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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/01/PAQUOT/9866
Célèbre théoricien de « La Convivialité
», Ivan Illich vient de s’éteindre à l’âge
de soixante-seize ans à Brême, où il enseignait
à l’université. Depuis de nombreuses années,
il partageait son temps entre l’Allemagne, l’université
de Pennsylvanie, à State College, et son domicile de Cuernavaca
(Mexique). Publiant régulièrement, prononçant
des conférences aux quatre coins du monde, il avait pourtant
vu son audience décliner en France. Exploration d’une
oeuvre bouillonnante qui ne peut se résumer en quelques slogans
chocs et dont la puissance critique est loin d’être
érodée.
Le lundi 2 décembre 2002, Ivan Illich a prolongé
sa sieste au point de rejoindre l’éternité.
Il est dorénavant mort. J’écris « dorénavant
», car depuis des années lorsque j’évoquais
son nom, invariablement mes interlocuteurs me questionnaient sur
la date de son décès. Il est mort, et son oeuvre complète
va prochainement faire l’objet d’une réédition
(1), permettant aux uns de la découvrir et aux autres de
la revisiter. Oeuvre exigeante, foisonnante, dérangeante,
difficile à classer, à l’image de son auteur
qui se trouve rarement là où on l’attend.
Assez grand, sec, un regard engageant, un sourire chaud, un profil
fin, sauf du côté de cette impressionnante protubérance
qui le défigurait, Ivan Illich savait vous mettre à
l’aise. Puis, les premiers mots échangés sur
l’ordinaire des jours, sa pensée s’active, adopte
le débit de sa parole et vous comble de son intelligence.
Il parle des « humeurs » chez un médecin allemand
du XVIIIe siècle, remonte à Aristote, effectue un
détour par Diderot et Lavoisier, évoque Claude Bernard,
s’attarde sur Balint, retourne à son médecin
allemand et s’interroge, à haute voix, sur le diagnostic,
la consultation, la dépossession de soi par un autre - le
médecin -, le refus de la douleur et décrit avec précision
la machine hospitalière actuelle, bousculant au passage quelques-unes
de ses propres analyses déjà anciennes qu’on
trouve dans Némésis médicale.
Cuernavaca, un détour obligé
Un autre jour, la parole errante emprunte un autre chemin, démontre
que le silence peut être une arme de contestation, à
l’instar de la non-violence, expose la réflexion philosophique
de Max Picard, la confronte à celle d’Emmanuel Levinas,
en profite pour relater une discussion sur « prise de parole
» et silence avec Michel de Certeau, parle des Pères
de l’Eglise et de la vie érémitique, évoque
divers happenings silencieux auxquels il a participé, replace
la parole dans une société de l’écrit,
puis dans celle de l’image, et s’enthousiasme pour le
XIIe siècle, son siècle de prédilection. Ces
deux anecdotes, dont je suis le modeste témoin, s’accordent
à bien d’autres récits que d’autres commensaux,
agacés ou émerveillés, brodent sur cet incroyable
encyclopédisme porté, à la fois, par une grande
facilité à manier de nombreuses langues (plus d’une
dizaine !) et une curiosité infinie.
Il est vrai que le jeune Ivan - né à Vienne d’un
père dalmate et catholique et d’une mère allemande
et juive - n’a pas une seule langue maternelle, mais plusieurs
- le français, l’italien et l’allemand - avant
d’apprendre, à partir de huit ans, le serbo-croate,
langue de ses grands-parents. Par la suite, il étudiera le
grec et le latin - ce qui lui facilitera l’approche étymologique
des mots et des concepts -, l’espagnol, le portugais, l’hindi,
etc. Il s’inscrit en cristallographie à Florence, en
philosophie et théologie à Rome, en histoire médiévale
à Salzbourg, est ordonné prêtre, part à
New York en 1951, réclame une paroisse portoricaine, devient
vice-recteur de l’Université catholique de Porto-Rico
en 1956 - à trente ans ! -, conteste de plus en plus et le
système scolaire et les positions réactionnaires du
clergé, crée des séminaires parallèles
et divers groupes de travail.
Trois ans plus tard, il traverse en bus et à pied toute
l’Amérique latine, s’oppose à la conception
nord-américaine du développement, s’installe
à Cuernavaca et ouvre le Centre international de documentation
culturelle (Cidoc). Fréquenté d’abord par des
« volontaires » américains - du programme lancé
par Kennedy d’« Alliance pour le progrès »
- venus y apprendre la langue espagnole et la civilisation du pays
où ils se rendaient, le Cidoc est surtout connu pour le travail
critique de la société capitaliste que de nombreux
intellectuels de toutes les nationalités vont y conduire
sous l’autorité du fondateur.
Ce Centre va fonctionner dix ans, de 1966 à 1976 et, dès
1967, Ivan Illich rompt avec Rome, qui le convoque à la suite
d’un rapport de la CIA, mais qui s’inquiète surtout
de l’audience de certains textes repris dans Libérer
l’avenir (1971), comme « Disparition de l’ecclésiastique
» (1959). Il mentionne des pressions sur le Centre, et même
des violences physiques à son endroit, sans toutefois insister...
Le passage par Cuernavaca devient, pour une certaine gauche radicale
et tiers-mondiste, un détour obligé. Le sérieux
des études y côtoie les rencontres festives, deux activités
marquées par le christianisme. Du reste, si Ivan Illich adopte
l’état laïc, il reste persuadé que «
la majorité des idées clés qui font du monde
contemporain cette réalité particulière ont
une origine chrétienne (2) ».
C’est avec Une société sans école et
La convivialité que la renommée d’Ivan Illich
est assurée : il n’a pas atteint la cinquantaine que
ses idées sont discutées partout dans le monde (3).
Ses premiers ouvrages visent à démontrer que les «
outils » (entendre par là les « institutions
» et autres grandes « machines » sociales, comme
l’Eglise, l’Ecole, l’Hôpital, les Transports,
etc.), passé un certain seuil, deviennent contre-productifs
- d’une « contre-productivité paradoxale »,
précise-t-il, car non voulue par leurs concepteurs. Plus
un système technique progresse, plus la part d’hétéronomie
de l’individu lambda s’accroît, et plus sa part
d’autonomie décroît, le laissant de plus en plus
dépendant de ce qu’il ne peut maîtriser : l’énergie
nucléaire, l’autoroute, la chimiothérapie, les
manipulations génétiques, etc.
Derrière des constats trop vite simplifiés par ses
supporteurs, comme « l’école déscolarise
», « l’hôpital rend malade », «
la voiture entrave la circulation », on trouve une remarquable
critique du « progrès » et de ce qui le légitime,
la satisfaction des prétendus « besoins (4) ».
Ivan Illich refuse l’angle d’attaque des membres du
Club de Rome qui, en 1972, invitent les dirigeants à arrêter
la croissance afin de retarder la pénurie des matières
premières et de réduire le gaspillage des réserves
énergétiques. Il ne croit aucunement en une quelconque
« protection de la nature » et dénonce le déploiement
inconsidéré des techniques ainsi que l’économie
politique du développement, que des auteurs comme René
Passet et Serge Latouche vont reprendre et approfondir. Ces livres
sont à lire ensemble, tant ils appartiennent au même
projet : la libération totale de la singularité de
chaque individu - quels que soient sa culture, ses revenus, sa place
dans le système productif, etc.
A penseur original, intelligentsia déboussolée
Cette libération du sujet - ces mots n’appartiennent
pas à son vocabulaire - repose sur une maîtrise de
son propre corps et de ses propres besoins, indépendamment
des techniques disponibles. Ivan Illich raconte cette histoire d’une
étudiante à laquelle il propose un verre de cidre
et qui lui répond : « Non merci, mes besoins en sucre
ont été satisfaits pour la journée. »
Ses besoins ont été confisqués par les calculateurs
de calories et les normalisateurs... Le partage d’une boisson,
au cours d’une discussion, est étranger à ce
type de mesure, et relève d’un rituel qui fait justement
qu’un besoin est toujours culturel et historique. L’étude
de l’invention des besoins standardisés et valables
pour tous va occuper Ivan Illich durant plusieurs années
et l’obliger, chemin faisant, à établir d’autres
généalogies comme celle d’« être
humain », de « vie », de « personne »,
de « genre », de « santé » (5), etc.,
d’où une remontée dans l’histoire de l’Occident.
A quel moment, en quelles circonstances et pour quelles conséquences,
par exemple, le travail devient-il le temps fort de l’existence
individuelle et collective ? Le Travail fantôme et Le Genre
vernaculaire complètent les premiers essais et les éclairent,
en insistant sur le langage comme enracinement existentiel principal
de chacun, la sexualisation de la société comme discrimination
entre les genres et la croyance erronée en l’homo oeconomicus
comme modèle de comportement, etc. Ces ouvrages, trop vite
lus, irritent les tiers-mondistes, pour qui le « travail fantôme
» ne valorise pas les « pauvres » tributaires
du « secteur informel », et les féministes, qui
refusent le différentialisme des genres d’Illich et
militent pour une égalité juridique et économique
homme/femme. Quant à ses dernières recherches sur
l’oral, l’écrit et l’image, elles passeront
inaperçues.
Adulé par les tenants de la « deuxième gauche
» française au cours des années 1970, Ivan Illich
leur apparaît trop pessimiste alors qu’ils accèdent
aux responsabilités politiques, avec l’élection
de François Mitterrand en 1981. Les tiers-mondistes doivent
réagir à la fin de la guerre froide et à la
mondialisation des économies et des télécommunications
: ils ne trouvent plus chez Illich de quoi réagir à
leurs questionnements. Les écologistes n’apprécient
pas sa critique du principe de responsabilité, initié
par Hans Jonas, et n’adhèrent pas à sa critique
de la technique, inspirée par Jacques Ellul, Lewis Mumford
et quelques autres.
Bref, le courant ne passe plus entre un penseur à l’originalité
déroutante et une intelligentsia déboussolée.
Hors de l’Hexagone, les réseaux mis en place par Illich
poursuivent la diffusion de ses recherches et s’engagent sur
les chemins qu’il a ouverts, et son influence - difficile
à appréhender - est certaine, comme en témoignent
la popularité de ses concepts et sa présence dans
les bibliographies. De Vancouver (Habitat I, en 1976) à Rio
(Sommet de la Terre, 1992), des comités de quartier pour
un budget participatif aux associations pour une alternative à
la mondialisation néolibérale, les propos d’Ivan
Illich ne semblent pas oubliés, loin de là.
Thierry Paquot.
(1) Chez Fayard, Paris, courant de 2003.
(2) Cf. David Cayley, Entretiens avec Ivan Illich, traduction française,
Bellarmin, Saint-Laurent, Québec, 1996, p. 146.
(3) Jean-Marie Domenach met la revue Esprit, qu’il dirige,
au service de la pensée d’Illich en publiant plusieurs
de ses articles en 1970 et 1971 et en lui consacrant deux numéros
: « Illich en débat », n° 3, mars 1972 et
« Avancer avec Illich », n° 7-8, juillet-août
1973. Dans les morceaux choisis de son Journal 1944-1977, Beaucoup
de gueule et peu d’or, Seuil, 2001, Domenach ne lui consacre
que quelques lignes, p. 291, alors que, dans nos conversations,
il me confirma l’importance, pour lui, de sa lecture d’Illich
(lire sa chronique dans L’Express du 21 septembre 1990). Illich
est au sommaire de la revue Les Temps modernes en 1969 et 1970,
et Herbert Gintis rédige une « Critique de l’illichisme
» n° 314-315, septembre-octobre 1972. Le numéro
109, décembre 1972, de la revue Les Cahiers pédagogiques
et le numéro 62 de la revue L’Arc en 1975 sont entièrement
dédiés à Illich. Dans Le Nouvel Observateur,
Michel Bosquet (alias André Gorz) vulgarise, discute et popularise
les thèses d’Illich, tout en construisant son oeuvre
originale.
(4) Cf. Ivan Illich, « Needs », The Development Dictionary,
édité par Wolfgang Sachs, Zed Books, Londres, 1992.
(5) Cf. « L’obsession de la santé parfaite »,
Le Monde diplomatique, mars 1999.
Ouvrages en français
- Libérer l’avenir, Seuil, Paris, 1971.
- Une société sans école, Seuil, 1971.
- La Convivialité, Seuil, 1973.
- Energie et Equité, Seuil, 1973.
- Némésis médicale, Seuil, 1975
- Le Chômage créateur, Seuil, 1977.
- Le Travail fantôme, Seuil, 1981.
- Le Genre vernaculaire, Seuil, 1983.
- H2O ou les eaux de l’oubli, Lieu commun, 1988.
- ABC, l’alphabétisation de l’esprit populaire,
avec Barry Sanders, La Découverte, Paris, 1990.
- Du lisible au visible, la naissance du texte, Cerf, Paris, 1991.
- Dans le miroir du passé. Conférences et discours
1978-1990, Descartes & Cie, Paris, 1994.
Deux sites à consulter
http:// www.pudel.uni-bremen.de
http:/www.ivanillich.org
Une association des Amis d’Ivan Illich
- Le Crétin des Alpes. Petit journal du mouvement des réfractaires
au développement (Jean-Michel Corajoud), 14, avenue Fraisse,
CH - 1006-Lausanne.
- La résistance selon Ivan Illich
LE MONDE DIPLOMATIQUE janvier 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/01/PAQUOT/9866
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