme
» de masse a montré ses limites.
N'est pas Socrate qui veut.
Mort d'un prophète oublié...
PRETRE REBELLE
Et pourtant, quelle vie, quel parcours ! Et quelle influence sur
son époque, si l'on veut bien considérer qu'une bonne
partie des contestataires de l'ordre établi, de cette jeunesse
en pétard qui se rassemble, de Porto Alegre à Florence
contre la mondialisation libérale, est peu ou prou la descendance
du bonhomme. Qu'elle le sache ou non.
Ivan lliich était né à Vienne, en 1926. Son
père était croate et catholique, sa mère juive
séfarade. Un vrai métèque. Le nazisme l'exile
à Florence, puis il étudie à Rome, à
l'université grégorienne du Vatican. il se destine
à la prêtrise. Brillant sujet, bosseur impénitent,
curieux de tout, boulimique de savoirs, polyglotte, diplômé
de théologie, prêtre fervent : un destin tout tracé
de prince de l'Eglise ; dans les hautes sphères, on le destine
à la diplomatie. On en fera un nonce, un évêque,
un cardinal un jour sans doute. Un pape, qui sait? Rien de tout
ça ! lllich choisit la vie d'un simple curé de paroisse,
à New York, où il découvre le désarroi
de ses ouailles des bidonvilles portoricains, déracinées,
sans repères, plongées dans le grand chaudron de Manhattan.
C'est le rommencement de sa vraie vocation de pédagogue,
de passeur, qui le conduit ensuite à Porto Rico, puis à
ce Centre interculturel de Cuernavaca, au Mexique, qui deviendra,
dans les années 1960, un haut lieu de rencontres et d'échanges
entre jeunes intellectuels d'Amérique latine et d'Europe,
prêtres et laïcs, sorte d'université permanente
sans hiérarchie ni diplômes, véritable bouillon
de culture où se concocte pour une part cette « théologie
de la libération» si suspecte aux yeux de la curie
romaine... Le brillant sujet a dévié de sa belle route
toute droite, jugent les monsignore. On ose critiquer l'action apostolique
de la puissante église yankee dans son arrière-cour
latino : néo-colonialisme,juge-t-il. On est en 1967, quand
tout commence à bouger. Quand les prêtres de la base,
partout dans le sous-continent, se mettent à secouer leur
hiérarchie au nom de l'Évangile et mettent en avant
« l'option préférentielle des pauvres »
; quand Don Helder Camara fait vibrer le Brésil, que camillo
Torrès prend le fusil, que les jeunes bourgeois chrétiens
de Montevideo se découvrent Tupamaros, que les curés
nicas rejoignent les maquis de la guérilla sandiniste...
La contamination communiste menace l'église sud-américaine,
du moins Rome en juge ainsi. lllich, non-violent, s'en tient à
sa démarche, la recherche d'une "voie non-marxiste de
rupture avec la domination capitaliste, poursuit son rêve
socratique d'une révolution des cœurs et des esprits.
C'est encore trop pour le Vatican. Sommé de choisir, le
prêtre rebelle défroque pour conserver sa liberté
de penser et d'agir. Croyant toujours, mais pour toujours hors des
clous. . .
LA SOCIETE CONVIVIALE
Une œuvre considérable, pas tant par la taille (guère
plus de cinq ou six bouquins en vingt ans) que par la fulgurance
de sa pensée utopique, la radicalité de son contenu,
le retentissement mondial qu'elle connut dans cette décennie
1970, qui fut celle de toutes les remises en cause.
Après celle de l'école (système d'exclusion),
celle du pouvoir médical (qui dépossède l'individu
de la responsabilité de sa santé) et, plus généralement,
la critique globale de la société industrielle, marchande,
technologique, de consommation. Du Spectacle, comme disait Debord
à peu près au même moment. Avec lui et quelques
autres (notamment André Gorz, qui contribua à le faire
connaître en France, ou encore René Dumont, ou Jacques
Ellul, dont il fut proche ; plus près de nous, un Caillé,
l'héritier de Marcel Mauss, un Lipietz), lllich contribua
à fonder les bases théoriques de l'écologie
politique, d'une politique alternative à cette double impasse
productiviste du capitalisme libéral et du socialisme classique.
Son maître-livre, la Convivialité (1, Le seuil, 1973),
est une critique sans concession de« l'organisation de l'économie
tout entière en vue du mieux-être [qui] est l'obstacle
majeur au bien-être », de l'asservissement de l'homme
à l'outil ("l'homme a besoin d'un outil avec lequel
travailler ; non d'un outillage qui travaille à sa place
»), de la «surcroissance [qui] menace le droit de l'homme
à s'enraciner dans l'environnement avec lequel il a évolué»
et un cri d'alarme. Illich nous dit que notre civilisation (ce que
nous appelons ainsi, quelle dérision !) est en passe de franchir
un seuil au-delà duquel nous entrons dans un processus de
crise fatal: « Passé un certain seuil, l'outil, de
serviteur devient despote. Passé un certain seuil, la société
devient une école, un hôpital, une prison. Alors commence
le grand enfermement. Il importe de repérer précisément
où se trouve, pour chaque composante de l'équilibre
global, ce seuil critique. Alors il sera possible d'articuler de
façon nouvelle la triade millénaire de l'homme, de
l'outil et de la société. J'appelle société
conviviale une société où l'outil moderne est
au service de la personne intégrée à la collectivité,
et non au service d'un corps de spédalistes. Conviviale est
la société où l'homme contrôle l'outil.
» Où l'on voit que le philosophe de Cuernavaca, à
la différence d'un Debord qui cultiva jusqu'au suicide son
pessimisme noir, ne désespérait nullement de la nature
humaine.
Reste que si le terme « convivial » est passé
dans le langage courant, qu'on l'utilise à toutes les sauces
publicitaires et propagandistes, on s'est bien gardé d'en
conserver le sens. On est même toujours allé à
contresens.
CITOYEN DU MONDE
lllich nié, oublié, effacé ? À première
vue, oui. Les années 1980, 1990 ont signé la négation
des utopies chaleureuses, le triomphe de la société
marchande et technocratique, la victoire de l'outil sur l'homme.
Et le pire, c'est que cette régression s'est accomplie (en
France) en grande partie sous l'égide d'une gauche qui n'a
toujours rien compris. Ce pourquoi on ne peut pardonner au socialisme
meiierrandien sa conversion honteuse au spectacle. Et pourtant,
on l'a dit, cet effacement d'lllich (il aura fallu sa mort pour
qu'on reparle de lui, y compris ici) n'a pas empêché
la diffusion de ses idées dans une fraction croissante de
la jeunesse du monde, qu'effare et révolte le désordre
établi. lllich, le père de l'antimondialisation ?
Voyez comme le terme est inapproprié pour ce citoyen du monde,
ce métèque polyglotte, ce Cadet Roussel de la pensée
toujours ; entre ses trois maisons (Cuernavaca, l'université
de Pennsylvanie, celle de Brême), et accessoirement, de symposium
en conférence, dans bien d'autres lieux encore ! Hervé
Kempf rappelle, dans son article du Monde (2), qu'on l'avait récemment
revu à Paris lors d'un colloque intitulé « Défaire
le développement, refaire le monde ». A la tribune,
à ses côtés, José Bové, ce gibier
de potence : ce qui n'a rien d'étonnant quand on sait que
le porte-parole de la Confédération paysanne fut,
en sa jeunesse étudiante bordelaise, l'élève
attentif et admiratif de Jacques Ellul (Mamère aussi du reste).
Malgré la pensée unique, cheminement souterrain de
la pensée rebelle, transmission des héritages spirituels,
vie foisonnante des réseaux et des militances...
Le bloc-notes de Bernard Langlois, Politis, jeudi 12 décembre
2002
La mort d'Ivan Illich, penseur rebelle par Hervé
Kempf
L'intellectuel autrichien est mort lundi 2 décembre à
Brême, en Allemagne, à l'âge de 76 ans. Prêtre
"en congé" de l'Eglise, il avait, dans les années
1970, proposé une critique radicale et globale de la société
industrielle, de l'école et de la médecine. Ivan Illich
aura été, jusqu'au bout de sa vie, un intellectuel
rebelle et cohérent : souffrant depuis une dizaine d'années
d'une tumeur au cerveau, il avait choisi de ne pas suivre les thérapies
usuelles, acceptant de vivre avec une énorme protubérance
sur sa joue droite, qui sidérait ses interlocuteurs, avant
qu'ils ne retrouvent la lueur de son regard et la vélocité
de son esprit.
Provocateur, lucide, implacable critique de la société
industrielle, Ivan Illich a été, au tournant des années
1970, le porte-parole entendu et brillant d'une critique non marxiste
des institutions qui fondent l'économie contemporaine : l'école,
la santé, le développement, la consommation énergétique
ont été les cibles d'un discours puissant et qui a
donné à l'écologie une assise théorique
solide.
Mais, depuis les années 1980, l'euphorie micro-informatique,
le renouveau du capitalisme et la reddition corps et biens de la
gauche au libéralisme ont fait oublier ce penseur exigeant.
Il est décédé lundi 2 décembre, à
Brême, dans la douceur, et en pleine possession de ses moyens
intellectuels.
Ivan Illich était né le 4 septembre 1926 à
Vienne. Son père était croate catholique, sa mère
juive séfarade. Il est expulsé en 1941 en application
des lois raciales nazies. Il va alors étudier à Florence,
puis entre à l'Université grégorienne du Vatican,
à Rome, pour devenir prêtre. Polyglotte, il est un
dévoreur de connaissances et d'idées. Il est influencé
par le philosophe Jacques Maritain, obtient sa licence de théologie
en 1951.
Le Vatican destinerait ce jeune prêtre brillant à
sa diplomatie, mais il préfère aller à New
York où on lui confie la paroisse d'Incarnation Church, à
Manhattan, où il va travailler de 1952 à 1956. C'est
une paroisse irlandaise, progressivement transformée par
l'arrivée massive d'immigrants portoricains. Illich y découvre
le problème de l'acculturation et déploie des talents
remarquables de pédagogue et de passeur entre les cultures
américaine et hispanique. Le succès est tel que ses
supérieurs l'envoient en 1956 à l'Université
catholique de Porto Rico, où il élargit son travail
d'enseignement interculturel. En 1960, il s'oppose à son
évêque, qui appelle à ne pas voter pour un candidat
gouverneur qui prônait le contrôle des naissances, et
doit quitter Porto Rico.
Il parcourt à pied l'Amérique latine et va –
selon certains – méditer au Sahara. Il rejoint en 1961
le Cidoc (Centre interculturel de documentation) à Cuernavaca,
au Mexique. Il va en faire un carrefour extraordinaire de discussion
pour intellectuels et étudiants d'Amérique latine,
ou de jeunes Occidentaux, souvent religieux. Cette université
sans hiérarchie et sans diplômes est aussi un terrain
d'expérimentation de ses idées. Il finit par entrer
en conflit avec l'Eglise, en critiquant l'aide apostolique des Etats-Unis
à l'Amérique latine, qu'il qualifie de "plante
coloniale", dans un article publié en janvier 1967 à
New York (repris dans Esprit en mai 1967). Il entérine la
rupture début 1969, en renonçant à l'exercice
et au titre de prêtre, mais sans renier sa foi.
Indépendant de l'institution, il va se libérer en
donnant en quelques années son œuvre bouillonnante et
sulfureuse, qui tombe à pic dans un après-Mai 68 encore
baigné d'utopie : Une société sans école,
publié en France en 1971, est un succès immédiat,
tandis qu'Esprit (avec Jean-Luc Domenach) et le Nouvel Observateur
(avec Michel Bosquet, alias André Gorz) s'attachent à
populariser ses idées. Il y explique que l'école joue
comme un système d'exclusion, rejetant ceux qui n'ont pas
obtenu de diplôme, tout en monopolisant ce qui est jugé
digne du nom de "savoir" et rejetant les autres formes
de connaissance humaine.
En 1973, Energie et équité,reprise d'articles donnés
au Monde,sape l'analyse courante de la crise de l'énergie
– perçue généralement comme un problème
de ressources rares – en montrant qu'elle renvoie à
la consommation, donc aux usages, par le développement débridé
des transports. Il y établit une équivalence originale
entre temps gagné – par la rapidité –
et temps perdu – à travailler pour acquérir
les moyens d'aller vite. La même année voit paraître
La Convivialité,critique plus générale du système
technique, dans la foulée d'un Jacques Ellul dont il a découvert
l'œuvre en 1965.
La Convivialité est un texte qui garde une étonnante
jeunesse. Illich y analyse la transformation de l'outil en un appareil
asservissant. Il ne critique pas la technologie, mais le monopole
qui lui est conféré et qui nuit à la liberté
de chacun de répondre à ses propres besoins. Illich
décrit la logique qui conduit la société à
poursuivre une croissance ininterrompue, acculturant les groupes
et les individus, sans répondre à la pauvreté
qui, au contraire, s'y développe."L'organisation de
l'économie tout entière en vue du mieux-être
est l'obstacle majeur au bien-être", résume-t-il.
Dans la seconde moitié des années 1970, Illich poursuit
son travail en sapant l'institution médicale (avec La Némésis
médicale), les illusions du travail (Le Travail fantôme),
le concept d'environnement (H2O). Mais l'optimisme des années
1960 a disparu, et l'on oublie Illich, du moins en France. Il travaille
au Mexique, et, depuis 1990, enseigne tous les automnes à
l'université de Brême, en Allemagne. Dans le miroir
du passé, en 1994 (Descartes et Cie), donne l'image de ses
nouvelles réflexions sur l'engagement ou le langage. Mais
il saisit mal les phénomènes des années 1990
que sont Internet et la biotechnologie.
Si les intellectuels patentés l'ont oublié, les préoccupations
de Illich continuent d'irriguer un réseau actif de critiques
du développement, dont a témoigné un colloque
important à l'Unesco en mars dernier sous le titre "Défaire
le développement, refaire le monde". Illich y était
– à côté de José Bové. Ses
idées ne sont pas mortes le 2 décembre, elles sont
au contraire bien vivantes.
Hervé Kempf,
LE MONDE 04.12.02
Eléments bibliographiques
La Convivialité, Seuil, 1973.
Nemésis médicale, Seuil, 1975.
Dans le miroir du passé, Descartes et Cie, 1994.
Un inédit, La Perte des sens, et les œuvres complètes
en deux volumes, à paraître chez Fayard en 2003.
VERBATIM
Nous publions quelques fragments de la pensée d'Ivan Illich,
extraits de La Convivialité, Le Seuil (collection "Points").
La liberté
Passé un certain seuil, l'outil, de serviteur, devient despote.
Passé un certain seuil, la société devient
une école, un hôpital, une prison. Alors commence le
grand enfermement. Il importe de repérer précisément
où se trouve, pour chaque composante de l'équilibre
global, ce seuil critique. Alors il sera possible d'articuler de
façon nouvelle la triade millénaire de l'homme, de
l'outil et de la société. J'appelle société
conviviale une société où l'outil moderne est
au service de la personne intégrée à la collectivité,
et non au service d'un corps de spécialistes. Conviviale
est la société où l'homme contrôle l'outil.
L'école
La redéfinition des processus d'acquisition du savoir en
termes de scolarisation n'a pas seulement justifié l'école
en lui donnant l'apparence de la nécessité ; elle
a aussi créé une nouvelle sorte de pauvres, les non-scolarisés,
et une nouvelle sorte de ségrégation sociale, la discrimination
de ceux qui manquent d'éducation par ceux qui sont fiers
d'en avoir reçu. L'individu scolarisé sait exactement
à quel niveau de la pyramide hiérarchique du savoir
il s'en est tenu, et il connaît avec précision sa distance
au pinacle. Une fois qu'il a accepté de se laisser définir
d'après son degré de savoir par une administration,
il accepte sans broncher par la suite que des bureaucrates déterminent
son besoin de santé, que des technocrates définissent
son manque de mobilité. Ainsi façonné à
la mentalité du consommateur-usager, il ne peut plus voir
la perversion des moyens en fins inhérente à la structure
même de la production industrielle du nécessaire comme
du luxe.
La technologie
La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n'est
qu'en renversant la structure profonde qui règle le rapport
de l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner des outils
justes. L'outil juste répond à trois exigences : il
est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie
personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit
le rayon d'action personnel. L'homme a besoin d'un outil avec lequel
travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place.
Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie
et de l'imagination personnelles, non d'une technologie qui l'asservisse
et le programme.
La crise
Je distinguerai cinq menaces portées à la population
de la planète par le développement industriel avancé
:
1. La surcroissance menace le droit de l'homme à s'enraciner
dans l'environnement avec lequel il a évolué.
2. L'industrialisation menace le droit de l'homme à l'autonomie
dans l'action.
3. La surprogrammation de l'homme en vue de son nouvel environnement
menace sa créativité.
4. La complexification des processus de production menace son droit
à la parole, c'est-à-dire à la politique.
5. Le renforcement des mécanismes d'usure menace le droit
de l'homme à sa tradition, son recours au précédent
à travers le langage, le mythe et le rituel.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 05.12.02
Ivan Illich où la bonne nouvelle, par Jean-Pierre
Dupuy
Vorace consommateur d'énergie et de ressources rares non
renouvelables, notre mode de vie est à terme irrémédiablement
condamné. On imagine mal qu'il puisse durer encore plus d'un
demi-siècle. Beaucoup d'entre nous ne serons plus de ce monde,
mais nos enfants, si. Si nous nous soucions d'eux, il serait plus
que temps que nous prenions conscience de ce qui les attend. Deux
raisons principales justifient ce pronostic.
L'exploitation à bas coût des ressources fossiles
touche à sa fin. Chaque année qui passe nous rapproche
du terme, d'autant plus que les besoins énergétiques
à l'échelle de la planète croissent très
vite. Or les régions du monde où les ressources sont
concentrées sont parmi les plus chaudes de la planète,
du point de vue géopolitique.
La seconde raison est certainement la plus grave. Pas une semaine
ne passe sans qu'un nouveau symptôme du réchauffement
climatique ne confirme cela sur quoi maintenant tous les experts
s'accordent : ce réchauffement existe bel et bien, il est
essentiellement dû à l'activité des hommes et
ses effets seront beaucoup plus sérieux que ce que l'on imaginait
il y a peu encore.
Tandis que les glaciers andins disparaissent à une vitesse
record, la désertification du pourtour de la Méditerranée
s'étend, et l'eau devient un bien de plus en plus rare.
Les experts savent que les objectifs du protocole de Kyoto, foulés
aux pieds par la puissance américaine, sont dérisoires
par rapport à ce qu'il faudrait viser pour mettre un terme
à l'augmentation de la concentration du gaz carbonique dans
l'atmosphère : diviser par deux les émissions à
l'échelle de la planète. La condition sine qua non
pour y arriver est d'empêcher les pays en voie de développement
de suivre le modèle de croissance qui est le nôtre.
Si nous, les pays industrialisés, n'y renonçons pas
nous-mêmes, notre message n'a pas la moindre chance d'être
entendu.
L'optimisme scientiste nous invite à prendre patience. Bientôt,
nous souffle-t-il, les ingénieurs sauront trouver le moyen
de passer les obstacles qui nous barrent la route. Rien n'est moins
sûr. Les spécialistes du nucléaire pensent qu'ils
ont des réponses à la question lancinante des déchets,
mais ils savent aussi que le public sera de plus en plus réticent
à les accepter. Ils ne peuvent garantir ni la sûreté
des centrales ni celle de la chaîne de transport face aux
menaces terroristes. A l'échelle planétaire, l'énergie
nucléaire ne trouvera de toute façon pas assez de
combustible pour se déployer plus que marginalement, sauf
à recourir aux surgénérateurs ou à une
aléatoire extraction de l'uranium marin.
Quant aux énergies renouvelables, biomasse, éoliennes
et autres, c'est pour des raisons techniques, de dispersion entre
autres, qu'elles seront cruellement insuffisantes. Le recours massif
au charbon fossile, dont les ressources planétaires sont
considérables, sera une tentation à laquelle il faudra
énergiquement résister, sous peine d'aggraver encore
plus le réchauffement climatique. On frémit d'effroi
lorsqu'on apprend qu'aucun scénario dressé par les
organismes spécialisés ne comporte de solution réaliste
pour passer le cap des années 2040-2050.
Nous sommes au pied du mur. Nous devons dire ce qui compte le plus
pour nous : notre exigence éthique d'égalité,
qui débouche sur des principes d'universalisation, ou bien
notre mode de développement. Ou bien la partie privilégiée
de la planète s'isole, ce qui voudra dire de plus en plus
qu'elle se protège par des boucliers de toutes sortes contre
des agressions que le ressentiment des laissés-pour-compte
concevra chaque fois plus cruelles et plus abominables ; ou bien
s'invente un autre mode de rapport au monde, à la nature,
aux choses et aux êtres, qui aura la propriété
de pouvoir être universalisé à l'échelle
de l'humanité.
Il y a cependant une bonne nouvelle. La mort sereine d'Ivan Illich,
il y a quelques jours, nous rappelle que nous l'avons déjà
reçue, mais que nous ne l'avons pas entendue. C'était
dans les années 1970, l'époque où ce critique
radical de la société industrielle eut le plus d'influence.
La bonne nouvelle est que ce n'est pas d'abord pour éviter
les effets secondaires négatifs d'une chose qui serait bonne
en soi qu'il nous faut renoncer à notre mode de vie –
comme si nous avions à arbitrer entre le plaisir d'un mets
exquis et les risques afférents. Non, c'est que le mets est
intrinsèquement mauvais, et que nous serions bien plus heureux
à nous détourner de lui. Vivre autrement pour vivre
mieux.
Comment peut-on dire que le mets est mauvais, puisque tous les
peuples de la Terre veulent y goûter ? Il faut, pour le montrer,
tout un travail pédagogique que je ne peux qu'esquisser ici.
L'arme principale de la critique illichienne est le concept de
"contre-productivité" . Passés certains
seuils critiques de développement, plus croissent les grandes
institutions de nos sociétés industrielles, plus elles
deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs
mêmes qu'elles sont censées servir : la médecine
corrompt la santé, l'école bêtifie, le transport
immobilise, les communications rendent sourd et muet, les flux d'information
détruisent le sens, le recours à l'énergie
fossile, qui réactualise le dynamisme de la vie passée,
menace de détruire toute vie future et, last but not least,
l'alimentation industrielle se transforme en poison. Nous y sommes.
Derrière ce qui peut apparaître comme des provocations,
se cache en fait une analyse minutieuse et rigoureuse des mécanismes
de la contre-productivité. Toute valeur d'usage peut être
produite de deux façons, en mettant en œuvre deux modes
de production : un mode autonome et un mode hétéronome.
Ainsi, on peut apprendre en s'éveillant aux choses de la
vie dans un milieu rempli de sens ; on peut aussi recevoir de l'éducation
de la part d'un professeur payé pour cela. On peut se maintenir
en bonne santé en menant une vie saine, hygiénique
; on peut aussi recevoir des soins de la part d'un thérapeute
professionnel. On peut avoir un rapport à l'espace que l'on
habite, fondé sur des déplacements à faible
vitesse : marche, bicyclette ; on peut aussi avoir un rapport instrumental
à l'espace, le but étant de le franchir, de l'annuler,
le plus rapidement possible, transporté par des engins à
moteur. On peut rendre service à quelqu'un qui vous demande
de l'aide ; on peut lui répondre : il y a des services pour
cela.
Contrairement à ce que produit le mode hétéronome
de production, ce que produit le mode autonome ne peut en général
être mesuré, évalué, comparé,
additionné à d'autres valeurs. Il ne s'agit certes
pas de dire que le mode hétéronome est un mal en soi,
loin de là. Mais la grande question qu'Illich eut le mérite
de poser est celle de l'articulation entre les deux modes. La production
hétéronome peut certes vivifier intensément
les capacités autonomes de production de valeurs d'usage.
Simplement, l'hétéronomie n'est ici qu'un détour
de production au service d'une fin qu'il ne faut pas perdre de vue
: l'autonomie.
L'hypothèse d'Illich est que la "synergie positive"
entre les deux modes n'est possible que dans certaines conditions
très précises. Passés certains seuils critiques
de développement, la production hétéronome
engendre une telle réorganisation du milieu physique, institutionnel
et symbolique que les capacités autonomes sont paralysées.
Se met alors en place le cercle vicieux divergent de la contre-productivité.
L'appauvrissement des liens qui unissent l'homme à lui-même,
aux autres et au monde devient un puissant générateur
de demande de substituts hétéronomes qui permettent
de survivre dans un monde de plus en plus aliénant, tout
en renforçant les conditions qui les rendent nécessaires.
Cette analyse démontre lumineusement pourquoi nous sommes
tant attachés à cela même qui nous détruit.
Ivan Illich est mort mais ses idées sont promises à
un bel avenir.
Jean-Pierre Dupuy, philosophe ; il enseigne à l'Ecole polytechnique
(Centre de recherche en épistémologie appliquée)
et à l'université Stanford (Californie).
Source http://www.lemonde.fr
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.12.02 et 26.12.02
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