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La résistance selon Ivan Illich
Penser la libération de tous les individus
Par Thierry Paquot
Philosophe, professeur à l’IUP Paris-XII, auteur de Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter, Les Editions de l’Imprimeur, Paris, 2005.

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/01/PAQUOT/9866

Célèbre théoricien de « La Convivialité », Ivan Illich vient de s’éteindre à l’âge de soixante-seize ans à Brême, où il enseignait à l’université. Depuis de nombreuses années, il partageait son temps entre l’Allemagne, l’université de Pennsylvanie, à State College, et son domicile de Cuernavaca (Mexique). Publiant régulièrement, prononçant des conférences aux quatre coins du monde, il avait pourtant vu son audience décliner en France. Exploration d’une oeuvre bouillonnante qui ne peut se résumer en quelques slogans chocs et dont la puissance critique est loin d’être érodée.

Le lundi 2 décembre 2002, Ivan Illich a prolongé sa sieste au point de rejoindre l’éternité. Il est dorénavant mort. J’écris « dorénavant », car depuis des années lorsque j’évoquais son nom, invariablement mes interlocuteurs me questionnaient sur la date de son décès. Il est mort, et son oeuvre complète va prochainement faire l’objet d’une réédition (1), permettant aux uns de la découvrir et aux autres de la revisiter. Oeuvre exigeante, foisonnante, dérangeante, difficile à classer, à l’image de son auteur qui se trouve rarement là où on l’attend.

Assez grand, sec, un regard engageant, un sourire chaud, un profil fin, sauf du côté de cette impressionnante protubérance qui le défigurait, Ivan Illich savait vous mettre à l’aise. Puis, les premiers mots échangés sur l’ordinaire des jours, sa pensée s’active, adopte le débit de sa parole et vous comble de son intelligence. Il parle des « humeurs » chez un médecin allemand du XVIIIe siècle, remonte à Aristote, effectue un détour par Diderot et Lavoisier, évoque Claude Bernard, s’attarde sur Balint, retourne à son médecin allemand et s’interroge, à haute voix, sur le diagnostic, la consultation, la dépossession de soi par un autre - le médecin -, le refus de la douleur et décrit avec précision la machine hospitalière actuelle, bousculant au passage quelques-unes de ses propres analyses déjà anciennes qu’on trouve dans Némésis médicale.
Cuernavaca, un détour obligé

Un autre jour, la parole errante emprunte un autre chemin, démontre que le silence peut être une arme de contestation, à l’instar de la non-violence, expose la réflexion philosophique de Max Picard, la confronte à celle d’Emmanuel Levinas, en profite pour relater une discussion sur « prise de parole » et silence avec Michel de Certeau, parle des Pères de l’Eglise et de la vie érémitique, évoque divers happenings silencieux auxquels il a participé, replace la parole dans une société de l’écrit, puis dans celle de l’image, et s’enthousiasme pour le XIIe siècle, son siècle de prédilection. Ces deux anecdotes, dont je suis le modeste témoin, s’accordent à bien d’autres récits que d’autres commensaux, agacés ou émerveillés, brodent sur cet incroyable encyclopédisme porté, à la fois, par une grande facilité à manier de nombreuses langues (plus d’une dizaine !) et une curiosité infinie.

Il est vrai que le jeune Ivan - né à Vienne d’un père dalmate et catholique et d’une mère allemande et juive - n’a pas une seule langue maternelle, mais plusieurs - le français, l’italien et l’allemand - avant d’apprendre, à partir de huit ans, le serbo-croate, langue de ses grands-parents. Par la suite, il étudiera le grec et le latin - ce qui lui facilitera l’approche étymologique des mots et des concepts -, l’espagnol, le portugais, l’hindi, etc. Il s’inscrit en cristallographie à Florence, en philosophie et théologie à Rome, en histoire médiévale à Salzbourg, est ordonné prêtre, part à New York en 1951, réclame une paroisse portoricaine, devient vice-recteur de l’Université catholique de Porto-Rico en 1956 - à trente ans ! -, conteste de plus en plus et le système scolaire et les positions réactionnaires du clergé, crée des séminaires parallèles et divers groupes de travail.

Trois ans plus tard, il traverse en bus et à pied toute l’Amérique latine, s’oppose à la conception nord-américaine du développement, s’installe à Cuernavaca et ouvre le Centre international de documentation culturelle (Cidoc). Fréquenté d’abord par des « volontaires » américains - du programme lancé par Kennedy d’« Alliance pour le progrès » - venus y apprendre la langue espagnole et la civilisation du pays où ils se rendaient, le Cidoc est surtout connu pour le travail critique de la société capitaliste que de nombreux intellectuels de toutes les nationalités vont y conduire sous l’autorité du fondateur.

Ce Centre va fonctionner dix ans, de 1966 à 1976 et, dès 1967, Ivan Illich rompt avec Rome, qui le convoque à la suite d’un rapport de la CIA, mais qui s’inquiète surtout de l’audience de certains textes repris dans Libérer l’avenir (1971), comme « Disparition de l’ecclésiastique » (1959). Il mentionne des pressions sur le Centre, et même des violences physiques à son endroit, sans toutefois insister... Le passage par Cuernavaca devient, pour une certaine gauche radicale et tiers-mondiste, un détour obligé. Le sérieux des études y côtoie les rencontres festives, deux activités marquées par le christianisme. Du reste, si Ivan Illich adopte l’état laïc, il reste persuadé que « la majorité des idées clés qui font du monde contemporain cette réalité particulière ont une origine chrétienne (2) ».

C’est avec Une société sans école et La convivialité que la renommée d’Ivan Illich est assurée : il n’a pas atteint la cinquantaine que ses idées sont discutées partout dans le monde (3). Ses premiers ouvrages visent à démontrer que les « outils » (entendre par là les « institutions » et autres grandes « machines » sociales, comme l’Eglise, l’Ecole, l’Hôpital, les Transports, etc.), passé un certain seuil, deviennent contre-productifs - d’une « contre-productivité paradoxale », précise-t-il, car non voulue par leurs concepteurs. Plus un système technique progresse, plus la part d’hétéronomie de l’individu lambda s’accroît, et plus sa part d’autonomie décroît, le laissant de plus en plus dépendant de ce qu’il ne peut maîtriser : l’énergie nucléaire, l’autoroute, la chimiothérapie, les manipulations génétiques, etc.

Derrière des constats trop vite simplifiés par ses supporteurs, comme « l’école déscolarise », « l’hôpital rend malade », « la voiture entrave la circulation », on trouve une remarquable critique du « progrès » et de ce qui le légitime, la satisfaction des prétendus « besoins (4) ». Ivan Illich refuse l’angle d’attaque des membres du Club de Rome qui, en 1972, invitent les dirigeants à arrêter la croissance afin de retarder la pénurie des matières premières et de réduire le gaspillage des réserves énergétiques. Il ne croit aucunement en une quelconque « protection de la nature » et dénonce le déploiement inconsidéré des techniques ainsi que l’économie politique du développement, que des auteurs comme René Passet et Serge Latouche vont reprendre et approfondir. Ces livres sont à lire ensemble, tant ils appartiennent au même projet : la libération totale de la singularité de chaque individu - quels que soient sa culture, ses revenus, sa place dans le système productif, etc.
A penseur original, intelligentsia déboussolée

Cette libération du sujet - ces mots n’appartiennent pas à son vocabulaire - repose sur une maîtrise de son propre corps et de ses propres besoins, indépendamment des techniques disponibles. Ivan Illich raconte cette histoire d’une étudiante à laquelle il propose un verre de cidre et qui lui répond : « Non merci, mes besoins en sucre ont été satisfaits pour la journée. » Ses besoins ont été confisqués par les calculateurs de calories et les normalisateurs... Le partage d’une boisson, au cours d’une discussion, est étranger à ce type de mesure, et relève d’un rituel qui fait justement qu’un besoin est toujours culturel et historique. L’étude de l’invention des besoins standardisés et valables pour tous va occuper Ivan Illich durant plusieurs années et l’obliger, chemin faisant, à établir d’autres généalogies comme celle d’« être humain », de « vie », de « personne », de « genre », de « santé » (5), etc., d’où une remontée dans l’histoire de l’Occident.

A quel moment, en quelles circonstances et pour quelles conséquences, par exemple, le travail devient-il le temps fort de l’existence individuelle et collective ? Le Travail fantôme et Le Genre vernaculaire complètent les premiers essais et les éclairent, en insistant sur le langage comme enracinement existentiel principal de chacun, la sexualisation de la société comme discrimination entre les genres et la croyance erronée en l’homo oeconomicus comme modèle de comportement, etc. Ces ouvrages, trop vite lus, irritent les tiers-mondistes, pour qui le « travail fantôme » ne valorise pas les « pauvres » tributaires du « secteur informel », et les féministes, qui refusent le différentialisme des genres d’Illich et militent pour une égalité juridique et économique homme/femme. Quant à ses dernières recherches sur l’oral, l’écrit et l’image, elles passeront inaperçues.

Adulé par les tenants de la « deuxième gauche » française au cours des années 1970, Ivan Illich leur apparaît trop pessimiste alors qu’ils accèdent aux responsabilités politiques, avec l’élection de François Mitterrand en 1981. Les tiers-mondistes doivent réagir à la fin de la guerre froide et à la mondialisation des économies et des télécommunications : ils ne trouvent plus chez Illich de quoi réagir à leurs questionnements. Les écologistes n’apprécient pas sa critique du principe de responsabilité, initié par Hans Jonas, et n’adhèrent pas à sa critique de la technique, inspirée par Jacques Ellul, Lewis Mumford et quelques autres.

Bref, le courant ne passe plus entre un penseur à l’originalité déroutante et une intelligentsia déboussolée. Hors de l’Hexagone, les réseaux mis en place par Illich poursuivent la diffusion de ses recherches et s’engagent sur les chemins qu’il a ouverts, et son influence - difficile à appréhender - est certaine, comme en témoignent la popularité de ses concepts et sa présence dans les bibliographies. De Vancouver (Habitat I, en 1976) à Rio (Sommet de la Terre, 1992), des comités de quartier pour un budget participatif aux associations pour une alternative à la mondialisation néolibérale, les propos d’Ivan Illich ne semblent pas oubliés, loin de là.

Thierry Paquot.


(1) Chez Fayard, Paris, courant de 2003.

(2) Cf. David Cayley, Entretiens avec Ivan Illich, traduction française, Bellarmin, Saint-Laurent, Québec, 1996, p. 146.

(3) Jean-Marie Domenach met la revue Esprit, qu’il dirige, au service de la pensée d’Illich en publiant plusieurs de ses articles en 1970 et 1971 et en lui consacrant deux numéros : « Illich en débat », n° 3, mars 1972 et « Avancer avec Illich », n° 7-8, juillet-août 1973. Dans les morceaux choisis de son Journal 1944-1977, Beaucoup de gueule et peu d’or, Seuil, 2001, Domenach ne lui consacre que quelques lignes, p. 291, alors que, dans nos conversations, il me confirma l’importance, pour lui, de sa lecture d’Illich (lire sa chronique dans L’Express du 21 septembre 1990). Illich est au sommaire de la revue Les Temps modernes en 1969 et 1970, et Herbert Gintis rédige une « Critique de l’illichisme » n° 314-315, septembre-octobre 1972. Le numéro 109, décembre 1972, de la revue Les Cahiers pédagogiques et le numéro 62 de la revue L’Arc en 1975 sont entièrement dédiés à Illich. Dans Le Nouvel Observateur, Michel Bosquet (alias André Gorz) vulgarise, discute et popularise les thèses d’Illich, tout en construisant son oeuvre originale.

(4) Cf. Ivan Illich, « Needs », The Development Dictionary, édité par Wolfgang Sachs, Zed Books, Londres, 1992.

(5) Cf. « L’obsession de la santé parfaite », Le Monde diplomatique, mars 1999.


Ouvrages en français

- Libérer l’avenir, Seuil, Paris, 1971.

- Une société sans école, Seuil, 1971.

- La Convivialité, Seuil, 1973.

- Energie et Equité, Seuil, 1973.

- Némésis médicale, Seuil, 1975

- Le Chômage créateur, Seuil, 1977.

- Le Travail fantôme, Seuil, 1981.

- Le Genre vernaculaire, Seuil, 1983.

- H2O ou les eaux de l’oubli, Lieu commun, 1988.

- ABC, l’alphabétisation de l’esprit populaire, avec Barry Sanders, La Découverte, Paris, 1990.

- Du lisible au visible, la naissance du texte, Cerf, Paris, 1991.

- Dans le miroir du passé. Conférences et discours 1978-1990, Descartes & Cie, Paris, 1994.


Deux sites à consulter

http:// www.pudel.uni-bremen.de

http:/www.ivanillich.org


Une association des Amis d’Ivan Illich

- Le Crétin des Alpes. Petit journal du mouvement des réfractaires au développement (Jean-Michel Corajoud), 14, avenue Fraisse, CH - 1006-Lausanne.

- La résistance selon Ivan Illich


LE MONDE DIPLOMATIQUE janvier 2003

http://www.monde-diplomatique.fr/2003/01/PAQUOT/9866