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Origine : http://www.solidarite.asso.fr/actions/illich.htm
Ivan Illich a été l'un des premiers à émettre
de sérieuses critiques au sujet des politiques occidentales
d'aide au développement des pays du Tiers Monde. Ce texte
(1) a été rédigé suite au rapport Pearson
publié en 1968, préconisant un taux de 1 % du PNB
américain en Aide publique au développement.(2) A
le relire plus de trente ans plus tard, ce texte n'a rien perdu
de sa pertinence.
Dans leur bienveillance, les nations riches entendent aujourd'hui
passer aux nations pauvres la camisole de force du développement,
avec ses embouteillages et ses emprisonnements dans les hôpitaux
ou dans les salles de classe. Au nom du développement, l'opinion
internationale approuve cette action. Les riches, les scolarisés,
les anciens de ce monde essaient de partager leurs douteux avantages
en convainquant le Tiers-Monde d'adopter leurs solutions préemballées
!
Le coût du développement
Ainsi, les rues de Sao Paulo s'embouteillent tandis que pour fuir
la sécheresse près d'un million de Brésiliens
du Nord-Est font 800 kilomètres à pied. Des chirurgiens
d'Amérique latine suivent des stages dans des hôpitaux
spécialisés de New York pour y apprendre des techniques
qui ne s'appliqueront qu'à quelques malades, et pendant ce
temps la dysenterieamibienne continue d'exercer ses ravages parmi
les 90 % de la population. Une poignée d'étudiants
bénéficie d'une formation scientifique plus poussée
dans les universités américaines, avec l'aide souvent
d'une bourse de leur propre gouvernement si, par hasard, ils retournent
en Bolivie, ils deviendront des enseignants, spécialisés
dans quelque matière au nom ronflant, à La Paz ou
à Cochabamba. Mais les riches exportent des modèles
déjà démodés de leur production standardisée.
L'Alliance pour le progrès (1961) est un excellent exemple
d'une institution bienveillante, conçue pour lutter contre
le sous-développement. L'Alliance a connu le succès,
mais pas celui qu'elle promettait ; elle est devenue l'Alliance
pour le progrès de la consommation et de la domestication
des masses d'Amérique latine. Elle a permis de faire un grand
pas en avant vers une conception moderne de la consommation parmi
la bourgeoisie d'Amérique du Sud, en l'intégrant à
la culture dominante de la métropole nord-américaine.
En même temps, l'Alliance a contribué à la modernisation
des aspirations de la majorité des citoyens et les a amenés
à croire en la nécessité des produits qu'ils
ne pourront jamais obtenir.
Chaque voiture lancée sur les routes du Brésil prive
cinquante personnes de la possibilité de disposer d'un autocar.
Chaque réfrigérateur mis sur le marché contribue
à restreindre les chances que soit construite une chambre
froide pour la communauté. Pour reprendre une formule de
Jorge de Ahumada, le brillant économiste chilien, chaque
dollar dépensé au profit de la médecine et
des hôpitaux coûte une centaine de vies humaines : si
chaque dollar avait été, en effet, dépensé
pour les approvisionner en eau potable, on aurait pu les sauver.
Chacun des dollars dépensés pour l'enseignement représente
un nombre accru de privilèges accordés au petit nombre
aux dépens de la grande majorité. Il augmente le nombre
de ceux qui, avant d'abandonner l'école, auront appris que
ceux qui y restent gagnent par là le droit de disposer de
plus de pouvoir, d'argent et de prestige. Le résultat d'un
pareil enseignement est de définir une nouvelle hiérarchie
fondée sur les années de scolarité.
Tous les pays latino-américains s'efforcent fiévreusement
de développer leur système scolaire. Aucun d'entre
eux ne dépense pour l'éducation (c'est-à-dire
pour la scolarité) moins de 18 % du revenu national provenant
des impôts ; beaucoup en dépensent presque le double.
Mais ces investissements considérables n'ont encore jamais
permis d'assurer cinq années complètes d'enseignement
à plus du tiers de la population ; la demande et l'offre
en matière d'enseignement croissent en rapport géométrique
inverse. Ce qui est vrai de la scolarité l'est également
des produits de la plupart des institutions, au cours de cette entreprise
de modernisation du tiers monde.
La course au superflu
Les constantes améliorations techniques apportées
aux produits déjà établis sur le marché
profitent généralement beaucoup plus au producteur
qu'au consommateur. La complexité des méthodes de
fabrication ne permet qu'aux industries puissantes de remplacer
continuellement un modèle par un autre. L'attention du consommateur
se porte sur d'infimes modifications et lui en fait oublier les
conséquences : l'augmentation des prix, la nécessité
de changer plus souvent de modèle, le coût plus élevé
des réparations et la spécialisation plus grande.
Voyez, par exemple, les usages multiples d'un ouvre-boîte
ordinaire, tandis qu'un modèle électrique, à
condition qu'il fonctionne, n'ouvre qu'un certain type de boîte
et coûte cent fois plus cher !
Il en va de même pour une pièce détachée
de machine agricole et, bien entendu, pour un diplôme universitaire.
L'agriculteur du Middle West se laisse aisément convaincre
qu'il lui faut un véhicule à quatre roues motrices,
capable d'atteindre les 120 km/h sur route, équipé
d'essuie-glace électriques et de sièges fauteuils,
et qu'il pourra remplacer l'année d'après par un modèle
nouveau. Une telle vitesse n'a rien d'indispensable pour la plupart
des paysans du monde, qui se soucient peu, par ailleurs, du confort
ou de la nouveauté. Ce dont ils ont besoin, c'est d'un moyen
de transport qui leur revienne le moins cher possible. Ils vivent
dans un monde où le temps ne s'est pas changé en argent,
où les essuie-glace à main suffisent encore, où
une machine doit durer plus d'une génération. Une
bête de somme mécanique leur suffira mais celle-ci
ne répond pas aux exigences de la technique moderne et des
méthodes de fabrication et de vente sur le marché
nord-américain, si bien que personne ne s'avisera de la fabriquer.
En matière de santé, ce qu'il faut à l'Amérique
latine, c'est un personnel paramédical qui puisse intervenir
sans l'aide d'un docteur en médecine. Or, au lieu de promouvoir
un programme de formation de sages-femmes et de visiteurs médicaux
qui seraient appelés à donner les soins indispensables
et disposeraient de quelques remèdes, les autorités
universitaires latino-américaines préfèrent
ouvrir chaque année des écoles d'infirmières
spécialisées, de laborantines et de pharmaciens. On
prépare ainsi des professionnels uniquement aptes à
travailler dans des hôpitaux bien équipés ou
à vendre des remèdes toujours plus dangereux. Le monde
va vers une impasse dans la mesure où il est incapable de
faire face à un double phénomène évolutif
:
Un nombre sans cesse accru d'hommes ne dispose que d'une possibilité
de choix toujours plus limitée. Certes, on parle souvent
de cet accroissement de la population mondiale, sans autre effet
que de créer une psychose de peur. La diminution des choix
fondamentaux provoque, elle, l'angoisse parmi les populations, mais
on ne s'attarde pas à cet aspect de la question. L'explosion
démographique accable l'imagination et l'on ne pense plus
qu'à offrir des choix entre différentes marques de
produits. Certes, nous sommes dans une impasse. Des consommateurs
nouveaux naissent toujours plus nombreux et la demande se développe
dans tous les domaines, depuis les produits alimentaires jusqu'au
contraceptifs, pendant que nous ne parvenons à imaginer aucun
autre moyen pour la satisfaire que d'offrir les produits conditionnés,
maintenant en vente dans les sociétés dignes de notre
admiration.
Je m'attacherai successivement à l'examen de ces deux aspects
de la réalité qui nous indiquent la direction permettant
de parvenir à une définition du sous-développement.
À qui profite le développement ?
Dans la plupart des pays du tiers monde, l'accroissement de population
s'accompagne de l'apparition d'une classe moyenne. Au sein de cette
classe, nous assistons à une élévation rapide
des revenus, du niveau de vie et de la consommation, mais en même
temps le fossé se creuse entre elle et la masse du peuple.
Même dans les pays où la consommation moyenne par tête
d'habitant augmente, la majorité des hommes dispose en fait
de quantités de nourriture moindres qu'en 1945, de moins
de possibilités de soins lorsqu'ils tombent malades, d'une
protection sociale plus limitée et d'une diversité
d'emplois plus restreinte. C'est là, en partie, le résultat
d'une consommation orientée et la conséquence, d'autre
part, de l'éclatement de la cellule familiale et de la culture
traditionnelle. En 1969, un plus grand nombre d'êtres vivants
souffrent de la faim, des maladies et des méfaits du climat,
et ce nombre représente un pourcentage accru de la population
mondiale.
Ces conséquences du sous-développement ne sont que
trop visibles, mais le sous-développement représente
aussi un état d'esprit et toute la difficulté est
de comprendre cette prise de conscience particulière qu'il
suppose. L'esprit est conditionné au sous-développement
lorsque l'on parvient à faire admettre aux masses que leurs
besoins se définissent comme un appel aux solutions occidentales,
ces solutions toutes faites qui ne leur sont pas accessibles. Dans
cette perspective, nous voyons que le sous-développement
se perpétue alors même qu'augmente le nombre de salles
de classe, de calories, de voitures et de cliniques. Les classes
dirigeantes de ces pays s'efforcent de créer des services
qui ont été conçus dans le cadre d'une société
de l'abondance ; une fois qu'elles ont ainsi monopolisé la
demande, elles ne pourront jamais satisfaire les besoins de la majorité.
Cette conscience spécifique du sous-développement
pourrait se définir comme un résultat du processus
de Verdinglichung, ou "réification", pour reprendre
un qualificatif que l'on trouve dans Freud et Marx ; par "réification",
j'entends que la perception des besoins réels se change en
une demande de produits manufacturés : avoir soif, c'est
avoir besoin de Coca-Cola ! Cette sorte de réification est
le résultat de la manipulation des besoins humains par de
vastes organisations qui sont parvenues à dominer l'imagination
des consommateurs en puissance.
Vendeurs d'écoles et de Coca-cola
Reprenons l'exemple emprunté au domaine de l'éducation.
La promotion intensive de l'enseignement conduit à l'idée
que scolarité et éducation sont des termes équivalents,
à telle enseigne qu'ils ont tendance à devenir interchangeables
dans le langage de tous les jours. Une fois que l'imagination d'une
population dans son ensemble a été "scolarisée",
c'est-à-dire persuadée que l'école possède
le monopole de l'éducation, alors l'analphabète peut
être frappé d'impôts qui permettront d'offrir
une éducation secondaire et universitaire gratuite aux enfants
des riches.
Le sous-développement est alors la conséquence d'un
"développement" continuel des aspirations matérielles,
auquel on parvient par une promotion intensive des ventes. En ce
sens, le sous-développement évolutif se situe à
l'opposé de ce que je crois être l'éducation
véritable : l'éducation par laquelle la conscience
s'éveille à de nouvelles possibilités de l'homme,
l'éducation qui met l'imagination créatrice au service
d'une vie plus humaine. Le sous-développement, au contraire,
suppose une capitulation de la conscience sociale et l'acceptation
des solutions préfabriquées.
Certes, ce "marketing" des produits étrangers,
qui se traduit finalement par un sous-développement accru,
suscite quelques réactions mais qui demeurent superficielles.
Un Sud-Américain ressent, peut-être, quelque indignation
à la vue d'une fabrique de Coca-Cola au milieu d'un quartier
misérable, mais l'instant d'après il sera fier de
voir une école normale toute neuve se dresser à côté.
Il ne lui plaît pas de voir un "brevet" étranger
attaché à une boisson, il préférerait
une étiquette nationale. Pourtant, il est prêt à
imposer à tous ses concitoyens la scolarité obligatoire,
quel qu'en soit le prix, et sans s'apercevoir de cette patente invisible
que détient l'école parce qu'elle est affiliée
au marché mondial de la production et de la consommation.
Il y a quelques années, je regardais des ouvriers qui installaient
un immense panneau publicitaire invitant à boire du Coca-Cola.
La scène se passait dans une plaine désertique du
Mexquital ; la sécheresse régnait alors sur ce pays
et la famine menaçait. Mon hôte, un Indien misérable
de Ixmiquilpan, avait offert aux ouvriers avant qu'ils se mettent
au travail un petit verre de cette boisson, de cette eau noirâtre,
sucrée et coûteuse. La colère me prend rien
que d'y penser, mais que dire de ces réunions de l'UNESCO
où des bureaucrates, pleins de bonnes intentions, bien rémunérés,
discutent gravement des programmes des écoles latino-américaines
; et je pense encore à ces discours enflammés des
libéraux réclamant plus d'écoles...
Certes, la tromperie dont les vendeurs d'écoles se rendent
coupables est moins évidente que celle du représentant
de Coca-Cola, ou de Ford, mais elle est plus dangereuse. Ils poussent
à la consommation d'une drogue plus pernicieuse. Suivre les
classes de l'école primaire représente un luxe qui
est loin d'être inoffensif : je songerais plutôt à
ces Indiens des Andes mâchant leur coca et qui se retrouvent
asservis à leurs maîtres.
La dépendance au développement
Et plus un être a goûté à cette drogue
de la scolarité, plus il souffre lorsqu'il doit y renoncer.
En effet, celui qui abandonne après sa septième année
ressent plus cruellement son infériorité que celui
qui abandonne après trois ans. L'opium des écoles
a plus de force que celui des églises en d'autres temps.
À mesure que l'esprit de la société se scolarise,
les individus oublient qu'il est possible de vivre sans se sentir
inférieur à autrui. L'exode de la campagne vers la
ville fait apparaître une nouvelle forme d'inégalité
: l'infériorité sociale du peon était héréditaire,
le "laissé-pour-compte" de l'école fait
l'expérience d'une inégalité dont on le tient
pour responsable. Les écoles justifient cruellement sur le
plan rationnel la hiérarchie sociale dont les églises
défendaient autrefois l'origine divine.
Le fait de ne pas consommer de Coca-Cola ou de ne pas acheter de
voiture n'est pas encore considéré comme un délit,
tandis que c'en est un de quitter l'école trop tôt.
Le gouvernement brésilien a récemment doublé
la durée de scolarité obligatoire et gratuite. Dorénavant,
tout enfant brésilien qui abandonne l'école avant
l'âge de seize ans risque, tôt ou tard, d'être
accusé de ne pas avoir profité d'un privilège
légalement obligatoire. Or, cette loi a été
promulguée dans un pays où les prévisions les
plus optimistes ne permettent même pas d'envisager le jour
où les 25 % seulement de la population pourront effectivement
jouir de ce privilège. L'adoption des normes internationales
en matière de scolarité condamne la plupart des Latino-Américains
à une vie en marge de la société ou à
en être définitivement exclus ; bref, ils sont condamnés
au sous-développement.
On constate partout le même phénomène : les
objectifs sociaux prennent l'apparence de niveaux de consommation
qu'il faut à tout prix atteindre. Par-dessus toutes les frontières
géographiques, idéologiques et culturelles, les nations
sont en voie de créer leurs usines automobiles, leurs écoles
normales, leurs écoles de médecine, et la plupart
de ces créations ne sont, au mieux, que de pâles copies
des modèles étrangers.
Les solutions
Ce dont le Tiers Monde a besoin, c'est d'une révolution
de ses institutions. Les révolutions de la dernière
génération furent, dans l'ensemble, politiques. Un
groupe d'hommes nouveaux, avec leurs propres justifications idéologiques,
s'empara du pouvoir, mais il continua, par la suite, d'assurer le
fonctionnement des institutions scolaires, médicales et économiques
; seule, la clientèle a parfois changé, mais comme
les institutions ne se sont pas modifiées, les clients sont
toujours aussi peu nombreux. L'éducation illustre ce point.
Le prix de revient de la scolarisation par élève est
à peu près semblable dans le monde entier, dans la
mesure où les critères, par lesquels on évalue
la qualité de l'enseignement, deviennent partout comparables.
L'accès à l'enseignement public dépend partout
du revenu par tête. (Des pays comme la Chine et le Vietnam
du Nord seraient peut être dans ce domaine des exceptions
intéressantes.) Partout dans le Tiers Monde, les institutions
modernes sont improductives, si l'on se réfère à
l'objectif égalitaire qu'elles se proposaient. Mais tant
que l'imagination sociale de la majorité ne sera pas détruite
par sa capitulation définitive devant les institutions existantes,
les chances de préparer une révolution institutionnelle
seront plus grandes dans le tiers monde que chez les riches. D'où
l'urgence d'un travail qui entreprendrait de définir d'autres
possibilités face aux solutions dites modernes.
Le sous-développement, dans beaucoup de pays, tend à
devenir une maladie chronique. Il faudrait que la révolution
dont je parle puisse intervenir avant qu'il ne soit trop tard. L'éducation,
encore une fois, nous fournit un excellent exemple. Il y a sous-développement
chronique en matière d'éducation quand la demande
de scolarisation devient si universelle que l'opinion publique unanime
réclame une concentration des ressources disponibles pour
l'éducation sur le système scolaire. Parvenu à
ce point, il devient impossible de séparer l'éducation
de la scolarisation.
La seule réponse possible au sous-développement est
la satisfaction des besoins fondamentaux, envisagée comme
un objectif à long terme dans des régions dont les
possibilités en matière de financement seront toujours
limitées. Il est plus aisé de parler de contre-projets
face aux institutions, services et produits existants, que de les
définir avec précision. Je n'entends, pour ma part,
ni dépeindre une utopie, ni écrire quelque récit
d'anticipation. Je me propose seulement de citer quelques exemples
qui permettent de voir dans quelles directions les recherches devraient
s'engager.
On a déjà donné des exemples de ce genre :
remplacer les voitures privées par des moyens de transport
collectif, les gros transports routiers par des véhicules
lents mais tout terrain ; approvisionner en eau potable plutôt
que de mettre en place des services chirurgicaux trop onéreux
; des aides médicaux plutôt que des médecins
et des infirmières spécialisées ; des chambres
froides communautaires plutôt que des réfrigérateurs
individuels. On pourrait citer des dizaines d'autres possibilités
à l'inverse des choix habituels. Pourquoi, par exemple, ne
pas considérer la marche à pied comme une solution
de rechange au problème des embouteillages et ne pas amener
les urbanistes à se soumettre à cet impératif
? Pourquoi ne pas concevoir un abri familial dont les éléments
seraient préfabriqués et pourquoi ne pas obliger chaque
citoyen à apprendre, au cours d'une année de service
civil, comment construire un habitat décent ?
Il est plus difficile de trouver des solutions de rechange en matière
d'éducation, sans doute parce que les écoles tiennent
depuis longtemps une place trop grande dans notre vie. Mais il demeure
cependant possible d'indiquer là aussi une direction vers
laquelle porter notre effort de recherche.
Actuellement, la scolarisation est conçue comme un système
gradué, avec des programmes définis. Les enfants doivent
aller en classe pendant toute une année scolaire, ce qui
représente environ mille heures annuelles pendant une succession
d'années. En moyenne, les pays d'Amérique latine sont
en mesure d'assurer à chaque citoyen huit à quarante
mois de ce service. Pourquoi donc ne pas imaginer à la place
un ou deux mois d'éducation obligatoire par an pour tout
citoyen en dessous de l'âge de trente ans ?
Des crédits importants sont dépensés pour
les enfants. Or, on peut enseigner à lire et à écrire
dix fois plus vite à un adulte et pour dix fois moins cher.
Par ailleurs, l'investissement est source de profits immédiats,
soit que l'on considère que cet apprentissage ouvre à
l'adulte de nouveaux horizons, lui permet de se sentir responsable,
sur le plan politique et sur le plan familial, ou que l'on se place
dans la perspective de la productivité. L'adulte éduqué
pourra, en effet, contribuer à l'éducation de ses
enfants et à celle des autres adultes. Et pourtant, les programmes
d'alphabétisation ne trouvent que peu ou pas de soutien en
Amérique latine, où les écoles ont droit à
toutes les ressources publiques. Ces programmes sont également
condamnés sans pitié au Brésil et ailleurs,
où les militaires ont jeté le masque et apportent
ouvertement leur soutien à l'oligarchie industrielle ou féodale.
D'autres possibilités en matière d'éducation
seront encore plus difficiles à définir, parce que
nous ne disposons pas d'exemples qui nous permettent de les envisager.
Nous pourrions, cependant, imaginer de répartir les ressources
de telle manière que chaque citoyen ait un minimum de chance.
L'éducation ne deviendra la préoccupation politique
de la majorité que lorsque chaque individu aura une conscience
précise des crédits d'enseignement qui lui sont dus,
et quelque idée de la façon dont il pourra les obtenir.
Il faudrait penser à une décision analogue à
celle qui fut prise en faveur des combattants américains
; on répartirait les crédits entre les différents
enfants d'âge scolaire et chacun disposerait ainsi d'un crédit
éducatif qu'il pourrait utiliser tôt ou tard. Quels
besoins pourraient satisfaire le peu de crédits éducatifs
dont dispose une république latino-américaine ? Tout
d'abord, on distribuerait ces livres, ces images, ces jeux, ces
jouets que l'on ne voit jamais dans les foyers des déshérités,
mais qui sont indispensables aux enfants de la bourgeoisie et qui
leur viennent en aide pour apprendre l'alphabet, les couleurs, les
formes, et contribuent au développement de leur esprit. Dans
le Tiers Monde, il faut déjà choisir entre cette distribution
et les écoles. Malheureusement, les pauvres, pour qui ce
choix est une nécessité, ne sont pas appelés
à donner leur avis.
Et je vois bien toute la difficulté qu'il y a à définir
des solutions de rechange à des institutions et des produits,
qui retiennent aujourd'hui toute notre attention, qui nous imposent
une conception particulière de la réalité.
C'est pourquoi il faut que tous ceux qui possèdent encore
l'imagination créatrice et la volonté d'agir s'unissent
dans cette tâche. Cette union, me dira-t-on, existe : elle
se retrouve dans ce que nous avons coutume d'appeler la recherche.
Pour une autre recherche
Mais de quelle recherche parlons-nous ? De la recherche fondamentale
en physique, en génétique, en médecine, en
pédagogie ? Certes, le travail d'hommes tels que F.H.C. Crick,
Jean Piaget et Murray GellMann et de bien d'autres doit continuer
d'élargir les horizons de la science ; mais il leur faut
des laboratoires, des bibliothèques, des collaborateurs compétents,
ce qui les contraint à travailler dans les quelques capitales
du savoir, et leurs recherches deviennent le point de départ
de nouveaux travaux dans le domaine de l'application.
Mais je ne parle pas ici de la recherche appliquée et des
milliards qui s'y engloutissent, car ces crédits dépensés
généreusement par les institutions existantes le sont
à leur profit, en vue d'améliorer et de vendre leurs
produits. La recherche appliquée, c'est de l'argent que l'on
dépense pour mettre en fabrication des avions plus rapides,
pour construire des aéroports plus sûrs ; pour fabriquer
des spécialités pharmaceutiques plus redoutables et
former des médecins capables de prévenir leurs effets
souvent mortels ; pour accroître le volume de connaissances
que l'on peut faire tenir dans une salle de classe ; pour mettre
au point la gestion des entreprises gigantesques. À cette
sorte de recherche, il faut répondre par une contre-recherche,
si nous voulons avoir quelque chance de trouver des solutions de
rechange face à l'automobile, l'hôpital, l'école,
et à tout cet équipement que l'on prétend indispensable
à la vie moderne.
Je voudrais, en conséquence, parler d'une autre recherche,
particulièrement difficile, que l'on a jusqu'à présent
négligée pour des raisons évidentes. Je lance
un appel pour que se développe une recherche qui vise à
remplacer les produits dominant le marché, les centres hospitaliers
et les spécialistes prolongeant le malade, les écoles
et les programmes impératifs interdisant de s'instruire à
ceux qui n'ont pas suivi le bon chemin, qui ne se sont pas enfermés
assez longtemps dans les salles de classe, qui ne veulent pas payer
le prix du savoir en se soumettant à la surveillance, à
la sélection, aux diplômes et à l'endoctrinement.
Ce dont nous avons, par conséquent, le plus grand besoin,
si nous voulons que les nations pauvres aient un avenir, c'est d'une
contre-recherche, différente de ces projets de l'an 2000
qui envisagent des changements sociaux mais qui ne les conçoivent
que par des améliorations apportées à une technologie
déjà en plein essor. La contre-recherche que je propose
doit d'abord tenir compte du manque constant de capitaux dans le
tiers monde. Insistons, encore une fois, sur les difficultés
inhérentes à une telle recherche. Le chercheur doit
mettre en doute ce qui apparaît comme évident aux yeux
de tous, puis persuader ceux qui détiennent les pouvoirs
de décision d'agir à l'encontre de leurs intérêts
à court terme, ou convaincre l'opinion de faire pression
sur eux. Il lui faut, enfin, survivre dans un monde qu'il cherche
à changer de façon si profonde que ses concitoyens,
ceux qui font partie de la minorité privilégiée,
considéreront qu'il cherche à miner le sol sur lequel
nous vivons. Et, s'il réussit, quelles seront les réactions
des sociétés technologiquement avancées qui
pourraient, alors, envier le sort des "pauvres" ?
Ceux qui définissent les politiques de développement,
que ce soit en Amérique du Nord, ou du Sud, en Russie ou
en Israël, reprennent toujours le même modèle.
Ils se servent de ce qui est employé à satisfaire
leurs propres besoins. Ils utilisent les institutions sur lesquelles
ils ont pouvoir ou contrôle. La formule est mauvaise et ne
conduit qu'à l'échec. Il n'y a pas assez d'argent
dans le monde, les budgets militaires et spatiaux des superpuissances
ne suffiraient pas pour assurer la réussite de tels projets.
Et ceux qui veulent faire une révolution suivent un raisonnement
analogue. Ils promettent, le plus souvent, que tous les citoyens
bénéficieront des privilèges réservés
à l'élite : écoles, hôpitaux, etc. Cette
promesse est vaine parce qu'elle se fonde sur l'illusion qui consiste
à croire qu'il sera possible d'agrandir les institutions
en place. Par conséquent, la contre-recherche que je propose
menace tout autant les révolutionnaires et leurs promesses
que les puissances capitalistes.
Au Vietnam, un peuple avec ses bicyclettes et ses bambous aiguisés
tient en échec la plus grande machine de production et de
recherche que l'on ait jamais conçue. Notre survie, nous
devons la chercher dans un tiers monde où l'ingéniosité
de l'homme saura déjouer pacifiquement la force et ses machines
de guerre. Pour lutter contre la tendance à un sous-développement
accru et la vaincre, il faut apprendre à rire des solutions
reconnues. Ce n'est pas là une tâche facile, mais ainsi
nous serons à même de changer des choix et des exigences
qui rendent le sous-développement inévitable. Seuls
des hommes libres peuvent se raviser et réinventer le monde.
Bien que personne ne dispose d'une entière liberté,
certains hommes sont plus libres que d'autres.
IVAN ILLICH
Notes
(1) Ce texte est extrait du dernier chapitre "La pauvreté
planifiée" de l'ouvrage Libérer l'avenir (Seuil,
1971), traduction de l'ouvrage publié en 1969 sous le titre
Celebration of Awareness.
(2) L'Assemblée générale des Nations unies
a adopté le 24 octobre1970 une stratégie pour "la
deuxième décennie du développement" dans
laquelle l'alinea 43 de la résolution 2626 stipule l'objectifd'une
aide publique au développement (APD) d'un montantde 0,70
% du produit national brut à verser par "chaque pays
économiquement avancé".
Trente ans plus tard...
Majid Rahnema, ancien membre du comité exécutif de
l'UNESCO, interroge ici Ivan Illich, plus de trente ans après
la publication du texte que l'on vient de lire.
Ce texte est un extrait de "Twenty six years later" (Entretien
avec Majid Rahnema en anglais) paru dans The Post-development Reader
(Zed Books, 1997).
Majid Rahnema. J'étais déjà sensibilisé
à vos idées sur le développement et sur l'éducation
lorsque j'ai pris connaissance pour la première fois de votre
discours sur "le développement comme pauvreté
planifiée". Sauf erreur, toutes les actions dont les
missionnaires, les développementalistes ou les marxistes
et autres intervenants sociaux tirent leur fierté ne vous
ont jamais vraiment convaincu. Au contraire, vous paraissez considérer
que leur attitude est à la fois irréaliste, arrogante,
contre-productive et faussement altruiste !
Ivan Illich. Il est vrai que mes inquiétudes à propos
du "développement économique" ont été
précoces. Elles remontent à l'époque où
j'étais vice-chancelier chargé du développement
à l'université de Ponce au Porto Rico, il y a quarante
ans. Au début et pendant plus d'une dizaine d'années,
mes critiques portaient sur les moyens employés pour atteindre
des objectifs que je ne remettais pas encore en cause. Par exemple,
je critiquais l'école obligatoire comme moyen pour atteindre
une éducation universelle, dont j'approuvais l'idée
dans Une Société sans école (1971). Par la
suite, je suis devenu plus radical et plus réaliste !
Mes critiques ont ainsi porté sur les objectifs mêmes
du développement, plus que ses agences, l'éducation
plus que l'école, la santé plus que les hôpitaux.
Pendant les années cinquante, j'ai dénoncé
les injustices perpétrées par les organisations professionnelles
d'enseignants, de travailleurs sociaux, et de scientifiques financées
par l'Etat. Dans ma lutte contre l'invasion du monde par les volontaires,
j'en appelais à la saine raison : l'ouvrage Libérer
l'Avenir en est l'expression. Ensuite, j'ai sapé les mythes
de notre société de consommation pour laquelle, par
exemple, "soif" est synonyme de Coca Cola, "bien"
signifie "plus".
Majid Rahnema. Les victimes de cette invasion pourront-elles échapper
à la fatalité du développement ?
Ivan Illich. Il existe plusieurs sortes de victimes. Prenons par
exemple le père de Charlie au Ghana. Malgré son importante
exploitation de poulets, il s'est ruiné pour envoyer son
fils dans des écoles de missionnaires pour apprendre des
techniques qui sont rapidement devenues obsolètes. Ou encore
mon ancien collègue à l'université de Bremen
(Allemagne) qui a choisi de tourner le dos à la chimiothérapie
pour une mort paisible, adoucie par quelques graines d'opium. Tous
deux ont eu ce qu'ils cherchaient, le destin n'a pas choisi pour
eux. Pensons en revanche à tous ces gens dont on a forcé
l'entrée dans la modernité, ces hommes et femmes rendus
dépendants aux antibiotiques ou aux semences "améliorées"
au détriment du patrimoine naturel. À tous ces gens
qui ont été arrachés à leurs cultures
traditionnelles pour finir dans la misère. Il faudra apprendre
à faire preuve d'humilité et renoncer aux chimères
du développement ainsi qu'à faire la leçon
aux "sous-développés".
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