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Origine : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Ivan_Illich--Lhumiliation_de_la_chair_chez_Ivan_Illich_par_Daniel_Cerezuelle
Présentation
Extrait de l'article « La technique et la chair » rédigé
en vue d'une communication au colloque sur Jacques Ellul qui s'est
tenu les 21 et 22 octobre 2004 à l'université de Poitiers.
Voir le programme du colloque. Le texte est publié dans l'ouvrage
dirigé par Patrick Troude-Chastenet : Jacques Ellul, penseur
sans frontières, L'Esprit du Temps, coll. « Jacques-Ellul
», 2005. Voir la présentation du livre sur le site
de l'éditeur.
Extrait
« Illich est très connu pour sa critique acerbe des
professions et des institutions : de l’Ecole, de la Santé
et des transports. Ces critiques particulières sont autant
de volets d’une critique plus globale de ce que les américains
ont dénommé le technological fix, c'est-à-dire
la mise en place de procédures techniques chargées
de répondre par des procédures professionnalisées
au problèmes posés en premier lieu par le progrès
technique. Ivan Illich fait deux reproches complémentaires
à la civilisation industrielle et technicienne : premièrement
la prolifération des spécialistes et des professionnels
prive les personnes et les groupes de la capacité de maîtriser
leur vie quotidienne ; deuxièmement elle ôte aux hommes
la capacité à orienter leur action en fonction de
leur expérience du monde, expérience qui est d’abord
sensible et charnelle. »
Texte
« Illich est très connu pour sa critique acerbe des
professions et des institutions : de l’Ecole, de la Santé
et des transports. Ces critiques particulières sont autant
de volets d’une critique plus globale de ce que les américains
ont dénommé le technological fix, c'est-à-dire
la mise en place de procédures techniques chargées
de répondre par des procédures professionnalisées
au problèmes posés en premier lieu par le progrès
technique. Ivan Illich fait deux reproches complémentaires
à la civilisation industrielle et technicienne : premièrement
la prolifération des spécialistes et des professionnels
prive les personnes et les groupes de la capacité de maîtriser
leur vie quotidienne ; deuxièmement elle ôte aux hommes
la capacité à orienter leur action en fonction de
leur expérience du monde, expérience qui est d’abord
sensible et charnelle.
La raison technique, comme la raison économique et l’institution
rationnelle ne peut se déployer qu’en ignorant l’unité
charnelle de la vie et l’importance du symbolique. La contre-productivité
et l’hétéronomie produite par les techniques
et les institutions professionnalisées, jouissant au nom
de leur technicité de ce qu’Illich appelle un monopole
radical, sont les effets – ou les symptômes –
de ce décalage entre le mode d’être au monde
humain, et les représentations conceptuelles et rationalisées,
auxquelles les modernes ont recours pour expliquer et organiser
leur vie. Prolongeant les intuitions de la phénoménologie,
Illich s’attache à montrer que le type de rationalité
qui se répand avec la civilisation technicienne et industrielle
désincarne le monde vécu pour mieux opérationnaliser
le réel.
Le déploiement du monde de la technique requiert la dévalorisation
du corps et de l’expérience sensible. Or celle-ci fonde
des savoirs qui sont souvent plus riches, et complexes et surtout
plus appropriables que les savoirs "scientifiques ou techniques",
ou provisoirement certifiés comme tels, savoirs qui sont
fondés sur une l’expérience soi-disant objective
mais nécessairement toujours partielle, fondée en
dernier recours sur la mise à l’écart de certaines
dimensions du monde vécu. De tels savoir sont forcément
spécialisés et incompréhensibles par le non
spécialiste. D’où deux types de problèmes
qui ne peuvent que s’aggraver avec la civilisation technicienne:
d’une part la contre-productivité fréquente
de ces savoirs et de ces techniques lorsque leur puissance et leur
diffusion dépassent un certain seuil. Au-delà de ce
seuil leur partialité, qui rend possible leur efficacité,
a des effets inévitablement destructeurs. D’autre part
Illich s’est longuement attaché à montrer la
perte d’autonomie ainsi que la diffusion d’une culture
de la dépendance qui résultent du progrès de
ces techniques. On voit que pour Illich la question du corps propre
et celle de l’appropriation des savoirs et des pouvoirs sont
solidaires. C’est pourquoi il nous invite à évaluer
les techniques en fonction de deux critères : quelles sont
leurs conséquences sur l’autonomie des individus et
des groupes, et quelles sont leurs conséquences sur la vie
du corps ?
Pour répondre à cette seconde question, influencé
semble t-il par la philosophie néo-thomiste de Jacques Maritain,
Illich semble parfois inscrire sa pensée dans l’optique
d’une conception essentialiste de la nature humaine et dénoncer
l’altération des fonctions du corps comme une sorte
de péché contre l’ordre de la création,
ce qui se traduit par l’apparition dans certains textes de
qualificatifs tels qu’ innommable, diabolique, monstrueux
etc. Mais il n’en reste pas là et dans d’autres
passages sa critique de l’intempérance technicienne
et de la dépersonnalisation de la vie qui en découle
se fonde sur une approche plus existentielle et phénoménologique
des effets de la technique moderne. Plusieurs de ses textes s’attachent
à montrer comment certaines innovation techniques et le rapport
au monde qu’elles instaurent, peuvent d’un même
mouvement nous priver de l’usage de notre corps et d’un
rapport charnel au monde, des connaissances appropriables qui en
découlent et enfin d’une prise personnelle sur notre
existence.
Ivan Illich était prêtre et c’est volontairement
qu’il n’a pas exprimé publiquement les fondements
théologiques de sa critique sociale car, dit-il, "dans
la tradition la plus récente de l’Eglise Catholique
Romaine, celui qui prétend parler comme théologien
se revêt de l’autorité que lui confère
la hiérarchie. Je ne prétends pas être investi
de ce mandat (1)." Cependant, comme le montrent Jean Robert
et Valentine Borremans (2) la critique illichienne de la technique
s’enracine bien dans une pensée de l’incarnation.
Barbara Duden (3) confirme elle aussi cette interprétation
de la pensée illichienne. Elle montre que ce thème
de la chair sous-tend l’œuvre écrite d’Illich
et que, par exemple, pour ce dernier il serait impossible de comprendre
l’avènement de la conception moderne de la santé,
et même la conception post-moderne du moi, sans une mise en
perspective historique de la notion de chair et de sa décomposition
culturelle. Mais elle souligne également le fait qu’Illich
traite de la chair de manière "apophatique", c'est-à-dire
en creux, de la même manière que l’on parle de
Dieu dans la tradition de la théologie négative, en
disant non ce qu’il est (et qui échappe au pouvoir
de nos concepts) mais ce qu’il n’est pas. Selon Barbara
Duden cette réserve s’explique par le fait que "pour
lui la chair nous oriente inexorablement vers l’Incarnation,
vers le mystère qui est dans le monde de sa foi, et en fin
de compte vers la Croix". Au fond, ce qu’Illich reproche
au technicisme occidental c’est d’avoir trahi le mystère
de l’Incarnation (4) et de la nécessaire proportionnalité
– on pourrait dire aussi de l’union, au sens conjugal,
ou encore du bon accord – entre le verbe et la chair, proportionnalité
qui, selon lui, doit orienter la vie humaine et dans toutes ses
dimensions. Dans cette perspective il est important pour Illich
que le corps propre et son expérience sensible du réel
soit le principal médiateur de notre rapport à la
réalité. L’homme est chair et c’est en
tant que chair que nous le rencontrons. Or précisément
la technicisation de l’existence a pour contrepartie la rupture
de cette union entre l’esprit (le verbe) et la chair, union
qui selon lui est pourtant constitutive de notre humanité.
Illich voit même dans la vocation techniciste de l’Occident
le fruit du rejet de ce moi de chair qu’il a hérité
de la Bible. La modernité progresse en procédant à
une désincarnation croissante de l’existence et c’est
pour cela qu’il en résulte une dépersonnalisation
croissante de la vie et une perte croissante de maîtrise sur
notre vie quotidienne, et donc de liberté.
Par exemple, à travers une phénoménologie
de la technique de la lecture silencieuse, qui s’est développée
en occident à partir du douzième siècle, Illich
diagnostique que c’est bien la trahison de l’incarnation
qui a ouvert la voie à deux possibilités symétriques
de corruption : d’un côté une désincarnation
sans précédent de la parole et donc de la pensée,
libérée de son ancrage charnel ; d’un autre
côté – et réciproquement – une "incarnation
perverse" qui conduit à vouloir donner un statut de
réalité concrète et autonome à des concepts
chargés ensuite d’organiser notre relation au réel.
Dans plusieurs textes Illich s’attache à montrer que
cette "incarnation perverse d’entités sans chair"
caractérise le monde moderne. Comme le soulignent Valentine
Borremans et Jean Robert, commençant avec l’âge
de la vitesse, elle s’accélère en la multiplication
de fausses concrétudes et de pseudo-percepts et culmine en
une transformation technogène, c'est-à-dire assistée
par la Technique, du sens de la matière. La trahison de l’incarnation
prend donc deux formes observables : une lente désincarnation
historique de la pensée et, plus récemment, une pseudo-incarnation
technogène d’entités intrinsèquement
dépourvues de chair que nous utilisons pour penser le corps
ou bien la société, et pour agir sur eux. Cette inversion
des rapports entre le verbe et la chair favorise forcément
une instrumentalisation du corps et plus largement de tout donné
naturel et social qui doit être subordonné à
des modèles abstraits de connaissance et d’opérativité
technique. Ainsi Illich se préoccupe de la désincarnation
de la perception de soi qui résulte de la médicalisation
des arrangements sociaux et des normes culturelles (5). Plus généralement
encore, c’est bien l’expérience de la désincarnation
qui lui semble caractériser le mieux le passage du monde
préindustriel à la modernité technicienne (6).
C’est dans ce fond spirituel que s’enracinent les maux
qui caractérisent selon Illich le monde moderne et qu’il
subsume par l’expression humiliation de la chair : la dépersonnalisation
de l’existence, la disqualification des savoirs vernaculaires
appropriables, la gestion technocratique de la vie par des professionnels
spécialisés, la perte de maîtrise sur la vie
quotidienne (7). Alors que l’idéologie progressiste
et scientiste est fascinée par le développement de
la puissance collective que la science et la technique donnent à
l’humanité sur tout ce qui est corporel, ce même
soucis de l’incarnation conduit Illich à insister sur
la nécessité d’une maîtrise personnelle
de nos outils, qu’ils soient techniques, institutionnels ou
intellectuels. Pour que l’outil soit digne de ce nom, il faut
que ses fins et son utilisation conservent un certain caractère
personnel. Comme Charbonneau, et pour les mêmes raisons, Illich
considère qu’un des critères de l’évaluation
des techniques c’est de savoir si elles augmentent la maîtrise
responsable et donc la liberté des personnes, des individus
concrets. Or, selon Illich, à l’Age des Systèmes
on assiste au démantèlement des fins personnelles.
A partir de 1980 les écrits d’Illich peuvent être
interprétés comme l’exploration des effets historiques,
démontrables et datables, de ces deux versants d’une
trahison spécifiquement chrétienne et occidentale
de l’exigence d’incarnation, du mystère de la
chair, de l’union et de l’esprit et du corps qui est
au centre du christianisme. »
Notes
1. Cité par Valentine Borremans et Jean Robert, in préface
aux Œuvres Complètes d’Ivan Illich, vol. 1, Paris,
Fayard, 2004. Les présentes remarques sur la pensée
d’Illich doivent beaucoup à ce texte très pénétrant
ainsi qu’à l’étude de Barbara Duden citée
ci-après.
2. Op. cit.
3. Barbara Duden, "The quest for past somatics", in Lee
Hoinacki and Carl Mitcham, dir., The challenges of Ivan Illich,
State University of New York Press, 2002.
4. Charbonneau formule le même reproche dans des termes très
proches. Il parle lui aussi de trahison. De même on trouve
chez ces deux auteurs l’idée que seule la conscience
aiguë de la liberté (héritée du Christianisme)
a pu conduire à une entreprise qui débouche la négation
radicale de la liberté. Ce qu’Illich exprime en utilisant
la formule théologique selon laquelle Corruptio optimi quae
est pessima, Charbonneau l’exprime aussi par la formule La
liberté seule peut justifier sa négation. (Je fus,
p. 195)
5. Ivan Illich, « La société amortelle »,
in La perte des sens, traduit de l’allemand par Jean Robert,
Paris, Fayard, 2004, p. 277.
6. Ivan Illich, « La perte du monde et de la chair »,
in La perte des sens, p. 355.
7. Déjà dans les années trente le personnaliste
Denis de Rougemont, ami de Charbonneau et d’Ellul, critiquait
cette désincarnation de la pensée dans son livre Penser
avec les mains (1936).
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