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Origine : http://endehors.org/news/2245.shtml
Lu sur Notes & morceaux choisis : "L'intellectuel autrichien
est mort lundi 2 décembre à Brême, en Allemagne,
à l'âge de 76 ans.Prêtre « en congé
» de l'Eglise, il avait, dans les années 1970, proposé
une critique radicale et globale de la société industrielle,
de l'école et de la médecine.IVAN ILLICH aura été,
jusqu'au bout de sa vie, un intellectuel rebelle et cohérent
: souffrant depuis une dizaine d'années d'une tumeur au cerveau,
il avait choisi de ne pas suivre les thérapies usuelles,
acceptant de vivre avec une énorme protubérance sur
sa joue droite, qui sidérait ses interlocuteurs, avant qu'ils
ne retrouvent la la lueur de son regard et la vélocité
de son esprit.
Provocateur, lucide, implacable critique de la société
industrielle, Ivan Illich a été, au tournant des années
1970, le porte-parole entendu et brillant d’une critique non-marxiste
des institutions qui fondent l’économie contemporaine
: l’école, la santé, le développement,
la consommation énergétique ont été
les cibles d’un discours puissant et qui a donné à
l’écologie une assise théorique solide.
Mais, depuis les années 1980, l’euphorie micro-informatique,
le renouveau du capitalisme et la rédition corps et biens
de la gauche au libéralisme ont fait oublier ce penseur exigeant.
Il est décédé lundi 2 décembre, à
Brême, dans la douceur, et en pleine possession de ses moyens
intellectuels.
Ivan Illich était né le 4 septembre 1926 à
Vienne. Son père était croate catholique, sa mère
juive séfarade. Il est expulsé en 1941 en application
des lois raciales nazies. Il va alors étudier à Florence,
puis entre à l’Université grégorienne
du Vatican, à Rome, pour devenir prêtre. Polyglotte,
il est un dévoreur de connaissances et d’idées.
Il est influencé par le philosophe Jacques Maritain, obtient
sa licence de théologie en 1951.
Le Vatican destinerait ce jeune prêtre brillant à
sa diplomatie, mais il préfère aller à New
York où on lui confie la paroisse d’Incarnation Church,
à Manhattan, où il va travailler de 1952 à
1956. C’est une paroisse irlandaise, progressivement transformée
par l’arrivée massive d’immigrants porto-ricains.
Illich y découvre le problème de l’acculturation
et déploie des talents remarquables de pédagogue et
de passeur entre les cultures américaines et hispaniques.
Le succès est tel que ses supérieurs l’envoient
en 1956 à l’Université catholique de Porto-Rico,
où il élargit son travail d’enseignement interculturel.
En 1960, il s’oppose à son évêque, qui
appelle à ne pas voter pour un candidat gouverneur qui refuse
le contrôle des naissances, et doit quitter Porto-Rico.
Il parcourt à pied l’Amérique latine et va
— selon certains — méditer au Sahara. Il rejoint
en 1961 le CIDOC (Centre Interculturel de Documentation) à
Cuernavaca au Mexique. Il va en faire un carrefour extraordinaire
de discussion pour intellectuels et étudiants d’Amérique
latine, ou de jeunes Occidentaux, souvent religieux. Cette université
sans hiérarchie et sans diplômes est aussi un terrain
d’expérimentation de ses idées. Il finit par
entrer en conflit avec l’Eglise, en critiquant l’aide
apostolique des Etats-Unis à l’Amérique latine,
qu’il qualifie de « plante coloniale », dans un
article publié en janvier 1967 à New-York (repris
dans Esprit en mai 1967). Il entérine la rupture début
1969, en renonçant à l’exercice et au titre
de prêtre, mais sans renier sa foi.
Indépendant de l’institution, il va se libérer
en donnant en quelques années son œuvre bouillonnante
et sulfureuse, qui tombe à pic dans un après-Mai 68
encore baigné d’utopie : Une société
sans école, publié en France en 1971, est un succès
immédiat, tandis qu’Esprit (avec Jean-Luc Domenach)
et le Nouvel Observateur (avec Michel Bosquet, alias André
Gorz) s’attachent à populariser ses idées. Il
y explique que l’école joue comme un système
d’exclusion, rejetant ceux qui n’ont pas obtenu de diplôme,
tout en monopolisant ce qui est jugé digne du nom de «
savoir » et rejetant les autres formes de connaissance humaine.
En 1973, Énergie et Équité, reprise d’articles
donnés au Monde, sape l’analyse courante de la crise
de l’énergie — perçue généralement
comme un problème de ressources rares — en montrant
qu’elle renvoie à la consommation, donc aux usages,
par le développement débridé des transports.
Il y établit une équivalence originale entre temps
gagné — par la rapidité — et temps perdu
— à travailler pour acquérir les moyens d’aller
vite. La même année voit paraître La Convivialité,
critique plus générale du système technique,
dans la foulée d’un Jacques Ellul dont il a découvert
l’œuvre en 1965 (voir Hommage à Jacques Ellul,
1994).
La convivialité est un texte qui garde une étonnante
jeunesse. Illich y analyse la transformation de l’outil en
un appareil d’asservissant. Il ne critique pas la technologie,
mais le monopole qui lui est conféré et qui nuit à
la liberté de chacun de répondre à ses propres
besoins. Illich décrit la logique qui conduit la société
à poursuivre une croissance ininterrompue, acculturant les
groupes et les individus, sans répondre à la pauvreté
qui, au contraire, s’y développe. « L’organisation
de l’économie toute entière en vue du mieux-être
est l’obstacle majeur au bien-être », résume-t-il.
Dans la seconde moitié des années 1970, Illich poursuit
son travail en sapant l’intitution médicale (avec Némesis
Médicale), les illusions du travail (Le travail fantôme),
le concept d’environnement (H2O). Mais l’optimisme des
années 1960 a disparu, et l’on oublie Illich, du moins
en France. Il travaille au Mexique, et depuis 1990, enseigne tous
les automnes à Brême, en Allemagne. Dans le mirroir
du passé, en 1994 (éd. Descartes & Cie) donne
l’image de ses nouvelles réflexions sur l’engagemenbt
ou le langage. Mais il saisit mal les phénomènes des
années 1990 que sont Internet et la biotechnologie.
Si les intellectuels patentés l’ont oublié,
les préocupations de Illich continuent d’irriguer un
réseau actif de critiques du développement, dont a
témoigné un colloque important à l’UNESCO
en mars dernier sous le titre « Défaire le développement,
refaire le monde ». Illich y était — à
côté de José Bové. Ses idées ne
sont pas mortes le 2 décembre, elles sont au contraire bien
vivantes.
Hervé Kempf
Article paru dans le journal Le Monde du 5 decembre 2002
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