origine : http://habitat.aq.upm.es/boletin/n26/aiill2.fr.html
Autrefois, celui qui mourait abandonnait le monde. Jusque là,
il avait été dans le monde.
Tous les deux, nous appartenons à la génération
de ceux qui étaient encore «venus au monde» et
qui sont menacés aujourd'hui de mourir privés de sol[2].
Contrairement aux membres de toutes les autres générations,
nous avons vécu la rupture avec le monde.
Le renonçant[3] prenait le bâton de pélerin
et se mettait en route pour Santiago; il pouvait solliciter la stabilitas[4]
à la porte du monastère, ou se joindre aux lépreux.
Dans le monde russe comme dans le monde grec existait aussi la possibilité
de ne pas devenir moine, mais fou et d'écornifler sa pitance
le reste de sa vie en faisant le bouffon dans la cour de l'église
avec les chiens et les mendiants. Mais même pour ces extrêmes
fuyards du monde, le monde continuait d'être le cadre sensoriel
de leur existence passagère. Le monde restait une tentation,
précisément pour celui qui voulait y renoncer. La
plupart de ceux qui prétendaient abandonner le monde se surprenaient
eux-mêmes en train de tricher. L'histoire de l'ascèse
chrétienne est celle de la tentative héroïque
de l'hônneteté dans le renoncement à un monde
auquel chaque fibre de l'ascète restait attachée.
Se sentant mourir, mon oncle Alberto se fit servir le VinSanto mis
en cuve l'année de sa naissance.
Aujourd'hui, c'est différent. L'histoire bimillénaire
de l'Europe chrétienne appartient au passé. Ce monde,
dans lequel est encore née notre génération
s'est évanouï. Il est devenu insaisissable, non seulement
pour nos cadets, mais pour nous-mêmes, les vieux. Certes,
les vieillards se sont toujours souvenus de meilleurs temps, mais
ceci n'est pas une raison, pour nous qui étions là
avant les régimes de Staline, de Roosevelt, d'Hitler et de
Franco, d'oublier ces adieux vécus.
Je me souviens du jour ou j'ai vielli d'un coup pour toujours.
Jamais je n'oublierai les noirs nuages de mars dans la soleil du
soir ni les vignobles de la Sammerheide entre Pötzleinsdorf
et Salmannsdorf près de Vienne, deux jours avant l'Anschluss
(annexion de l'Autriche). Jusqu'à ce moment, il m'avait paru
évident qu'un jour j'engendrerais des enfants pour habiter
la vieille tour familiale sur telle île dalmate. Depuis cette
promenade solitaire, cela m'a paru impossible. L'exil[5] du corps
hors de la trame de l'histoire, je l'ai vécu à l'âge
de douze ans, avant encore que de Berlin ne vienne l'ordre de gazer
les fous dans tout le Reich.
Pouvoir parler ensemble de cette rupture dans l'expérience
du monde et de la mort est un privilège de la génération
qui connut l'avant. Hellmut, je crois m'adresser à quelqu'un
qui sait de quoi je parle. Le destin a fait de moi, très
jeune, le collègue, le conseiller et l'ami d'hommes et de
femmes nés plusieurs décennies avant moi. C'est ainsi
que j'ai appris à me laisser édifier et former par
des gens qui étaient trop vieux pour avoir pu connaître
cette expérience de désincarnation. Par ailleurs,
nos élèves sont tous enfants de l'époque d'après
Guernica, Leipzig, Belsen et Los Alamos. Le génocide et le
projet Génome, la mort des forêts et l'hydroponie,
la greffe cardiaque et le medicide remboursé par la sécurite
sociale sont également insipides, inodores, insaisissables
et hors du monde.
La parodie de fêtes de l'Avent autour du cadavre d'Erlangen
[6] célèbre l'inhumanité d'un monde sans relation
à un sol[7] . Nous qui sommes assez vieux et assez jeunes
pour avoir vécu la fin de la nature et la fin d'un monde
en harmonie avec les sens, devrions être capables de mourir
comme aucun autre.
Ce qui fut peut retomber en poussière. Le passé peut
être remémoré. Paul Celan[8] savait que du monde
que nous avons connu, il ne reste que de la fumée. L'apparition
du virtual drive des ordinateurs m'a pourvu d'un emblème
pour un mode d'effacement irrévocable comparable à
l'évanouissement du monde et de la chair. L'adhésion
haptique au monde [9] ne gît pas enfouie sous des couches
de décombres dans les profondeurs du sol. Elle a disparu,
comme une ligne effacée de l'ordinateur.
C'est pourquoi, nous les septuagénaires, sommes des témoins
uniques qui gardons en mémoire, non seulement des noms, mais
des modes de percevoir que plus personne ne connaît. Toutefois,
beaucoup de ceux qui ont vécu la rupture ont été
brisés eux-mêmes. J'en connais qui ont rompu eux-mêmes
le fil qui les reliait à l'existence d'avant la bombe atomique,
d'avant Auschwitz et d'avant le SIDA. Encore à mi-chemin
de leur existence, ils se sont transformés jusqu'à
la moelle en viejos verdes [10] , en verts galants qui se comportent
comme s'il pouvait encore y avoir des pères dans un Système
en passe de devenir un show réalisable [11] . Ce qui dans
le Troisième Reich était encore de la propagande et
pouvait donc encore être égratigné par la rumeur
publique est aujourd'hui vendu comme menu de logiciel ou comme assurance,
comme conseil aux étudiants, «travail de deuil»[12]
, thérapies anticancéreuses ou thérapie de
groupe pour ceux qui restent. Nous les vieux appartenons à
la génération des pionniers de ce non- sens. Nous
sommes les survivants de la génération à cause
de laquelle le Développement, la Communication et les Services
sont devenus des besoins universels. La désincarnation aliénante,
la perte des sens, qui est perte du monde [13] et l'impotence programmée
que nous avons contribué à propager sont des abominations.
Elles dépassent en profondeur et en altitude les masses de
déchets que les nouvelles générations accumulent
dans les entrailles de la terre et lancent dans l'atmosphère.
Nous occupions déja des postes clés lorsque la télévision
escamota la vie quotidienne. Moi- même, je reconnais avoir
encouragé les programmes éducatifs de la radio universitaire
et assuré qu'ils soient reçus, qu'il pleuve ou qu'il
vente, dans chaque village de Porto Rico. J'ignorais encore à
cette époque combien cela allait rétrécir le
rayon d'action des sens et boucher l'horizon. J'étais loin
alors de deviner que bientôt, les pronostics météorologiques
du programme télévisé de la soirée allaient
déteindre sur le premier regard matinal par la fenêtre.
Durant plusieurs dizaines d'années, j'ai traité à
la légère, sans m'indigner, les abstractions trompeuses
telles qu'«un milliard d'hommes sous une cloche de Gauss».
Depuis le mois de janvier de cette année, mon décompte
bancaire me parvient orné d'un diagramme en colonnes censé
me permettre de comparer d'un coup d'oeil mes frais d'auberge et
mes dépenses de bureau. C'est ainsi que je vois ma condicio
humana peu à peu réinterprétée par le
biais de centaines de minuscules informations, actes administratifs
et conseils professionnels. Hellmut, lorsqu'il y a plus de vingt
ans, toi et moi parlions de «l'éducation à perpétuité»,
je ne pouvais m'imaginer combien insidieusement - smooth and slick
- le projet éducatif allait se glisser dans la vie quotidienne.
La réalité sensorielle est de plus en plus recouverte
par des injonctions programmées à voir, entendre,
sentir. L'éducation à la survie dans un monde artificiel
[14] commence dans les premiers livres scolaires, dont les textes
ne sont plus que des modes d'emploi de tables graphiques, et s'achève
par la docile disposition des mourants à ne juger de leur
état qu'à travers les résultats des examens
de laboratoire. Des entités abstraites excitantes et colonisatrices
de l'âme ont recouvert la perception du monde et de soi comme
un capitonnage de plastique. Je le remarque lorsque je parle de
la résurrection des morts à des jeunes gens: leur
difficulté ne réside pas en un manque de confiance
mais bien plutôt dans le caractère désincarné
de leurs perceptions, dans un mode de vie en constante distraction
de la chair.
Dans un monde hostile à la mort, toi et moi ne nous préparons
plus à ce que «la mort nous accueille», mais
tout de même à une mort intransitive [15] . A l'occasion
de ton soixante-dixième anniversaire, célébrons
l'amitié qui nous permet de louer Dieu pour la réalité
sensible du monde par notre adieu même à celle-ci.
Notas
[1]: Ce beau texte d'Ivan Illich sur la mort était à
l'origine une lettre d'anniversaire à son ami Hellmut Becker,
directeur de l'Institut Max Planck pour la Recherche en Éducation
de Berlin. Il été lu lors de l'enterrement d'Ivan
Illich à Brème, le 5 décembre 2002. L'hebdomadaire
Freitag de la même ville l'a publié dans son édition
du 13 décembre 2002.
Publication du text en allemand:
Illich, Ivan (1993) «Welt - abhanden», Lust und Last
der Aufklärung. Ein Buch zum 80. Geburtstag von Hellmut Becker,
Gerold Becker et Jürgen Zimmer (Hg.), Basel: Beltz Verlag,
S. 76-79
Ivan Illich (2002) «Verlust von Welt und Fleisch»,
Freitag, 51, 13-12-2002, S. 18.
[2]: Bodenlos: littéralement sans sol, sans fond, insondable,
comme on le dit d'un gouffre, d'un abîme, inouï.
[3]: Aussteiger: celui qui «sort du siècle»
à la façon des moines ou renonce au monde à
la manière des sanyasis de l'Inde. Cf. Weltflüchtlinge.
[4]: Stabilitas: allusion au concept médiéval de
peregrinatio in stabilitate.
[5]: Ausbettung: un mot que l'on chercherait en vain dans un dictionnaire.
Tentative de rendre en allemand (parfois aussi sous la forme d'
Entbettung) l'expression anglaise to disembed, disembedding chère
a Karl Polanyi, l'auteur de La Grande Transformation, dont Ivan
est dans une certaine mesure un élève. Dans sa magnifique
préface à La Grande Transformation, Louis Dumont propose
les traductions «désincruster» ou «désencastrer».
[6]: Die Adsventsfeier um die Erlanger Leiche: allusion à
un fait divers sinistre: En 1992 ou 1992, dans la ville bavaroise
d'Erlangen, une femme enceinte est victime d'un accident à
la suite duquel elle est déclarée en état de
mort cérébrale. Les médecins de l'hôpital
se font forts de mener à terme la grossesse de ce cadavre
connecté à une machine de survie artificielle. De
leur côté, les journalistes transforment l'attente
du fruit des entrailles d'une morte en un grotesque Avent médiatique.
L'enfant de la morte est mort-né.
[7]: Der weltlose Unmensch: l'expression n'est pas sans évoquer
le dictionnaire de `l'Unmensch', petit manuel de dénazification
de l'allemand répandu après la guerre, contre lequel
Paul Celan aura protesté de toute sa force poétique.
[8]: Paul Celan (anagramme de son vrai nom), né à
Cernovicz d'une famille juive qui avait pieusement conservé
l'allemand classique. Professeur de lycée en France, Celan
renouvelait la nuit la poésie allemande.
[9]: Die Welthafte an der Welt: je propose «adhésion
haptique au monde» en partie séduit par la proximité
étymologique de haften et de haptein.
[10]: Viejo verde (en espagnol dans le texte), aussi rabo verde:
un vieux qui veut faire jeune, un vieux beau, un candidat au rôle
de séducteur paternel de jeunes filles.
[11]: Das «zur machbaren Show gewordene System»: allusion
à l'idée des «régimes scopiques»:
depuis William Hunter, le monde moderne aurait abandonné
les régimes scopiques de l'image et serait entré dans
le régime scopique du show. Par ailleurs, le monde de la
technologie, dominé récemment par les professionnels,
serait en passe de se transmuter en système, dans lequel
les «gentils conseillers» et les «gentils facilitateurs»
se chargeraient de vous transformer doucement en sous- systèmes
administrables. À la mort d'Ivan, Sajay, Silja et moi-même
travaillions sur le thème de cette transition de l'âge
de la technologie à l'âge des systèmes. L'expression
citée ci-dessus condense les deux idées.
[12]: Trauerarbeit: un exemple de cette «criminalité
linguistique» qu'Ivan disait pratiquer parfois. «Travail
de deuil», «pleur professionnel» seraient de pauvres
traductions. En anglais existe le monstrueux «bereavement
counselor», le professionnel du deuil. Il y a une touche d'ironie
à l'égard de Mme Kuebler-Ross. Un autre acte de «criminalité
linguistique» consistait à révéler la
proximité étymologique de krieg, la guerre et de kriegen,
recevoir. En sautant sur la «barrière des langues»
on dirait: «the go-getter ist ein Krieger». Le «travail
de deuil» est un spécimen de travail fantôme.
[13]: Die weltenfremdete Entsinnlichung: la perte des sens et du
sens aliéné du monde.
[14]: Die Erziehung zum unwirklichen Machwerk: l'éducation
à l'irréelle chose faite, aux produits irréels
de la factibilité technique illimitée.
[15]: Der intransitive Tod: marcher est l'exemple d'un verbe intransitif:
je ne peux pas être complément d'objet direct du verbe
marcher, je ne peux pas «être marché».
Au contraire, transporter est un verbe transitif. Mourir est- il
intransitif comme marcher ou transitif comme transporter et être
transporté?
Edición del 29-6-2005
Boletín CF+S 26 -- Ivan Illich > http://habitat.aq.upm.es/boletin/n26/aiill2.fr.html
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