"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Le développement : orthodoxie du monde moderne
Daniel Cerezuelle, Simon Charbonneau, Jean-Pierre Siméon

Origine : http://www.apres-developpement.org/alire/textes.php

Texte extrait du chapitre 1 du manuscrit Le cercle vicieux (du développement et de la croissance), inédit, Bordeaux, 1980.

Les sociétés modernes estiment, semble-t-il, ne vivre aujourd'hui que du développement et ne pouvoir vivre demain que de la poursuite de ce développement : si par malheur il s'arrêtait, elles ne pourraient plus fonctionner, Ia "machine économique" se gripperait.

C'est au développement en effet que nous, hommes des sociétés modernes, pensons devoir nos principales satisfactions : nous lui devons d'avoir dépassé la hantise de la faim et du froid, ainsi que de ne plus avoir à nous épuiser sans cesse à la recherche de notre nourriture ; nous lui devons d'avoir dépassé la hantise de l'écrasement par les forces naturelles et celle de notre impuissance face à la maladie ; nous lui devons le confort qui est le nôtre, ainsi que la possibilité de nous déplacer à la surface de la terre. Oue I'on songe, par contraste, à ce que pouvait être la vie d'un primitif ou d'un homme du moyen âge ! Bref, nous devons au développement de dominer le monde et la nature, d'en être, enfin, devenus "maîtres et possesseurs" - ou plutôt, le développement est ce processus, cet effort par lequel nous en sommes devenus maîtres et possesseurs.

C'est également au développement que nous estimons devoir - au moins pour une part, mais cette part est fondamentale, notre valeur morale et intellectuelle. Nous croyons que l'homme des sociétés traditionnelles (chasseur primitif, pasteur nomade ou, tout simplement, agriculteur) n'avait guère qu'une existence répétitive, chaque génération vivant et produisant les biens nécessaires à sa consommation de la même manière que la génération précédente. L'homme des sociétés traditionnelles était donc fondamentalement refermé sur lui-même et sur son mode de vie, ignorant de tout ce qui n'était pas son horizon particulier et borné, horizon géographique, certes, mais plus encore horizon culturel.

Ainsi nous nous représentons l'homme des sociétés traditionnelles comme frustre et borné, à la limite grossier. Mais grâce au commerce et aux échanges - eux-mêmes à la fois résultat et moteurs du développement - nous serions enfin sortis de cette torpeur, de cette lourdeur bornée : nos esprits se sont affinés, nos pensées se sont approfondies et ouvertes à des horizons plus vastes. C'est tout cela que symbolise le cliché qui oppose la lourdeur du paysan, du rustre (rus = campagne) à l"'urbanité" (urbs = ville) de l'habitant des villes. N'est-ce pas d'ailleurs dans et par les villes que progressent les sciences et les arts, c'est-à-dire la civilisation ? Et les villes elles-mêmes ne sont-elles pas à la fois le produit d'un début de développement et l'incitateur d'un nouvel élan ?

C'est pourquoi dès que les sociétés modernes rencontrent un problème, elles en recherchent la solution dans la relance ou, à tout le moins, la poursuite du développement. Certains peuples sont-ils plongés dans la famine et la misère ? Il faut donc (ou, plus modestement, il faudrait) qu'ils "accèdent" au développement, qu'ils effectuent leur "décollage économique". Les inégalités risquent-elles d'affaiblir le consensus social ? -il s'agit donc d'accroître la masse des biens et des services que la société est à même de mettre en circulation, d'augmenter le gâteau à partager afin que la part de chacun soit plus grosse. Le chômage s'accroît-il ? -il faut donc relancer (d'une manière ou d'une autre) I'économie, c'est-à-dire réactiver le développement, afin de créer les emplois nécessaires à la production de nouveaux biens et de nouveaux services.

Ainsi la vénération du développement et la volonté d'en assurer la poursuite semblent constituer le fond commun de toutes les "politiques" modernes. Les programmes de droite comme de gauche impliquent également un fort taux de croissance, la poursuite ou la relance de l'expansion économique, etc. De sorte qu'à gauche comme à droite, le bon régime, c'est celui qui construit des barrages, édifie des usines et des ponts, qui développe l'industrialisation de l'agriculture et la production automobile et qui envoie des fusées dans la lune. En fait, comme nous allons le voir, si les politiques de droite et de gauche ont tant en commun, c'est qu'elles ont aussi en commun une certaine conception de l'homme, de histoire et du progrès social.


Le fond commun du socialisme et du libéralisme

On objectera à cette affirmation : comment peut-on ramener ainsi les "sociétés modernes" à l'unique dénominateur commun du développement, alors qu'apparemment notre monde est profondément divisé en systèmes socio-économiques opposés qui se veulent inconciliables : libéralisme, socialisme, et toutes leurs variantes, démocratiques ou autoritaires.

Pourtant, au-delà de leurs divergences, ces systèmes présentent en profondeur une étrange ressemblance et s'alimentent à une commune croyance dans les vertus du développement.

Nous ne prétendons pas engager ici un débat érudit, visant à établir la liste des convergences entre les textes et les concepts "socialistes" et ceux de la pensée libérale - liste de convergences qu'il faudrait alors équilibrer par une liste de divergence. Plus simplement on peut mettre en lumière un certain fond commun d'idées - de "représentations", si l'on veut - qu'on rencontre dans le socialisme aussi bien que dans le libéralisme. A grands traits, ce fond commun d'idées comprend les deux éléments suivants :

a) ce qu'il y a de plus important, et finalement de plus réel, dans l'histoire de l'humanité, c'est le développement des techniques et des forces productives ,
b) ce développement est porteur des seules chances qu'ait l'humanité de parvenir à son épanouissement.

Mais il faut préciser davantage. Libéralisme et socialisme ont en commun une image de l'homme et du progrès : quelle est cette image ?

L'homme est fondamentalement un être de besoins mais la satisfaction de ces besoins ne lui est garantie ni par la générosité gratuite de la nature, ni - comme c'est le cas pour certains animaux - par la présence en lui d'instincts le préadaptant à un milieu naturel "fait pour" le recevoir. Au contraire, il lui faut produire par son travail (c'est-à-dire à la fois par son labeur physique, toujours plus ou moins pénible, et par les inventions et découvertes diverses dont il se révèle capable (1) les biens nécessaires à la satisfaction de ses besoins. Bien plus, ces biens il faut qu'il les arrache à la nature, car celle-ci est à son égard sinon hostile, du moins indifférente. Et finalement les ressources sont rares ! L'homme apparaît ainsi, au départ comme un être démuni, vivant dans la pénurie, obsédé par la nécessité de satisfaire ses besoins et jamais sûr d'y parvenir. Et non seulement il a peu de besoins, mais encore ceux-ci sont bien pauvrement satisfaits !

Il y a ainsi une dépendance essentielle de l'homme à l'égard de la nature et cette pression de la nature serait la contrainte fondamentale qui fait obstacle à la liberté de l'homme. Aussi l'être humain ne pourra-t-il réaliser son humanité, accéder à son épanouissement qu'en sortant de cette situation de pénurie et de dépendance, c'est-à-dire, comme le dit Descartes, en devenant "comme maître et possesseur de la nature". D'où l'importance du progrès technique et l'urgence primordiale de tout ce qui concerne la production des ressources, c'est-à-dire de l'économie.

Mais l'homme, dira-t-on, n'est pas - pour le libéralisme et aussi sans doute pour le socialisme - que cela. Il se peut. Mais il demeure toutefois qu'il est d'abord cela et que la satisfaction des besoins doit d'abord être assurée. Dans l'ordre des conditions, c'est cela qui est premier. C'est ainsi que pour Marx, le règne de la nécessité doit être satisfait avant qu'advienne le règne de la liberté et pour qu'il puisse advenir. L'abondance (une certaine abondance, du moins) est donc la base sur laquelle seulement pourra s'épanouir l'humanité. Quant "au reste" - si reste il y a - c'est un quelque chose en plus, dont la détermination est laissée dans le vague: ce qui sera "au-delà", c'est "la culture", I"'esprit" ("des conditions sociales d'où l'esprit est exclu", dit Marx) c'est le "règne de la liberté", dont on se garde bien de tenter de dire quel pourra bien en être le contenu !

On nous présente donc un homme qui est indissolublement, un étre de besoin et un être de travail. Cela comporte deux conséquences implicites.

D'abord que l'essentiel n'est pas pour les hommes les rapports qu'ils entretiennent avec les autres hommes. L'essentiel, ce sont les rapports qu'ils entretiennent avec les choses. Ainsi tout ce qui en l'homme est à proprement parler aspirations, valeurs ou désir, c'est-à-dire tout ce qui implique un rapport essentiel à autrui et au monde, cesse d'étre pris en considération et se trouve ramené à l'accessoire. Ce qui compte, ce sont d'abord les besoins quant aux aspirations, aux désirs on ne s'en occupe pas.

En second lieu, I'homme et la nature vont être conçus désormais comme des choses parmi les choses : il n'y a plus - il ne saurait plus y avoir - quoi que ce soi t "à respecter", pas même la vie des hommes ou leur humanité. A la lettre, il n'y a plus de sacré (sacer = ce qui est à part, à respecter). Non seulement la morale et la religion, mais tout aussi bien les valeurs spécifiquement politiques, ne sauraient être que des conventions, tolérées à titre de convictions privées Dès lors, la voie est libre pour le primat de I'économie et sa domination. Mais dans la mesure où on ne parvient pas à se passer d'un "à respecter", le nouveau sacré sera le progrès lui-même et la science. A cela, certes, on ne saurait toucher !

Une même appréciation sur la technique et sur l'économie, conçue comme effort pour maximiser la quantité des biens produits et la puissance individuelle et collective. Dès lors technique et économie sont bonnes "en soi", fondamentalement porteuses de chances d'épanouissement et indéfiniment susceptibles de créer de nouvelles utilités. Jamais la réflexion sur l'essence profonde de la technique ne sera poussée plus loin, ni même entreprise. Les idéologies modernes sont obnubilées par la recherche de l'efficacité et de la puissance à tout prix. Les choix techniques sont toujours présentés comme évidents. On n'imagine jamais que d'autres techniques et surtout d'autres systèmes de valeurs puissent être adoptés, moins orientés vers la puissance et l'efficacité matérielle immédiate.

De plus, on considère des deux côtés que s'il arrive que l'accroissement des moyens techniques dont disposent Ies hommes semble présenter certaines "retombées" indésirables, ce ne saurait être qu'un accident. Accident dû, selon le libéralisme, à une insuffisante maîtrise rationnelle du processus technique : parce que les hommes l'utilisent mal (ou au mal) ou bien parce que nos connaissances scientifiques et nos moyens techniques sont encore insuffisants. Accident dû, selon le socialisme, au fait que les découvertes techniques sont mises en oeuvre en régime de lutte des classes et d'exploitation de l'homme par l'homme. Cela revient à dire que, I'exploitation capitaliste une fois surmontée, I'économie et la technique seront enfin rendues à leur essence authentique, qui est foncièrement bénéfique. Au reste, I'accroissement des moyens de production est toujours considéré comme globalement positif et le capitalisme, tous comptes faits, (mais qui les fait ? et les a-t-on jamais faits ?) a eu une "action civilisatrice" que même Marx a célébrée.

Au fond de tout cela, il faut voir à l'oeuvre une commune visée métaphysique, on dirait presque une visée spirituelle, de type prométhéen, assignant à la société humaine son accomplissement dans la maîtrise et la domination de la nature. Marx définit le projet fondamental - faut-il dire le fantasme métaphysique - de toute la modernité, lorsqu'il écrit : "il s'agit que l'homme pense, agisse, façonne sa réalité- comme un homme sans illusions parvenu à l'âge de raison, (...) qu'il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire de son soleil réel". Curieusement, si l'homme moderne est prêt à se sacrifier sur l'autel du progrès et de la technique, ce n'est pas tellement pour les avantages matériels qu'il en obtient que pour le dépassement de sa nature qu'iI en espère.

Le développement est ce qui définit l'historicité même des sociétés humaines.

L'accroissement - dans cette perspective - de propension moderne des forces productives, porte donc, en lui-même et par lui-même, la promesse d'un progrès humain et social (simplement, aux yeux du socialisme, il faudra transformer aussi les rapports sociaux). Mais il y a plus : si l'homme est un être historique qui se développe et qui veut progresser, c'est grâce aux découvertes technico-scientifiques et à la croissance économique. Ce sont elles qui lui confèrent cette historicité, I'entraînent dans leur propre développement. D'où les véritables réactions de panique à la simple évocation d'un éventuel arrêt de la croissance, voire de son ralentissement : n'est-ce pas vouer l'humanité à la stagnation répétitive et donc à la régression ?

C'est pourquoi le processus de multiplication - on dirait presque d'illimitation - des besoins, processus plutôt absurde engendré par le développement, apparaît comme étant en soi-même un bien : il serait le signe d'une plus haute civilisation, bien plus, il permettrait l'humanisation de l'homme. Que nos besoins semblent plus nombreux et plus diversifiés que ceux du primitif - ou du paysan - cela prouve que l'homme conquiert de plus en plus sa propre humanité. De Balzac à Marx, en passant par Zola, ce thème se retrouve inchangé. Quant à la question de savoir où conduit ce processus, elle n'est jamais posée : on se borne à avoir confiance au mouvement même d'illimitation pour résoudre les problèmes qu'il peut éventuellement faire naître.

Enfin le libéralisme et le socialisme dénient l'un et l'autre que la question politique soit fondamentale ; l'un et l'autre la vident de son acuité.

L'élévation du niveau de vie, la réalisation progressive de l'abondance, grâce au progrès des forces productives, conduisent en effet à éliminer peu à peu les inégalités sociales, du moins à les rendre quasiment insignifiantes. L'abondance enfin réalisée permettra en effet (version socialiste) de donner à chacun selon ses besoins ou bien (version libérale) l'accroissement du gâteau à partager sera tel que les différences éventuelles de grosseur des parts perdront toute signification.

Plus profondément, l'activité économique de l'humanité est, une fois libérée de tout ce qui l'entrave, en elle-même harmonieuse Elle est la solution des difficultés que les institutions politiques ne parviennent pas à résoudre ou qu'elles ne résolvent que de façon provisoire et illusoire.

Tout d'abord les deux courants ont la même conception de l'Etat. Celui-ci est conçu comme un instrument : instrument ayant pour fonction, selon la tradition libérale, d'assurer les conditions du "laisser-faire, laisser-passer", ou, selon la tradition socialiste, d'assurer les conditions de domination de la classe dominante. Corrélativement, le droit apparaît lui aussi comme purement "fonctionnel" : sa raison d'être est d'assurer le bon fonctionnement du marché ou la domination des dominants.

Il en résulte que, dans les deux cas, le dépérissement de l'Etat, donc du politique, est à la fois un objectif et une virtualité déjà inscrite dans les faits et en voie de réalisation. Dans une société libérale pleinement développée, où le marché jouera son rôle, I'Etat n'aura pratiquement plus rien à faire. De même il n'a plus de raisons d'être dans une société de travailleurs librement associés, ou, du fait qu'il n'y a plus de division sociale, on ne trouve plus de classe qui aurait à assurer sa domination, - même si peuvent et doivent subsister des formes simples d'administration sociale, suffisamment simples pour que quiconque puisse les prendre en charge.

Il en résulte enfin que, puisque l'Etat est un instrument, il faudra s'en servir, aussi longtemps que la nécessité de s'en servir se fera sentir. C'est, bien sûr, ce que fait le socialisme, avec sa pratique étatiste et étatisante, pratique prétendument transitoire. Mais c'est aussi, on l'oublie trop, ce que le libéralisme a fait et ne cesse de faire, en dépit de ses déclarations de principe et à l'abri de ces déclarations. De sorte que si, théoriquement, libéraux et socialistes sont d'accord pour dire que c'est l'économie qui détermine la politique, leurs pratiques sont également en contradiction avec leur théorie puisque d'un côté comme de I'autre le recours à un Etat toujours plus puissant s'avère une nécessité.


1. cf. Lw'homme qui est indissolublement "faber" et "sapiens"