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Origine : http://www.apres-developpement.org/alire/textes.php
Texte extrait du chapitre 1 du manuscrit Le cercle vicieux
(du développement et de la croissance), inédit, Bordeaux,
1980.
Les sociétés modernes estiment, semble-t-il, ne vivre
aujourd'hui que du développement et ne pouvoir vivre demain
que de la poursuite de ce développement : si par malheur
il s'arrêtait, elles ne pourraient plus fonctionner, Ia "machine
économique" se gripperait.
C'est au développement en effet que nous, hommes des sociétés
modernes, pensons devoir nos principales satisfactions : nous lui
devons d'avoir dépassé la hantise de la faim et du
froid, ainsi que de ne plus avoir à nous épuiser sans
cesse à la recherche de notre nourriture ; nous lui devons
d'avoir dépassé la hantise de l'écrasement
par les forces naturelles et celle de notre impuissance face à
la maladie ; nous lui devons le confort qui est le nôtre,
ainsi que la possibilité de nous déplacer à
la surface de la terre. Oue I'on songe, par contraste, à
ce que pouvait être la vie d'un primitif ou d'un homme du
moyen âge ! Bref, nous devons au développement de dominer
le monde et la nature, d'en être, enfin, devenus "maîtres
et possesseurs" - ou plutôt, le développement
est ce processus, cet effort par lequel nous en sommes devenus maîtres
et possesseurs.
C'est également au développement que nous estimons
devoir - au moins pour une part, mais cette part est fondamentale,
notre valeur morale et intellectuelle. Nous croyons que l'homme
des sociétés traditionnelles (chasseur primitif, pasteur
nomade ou, tout simplement, agriculteur) n'avait guère qu'une
existence répétitive, chaque génération
vivant et produisant les biens nécessaires à sa consommation
de la même manière que la génération
précédente. L'homme des sociétés traditionnelles
était donc fondamentalement refermé sur lui-même
et sur son mode de vie, ignorant de tout ce qui n'était pas
son horizon particulier et borné, horizon géographique,
certes, mais plus encore horizon culturel.
Ainsi nous nous représentons l'homme des sociétés
traditionnelles comme frustre et borné, à la limite
grossier. Mais grâce au commerce et aux échanges -
eux-mêmes à la fois résultat et moteurs du développement
- nous serions enfin sortis de cette torpeur, de cette lourdeur
bornée : nos esprits se sont affinés, nos pensées
se sont approfondies et ouvertes à des horizons plus vastes.
C'est tout cela que symbolise le cliché qui oppose la lourdeur
du paysan, du rustre (rus = campagne) à l"'urbanité"
(urbs = ville) de l'habitant des villes. N'est-ce pas d'ailleurs
dans et par les villes que progressent les sciences et les arts,
c'est-à-dire la civilisation ? Et les villes elles-mêmes
ne sont-elles pas à la fois le produit d'un début
de développement et l'incitateur d'un nouvel élan
?
C'est pourquoi dès que les sociétés modernes
rencontrent un problème, elles en recherchent la solution
dans la relance ou, à tout le moins, la poursuite du développement.
Certains peuples sont-ils plongés dans la famine et la misère
? Il faut donc (ou, plus modestement, il faudrait) qu'ils "accèdent"
au développement, qu'ils effectuent leur "décollage
économique". Les inégalités risquent-elles
d'affaiblir le consensus social ? -il s'agit donc d'accroître
la masse des biens et des services que la société
est à même de mettre en circulation, d'augmenter le
gâteau à partager afin que la part de chacun soit plus
grosse. Le chômage s'accroît-il ? -il faut donc relancer
(d'une manière ou d'une autre) I'économie, c'est-à-dire
réactiver le développement, afin de créer les
emplois nécessaires à la production de nouveaux biens
et de nouveaux services.
Ainsi la vénération du développement et la
volonté d'en assurer la poursuite semblent constituer le
fond commun de toutes les "politiques" modernes. Les programmes
de droite comme de gauche impliquent également un fort taux
de croissance, la poursuite ou la relance de l'expansion économique,
etc. De sorte qu'à gauche comme à droite, le bon régime,
c'est celui qui construit des barrages, édifie des usines
et des ponts, qui développe l'industrialisation de l'agriculture
et la production automobile et qui envoie des fusées dans
la lune. En fait, comme nous allons le voir, si les politiques de
droite et de gauche ont tant en commun, c'est qu'elles ont aussi
en commun une certaine conception de l'homme, de histoire et du
progrès social.
Le fond commun du socialisme et du libéralisme
On objectera à cette affirmation : comment peut-on ramener
ainsi les "sociétés modernes" à l'unique
dénominateur commun du développement, alors qu'apparemment
notre monde est profondément divisé en systèmes
socio-économiques opposés qui se veulent inconciliables
: libéralisme, socialisme, et toutes leurs variantes, démocratiques
ou autoritaires.
Pourtant, au-delà de leurs divergences, ces systèmes
présentent en profondeur une étrange ressemblance
et s'alimentent à une commune croyance dans les vertus du
développement.
Nous ne prétendons pas engager ici un débat érudit,
visant à établir la liste des convergences entre les
textes et les concepts "socialistes" et ceux de la pensée
libérale - liste de convergences qu'il faudrait alors équilibrer
par une liste de divergence. Plus simplement on peut mettre en lumière
un certain fond commun d'idées - de "représentations",
si l'on veut - qu'on rencontre dans le socialisme aussi bien que
dans le libéralisme. A grands traits, ce fond commun d'idées
comprend les deux éléments suivants :
a) ce qu'il y a de plus important, et finalement de plus réel,
dans l'histoire de l'humanité, c'est le développement
des techniques et des forces productives ,
b) ce développement est porteur des seules chances qu'ait
l'humanité de parvenir à son épanouissement.
Mais il faut préciser davantage. Libéralisme et socialisme
ont en commun une image de l'homme et du progrès : quelle
est cette image ?
L'homme est fondamentalement un être de besoins mais la satisfaction
de ces besoins ne lui est garantie ni par la générosité
gratuite de la nature, ni - comme c'est le cas pour certains animaux
- par la présence en lui d'instincts le préadaptant
à un milieu naturel "fait pour" le recevoir. Au
contraire, il lui faut produire par son travail (c'est-à-dire
à la fois par son labeur physique, toujours plus ou moins
pénible, et par les inventions et découvertes diverses
dont il se révèle capable (1) les biens nécessaires
à la satisfaction de ses besoins. Bien plus, ces biens il
faut qu'il les arrache à la nature, car celle-ci est à
son égard sinon hostile, du moins indifférente. Et
finalement les ressources sont rares ! L'homme apparaît ainsi,
au départ comme un être démuni, vivant dans
la pénurie, obsédé par la nécessité
de satisfaire ses besoins et jamais sûr d'y parvenir. Et non
seulement il a peu de besoins, mais encore ceux-ci sont bien pauvrement
satisfaits !
Il y a ainsi une dépendance essentielle de l'homme à
l'égard de la nature et cette pression de la nature serait
la contrainte fondamentale qui fait obstacle à la liberté
de l'homme. Aussi l'être humain ne pourra-t-il réaliser
son humanité, accéder à son épanouissement
qu'en sortant de cette situation de pénurie et de dépendance,
c'est-à-dire, comme le dit Descartes, en devenant "comme
maître et possesseur de la nature". D'où l'importance
du progrès technique et l'urgence primordiale de tout ce
qui concerne la production des ressources, c'est-à-dire de
l'économie.
Mais l'homme, dira-t-on, n'est pas - pour le libéralisme
et aussi sans doute pour le socialisme - que cela. Il se peut. Mais
il demeure toutefois qu'il est d'abord cela et que la satisfaction
des besoins doit d'abord être assurée. Dans l'ordre
des conditions, c'est cela qui est premier. C'est ainsi que pour
Marx, le règne de la nécessité doit être
satisfait avant qu'advienne le règne de la liberté
et pour qu'il puisse advenir. L'abondance (une certaine abondance,
du moins) est donc la base sur laquelle seulement pourra s'épanouir
l'humanité. Quant "au reste" - si reste il y a
- c'est un quelque chose en plus, dont la détermination est
laissée dans le vague: ce qui sera "au-delà",
c'est "la culture", I"'esprit" ("des conditions
sociales d'où l'esprit est exclu", dit Marx) c'est le
"règne de la liberté", dont on se garde
bien de tenter de dire quel pourra bien en être le contenu
!
On nous présente donc un homme qui est indissolublement,
un étre de besoin et un être de travail. Cela comporte
deux conséquences implicites.
D'abord que l'essentiel n'est pas pour les hommes les rapports
qu'ils entretiennent avec les autres hommes. L'essentiel, ce sont
les rapports qu'ils entretiennent avec les choses. Ainsi tout ce
qui en l'homme est à proprement parler aspirations, valeurs
ou désir, c'est-à-dire tout ce qui implique un rapport
essentiel à autrui et au monde, cesse d'étre pris
en considération et se trouve ramené à l'accessoire.
Ce qui compte, ce sont d'abord les besoins quant aux aspirations,
aux désirs on ne s'en occupe pas.
En second lieu, I'homme et la nature vont être conçus
désormais comme des choses parmi les choses : il n'y a plus
- il ne saurait plus y avoir - quoi que ce soi t "à
respecter", pas même la vie des hommes ou leur humanité.
A la lettre, il n'y a plus de sacré (sacer = ce qui est à
part, à respecter). Non seulement la morale et la religion,
mais tout aussi bien les valeurs spécifiquement politiques,
ne sauraient être que des conventions, tolérées
à titre de convictions privées Dès lors, la
voie est libre pour le primat de I'économie et sa domination.
Mais dans la mesure où on ne parvient pas à se passer
d'un "à respecter", le nouveau sacré sera
le progrès lui-même et la science. A cela, certes,
on ne saurait toucher !
Une même appréciation sur la technique et sur l'économie,
conçue comme effort pour maximiser la quantité des
biens produits et la puissance individuelle et collective. Dès
lors technique et économie sont bonnes "en soi",
fondamentalement porteuses de chances d'épanouissement et
indéfiniment susceptibles de créer de nouvelles utilités.
Jamais la réflexion sur l'essence profonde de la technique
ne sera poussée plus loin, ni même entreprise. Les
idéologies modernes sont obnubilées par la recherche
de l'efficacité et de la puissance à tout prix. Les
choix techniques sont toujours présentés comme évidents.
On n'imagine jamais que d'autres techniques et surtout d'autres
systèmes de valeurs puissent être adoptés, moins
orientés vers la puissance et l'efficacité matérielle
immédiate.
De plus, on considère des deux côtés que s'il
arrive que l'accroissement des moyens techniques dont disposent
Ies hommes semble présenter certaines "retombées"
indésirables, ce ne saurait être qu'un accident. Accident
dû, selon le libéralisme, à une insuffisante
maîtrise rationnelle du processus technique : parce que les
hommes l'utilisent mal (ou au mal) ou bien parce que nos connaissances
scientifiques et nos moyens techniques sont encore insuffisants.
Accident dû, selon le socialisme, au fait que les découvertes
techniques sont mises en oeuvre en régime de lutte des classes
et d'exploitation de l'homme par l'homme. Cela revient à
dire que, I'exploitation capitaliste une fois surmontée,
I'économie et la technique seront enfin rendues à
leur essence authentique, qui est foncièrement bénéfique.
Au reste, I'accroissement des moyens de production est toujours
considéré comme globalement positif et le capitalisme,
tous comptes faits, (mais qui les fait ? et les a-t-on jamais faits
?) a eu une "action civilisatrice" que même Marx
a célébrée.
Au fond de tout cela, il faut voir à l'oeuvre une commune
visée métaphysique, on dirait presque une visée
spirituelle, de type prométhéen, assignant à
la société humaine son accomplissement dans la maîtrise
et la domination de la nature. Marx définit le projet fondamental
- faut-il dire le fantasme métaphysique - de toute la modernité,
lorsqu'il écrit : "il s'agit que l'homme pense, agisse,
façonne sa réalité- comme un homme sans illusions
parvenu à l'âge de raison, (...) qu'il gravite autour
de lui-même, c'est-à-dire de son soleil réel".
Curieusement, si l'homme moderne est prêt à se sacrifier
sur l'autel du progrès et de la technique, ce n'est pas tellement
pour les avantages matériels qu'il en obtient que pour le
dépassement de sa nature qu'iI en espère.
Le développement est ce qui définit l'historicité
même des sociétés humaines.
L'accroissement - dans cette perspective - de propension moderne
des forces productives, porte donc, en lui-même et par lui-même,
la promesse d'un progrès humain et social (simplement, aux
yeux du socialisme, il faudra transformer aussi les rapports sociaux).
Mais il y a plus : si l'homme est un être historique qui se
développe et qui veut progresser, c'est grâce aux découvertes
technico-scientifiques et à la croissance économique.
Ce sont elles qui lui confèrent cette historicité,
I'entraînent dans leur propre développement. D'où
les véritables réactions de panique à la simple
évocation d'un éventuel arrêt de la croissance,
voire de son ralentissement : n'est-ce pas vouer l'humanité
à la stagnation répétitive et donc à
la régression ?
C'est pourquoi le processus de multiplication - on dirait presque
d'illimitation - des besoins, processus plutôt absurde engendré
par le développement, apparaît comme étant en
soi-même un bien : il serait le signe d'une plus haute civilisation,
bien plus, il permettrait l'humanisation de l'homme. Que nos besoins
semblent plus nombreux et plus diversifiés que ceux du primitif
- ou du paysan - cela prouve que l'homme conquiert de plus en plus
sa propre humanité. De Balzac à Marx, en passant par
Zola, ce thème se retrouve inchangé. Quant à
la question de savoir où conduit ce processus, elle n'est
jamais posée : on se borne à avoir confiance au mouvement
même d'illimitation pour résoudre les problèmes
qu'il peut éventuellement faire naître.
Enfin le libéralisme et le socialisme dénient l'un
et l'autre que la question politique soit fondamentale ; l'un et
l'autre la vident de son acuité.
L'élévation du niveau de vie, la réalisation
progressive de l'abondance, grâce au progrès des forces
productives, conduisent en effet à éliminer peu à
peu les inégalités sociales, du moins à les
rendre quasiment insignifiantes. L'abondance enfin réalisée
permettra en effet (version socialiste) de donner à chacun
selon ses besoins ou bien (version libérale) l'accroissement
du gâteau à partager sera tel que les différences
éventuelles de grosseur des parts perdront toute signification.
Plus profondément, l'activité économique de
l'humanité est, une fois libérée de tout ce
qui l'entrave, en elle-même harmonieuse Elle est la solution
des difficultés que les institutions politiques ne parviennent
pas à résoudre ou qu'elles ne résolvent que
de façon provisoire et illusoire.
Tout d'abord les deux courants ont la même conception de
l'Etat. Celui-ci est conçu comme un instrument : instrument
ayant pour fonction, selon la tradition libérale, d'assurer
les conditions du "laisser-faire, laisser-passer", ou,
selon la tradition socialiste, d'assurer les conditions de domination
de la classe dominante. Corrélativement, le droit apparaît
lui aussi comme purement "fonctionnel" : sa raison d'être
est d'assurer le bon fonctionnement du marché ou la domination
des dominants.
Il en résulte que, dans les deux cas, le dépérissement
de l'Etat, donc du politique, est à la fois un objectif et
une virtualité déjà inscrite dans les faits
et en voie de réalisation. Dans une société
libérale pleinement développée, où le
marché jouera son rôle, I'Etat n'aura pratiquement
plus rien à faire. De même il n'a plus de raisons d'être
dans une société de travailleurs librement associés,
ou, du fait qu'il n'y a plus de division sociale, on ne trouve plus
de classe qui aurait à assurer sa domination, - même
si peuvent et doivent subsister des formes simples d'administration
sociale, suffisamment simples pour que quiconque puisse les prendre
en charge.
Il en résulte enfin que, puisque l'Etat est un instrument,
il faudra s'en servir, aussi longtemps que la nécessité
de s'en servir se fera sentir. C'est, bien sûr, ce que fait
le socialisme, avec sa pratique étatiste et étatisante,
pratique prétendument transitoire. Mais c'est aussi, on l'oublie
trop, ce que le libéralisme a fait et ne cesse de faire,
en dépit de ses déclarations de principe et à
l'abri de ces déclarations. De sorte que si, théoriquement,
libéraux et socialistes sont d'accord pour dire que c'est
l'économie qui détermine la politique, leurs pratiques
sont également en contradiction avec leur théorie
puisque d'un côté comme de I'autre le recours à
un Etat toujours plus puissant s'avère une nécessité.
1. cf. Lw'homme qui est indissolublement "faber" et "sapiens"
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