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Origine : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Ivan_Illich--Mort_dIvan_Illich_par_Jacques_Dufresne
Présentation
Voici un homme dont on se souviendra de plus en plus, avec reconnaissance
et regret, au fur et à mesure que l'on subira les méfaits
de la croissance incontrôlée.
Extrait
Société sans école ! Autre brûlot d'Illich.
C'est parce qu'il la jugeait à l'aune de sa profonde culture
livresque qu'Illich voyait dépérir l'école
au moment précis où la majorité se réjouissait
de ce qu'elle soit enfin accessible à tous.
Texte
Ivan Illich s'est éteint dans la nuit du 2 décembre
2002 pendant son sommeil. Mort pendant son sommeil, cet éveillé
qui fut aussi l'un des grands éveilleurs de son siècle!
Selon le magazine Utne Reader, il fut le plus grand critique social
du XXe siècle. Je l'appelais amicalement le Socrate du village
global. D'autres, Alastair Hulbert, par exemple, voyait en lui le
Don Quichotte dans la tragi-comédie globale contemporaine.
Comme Socrate, il aidait ses interlocuteurs à accoucher d'eux-mêmes,
mais sa cité c'était le monde, avec une préférence
pour le Mexique. Il était nomade comme Don Quichotte, mais
loin d'être de purs fantasmes, ses moulins à vent étaient
des vérités trop criantes pour qu'on ose les regarder.
Consultez le dossier vitesse dans cette encyclopédie. Vous
y apprendrez que «les sociétés industrielles
consacrent entre le quart et le tiers de leur budget-temps social
à la production des conditions d'existence de la vitesse.»
Jean Robert, l'auteur du livre d'où est tiré ce passage
et Jean-Pierre Dupuy, l'ingénieur qui a fait les calculs,
sont tous deux amis et disciples d'Illich. L'un et l'autre vous
diront que c'est le maître qui les a mis sur cette piste.
Cet exemple, le plus simple que l'on puisse trouver, illustre parfaitement
l'influence et la méthode d'Illich. La méthode d’abord
! Illich avait au plus haut degré l’art de se saisir
d'une idée reçue - comme la vitesse des moyens de
transport modernes - et de la placer dans un éclairage tel
qu'on y voit une chose bien différente, son contraire parfois.
Sous sa loupe, un service professionnel est aussi une façon
pour la partie institutionnalisée de la société
d’exercer un contrôle déguisé sur les
personnes et les communautés, qui perdent ainsi progressivement
leur spontanéité créatrice. Par là Illich,
qu’on le sache ou non, est toujours au cœur du débat
social. L’État providence se retire. Comment remplira-t-on
le vide qu’il laisse derrière lui ? C’est pour
répondre à des questions de ce genre que nous avons
nous-même entrepris une réflexion sur la résilience
des sociétés.
L'influence ? Illich a été un semeur incomparable.
Moi qui ne connais personnellement qu'une petite partie de son réseau
d'amis, je peux citer plusieurs noms de personnes qui, inspirées
par lui, ont eu un grand rayonnement dans leur pays et à
l'étranger : Gustavo Esteva au Mexique, Jean Robert en Suisse,
Carl Mitcham et John McKnight aux États-Unis, Barbara Duden
et Wolfgang Sachs en Allemagne. Sans oublier sa merveilleuse associée,
entre autres, dans le projet CIDOC à Cuernavaca, Valentine
Borremans.
On peut mesurer l'influence d'un auteur aux mots forgés
ou redéfinis par lui qui sont passés dans le langage
courant. Dans le cas d'Ivan Illich la liste est impressionnante
: autonomie, convivialité, contre-productivité sont
un bel exemple. Est-ce Illich qui a utilisé le premier les
mots déprofessionnalisation et désinstitutionnalisation
? Je ne m'en souviens plus. Peut-être s'est-il abstenu de
les utiliser lui-même parce qu'ils ne les trouvaient pas beaux.
Il n'empêche que les prises de conscience et les changements
dont ils furent les signes et le symbole sont très importants.
Le mot iatrogène pour désigner les maladies causées
par la médecine a été forgé par Schipkowensky
au cours de la décennie 1930. C'est à Ivan Illich,
et plus précisément à sa Némésis
médicale qu'il doit sa bonne fortune. En raison de l'impact
qu'a eu cet ouvrage, Illich est avec René Dubos, dont il
fut le vulgarisateur, le grand responsable de la renaissance de
l'esprit critique à l'égard de la médecine.
Cet esprit critique, qui avait toujours existé, avait connu
une éclipse totale au milieu du XXe siècle.
Société sans école ! Autre brûlot d'Illich.
C'est parce qu'il la jugeait à l'aune de sa profonde culture
livresque qu'Illich voyait dépérir l'école
au moment précis où la majorité se réjouissait
de ce qu'elle soit enfin accessible à tous. Pendant de nombreuses
années, il réunissait chaque printemps des amis dans
une vaste maison que l'Université d'État de Pennsylvanie
mettait à sa disposition. J'ai participé à
quelques reprises à ces rencontres où Illich profitait
des libéralités des universités institutionnelles,
auxquelles il ne croyait plus, pour jeter les bases de ces petites
maisons de lecture, qu'il appelait de ses vœux, de concert
avec son ami George Steiner. Depuis ce temps, je rêve de collaborer
à la fondation d'une maison de lecture, que j’appelle
parfois maison du dialogue. On sait qu’Illich fut l’ami
d’Éric Fromm. Il fut aussi l’ami du grand psychiatre
allemand immigré à Montréal après la
dernière guerre, Karl Stern.
Pendant les dernières années de sa vie, il aura avant
tout été un ami pour ses amis, et un témoin
émouvant de ce sentiment qui est l’âme des civilisations.
Il avait le génie de l’amitié. C’était
incontestablement son plus beau charisme. On sait qu’il refusait
les émissions de radio et de télévision, mais
il le faisait moins par mépris des mass médias que
par crainte que ne se dissipe dans le virtuel un sentiment qui exige
la présence physique. Je l’ai rencontré pour
la première fois vers la fin de la décennie 1970 et
je l’ai quitté persuadé qu’il ne me reconnaîtrait
pas la prochaine fois que nos routes se croiseraient. J’oubliais
que chez certains êtres, nés pour l’amitié,
l’attention à autrui peut dépasser toutes les
limites. Je craignais, tout en trouvant la chose normale, de n’être
qu’un pâle souvenir relégué au quatrième
cercle des connaissances. Ce doute était en moi, non en lui.
Chaque fois que je l’ai revu ensuite, j’ai eu le sentiment
d’être unique au monde à ses yeux. Le génie
de l’amitié c’est cette intensité dans
la présence à l’autre, cette capacité
de lui rappeler qu’il est unique au monde, même si objectivement,
il est un parmi des centaines.
Il y a quelques années, à un moment difficile où
j’avais besoin du soutien de mes amis, le téléphone
sonne : c’était Ivan Illich. Cet homme qui, déjà
malade, avait les meilleures raisons de ne soucier que de lui-même
ou des ses proches, se souciait d’un ami lointain.
Je raconte ces choses pour rendre à Illich le même
genre d’hommage que celui qu’il a rendu à Jacques
Ellul, en qui il a reconnu un maître et un ami. Illich admirait
notre magazine, auquel il a collaboré à quelques reprises.
Il fut notre plus fidèle abonné. Il était notamment
sensible au fait qu’il est l’œuvre d’un groupe
d’amis et non le produit du monde institutionnel. «La
meilleure revue au monde», se plaisait-il à répéter
avec son inimitable accent et une exagération tout amicale.
Son soutien moral n’a pas été étranger
à notre persévérance dans les moments difficiles.
Qu’allait-il penser de notre projet d’encyclopédie,
bien virtuel pour un homme aux yeux de qui la présence réelle
comptait tant ? Il se trouve qu’il nous a encouragés
et cités en exemple. Encore une fois ! Il a même incité
ses amis mexicains à mettre en chantier une oeuvre semblable
en espagnol. Mon grand péché, avouait-il, aura été
la polyphilia.
Note
On vient d’annoncer la parution, chez Suny Press d’un
ouvrage collectif sur Illich, intitulé The Challenges of
Ivan Illich. Les directeurs de la publication sont Lee Hoinacki
et Carl Mitcham, deux amis intimes d’Illich.
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