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Origine : http://www.decroissance.info/Medecine-sante-et-societe-les
Le texte qui suit est une fiche de lecture qui reprend 2 ouvrages
: Némésis médicale : l’expropriation
de la santé de Ivan Illich (1975), et L’invasion pharmaceutique
de Jean-Pierre Dupuy et Serge Karsenty.
L’apport majeur des deux ouvrages est la dissociation des
termes couramment tenu pour équivalent : santé-médecine-hygiène.
Le but du chapitre est d’inciter les gens non pas à
refuser tous médicaments et soins médicaux mais à
« reprendre le pouvoir sur leur maladie, sur leur corps et
leur esprit. Qu’ils mettent en cause tout ce qui les rend
malades dans leur vie quotidienne : l’école, l’usine,
le pavillon à crédit, le couple, etc. ». Dans
un second temps, je reviens sur des passages qui m’ont paru
éclairants.
1. La civilisation capitaliste fait consommer d’une part
ce qui détruit, d’autre part ce qui répare.
La croissance a trouvé là son ressort principal. Mais
les destructions sont de plus en plus importantes et les réparations,
malgré leur ampleur et leur coût, de moins en moins
efficaces. Cela vaut notamment en matière de santé.
2. Les maladies apparaissent et disparaissent en fonction de facteurs
tenant au milieu, à l’alimentation, à l’habitat,
au mode de vie, à l’hygiène. Les maladies épidémiques
actuelles les plus répandues sont toutes des maladies dégénératives,
de civilisation, que la médecine ne sait ni prévenir
ni guérir : cancer, maladies cardio-vasculaires, rhumatismes,
etc. Ces maladies frappent une proportion croissante de la population
malgré l’utilisation de techniques de soins de plus
en plus lourdes. Tout indique qu’elles sont liées à
notre mode et notre milieu de vie (pollution, nourriture, anxiété,
vie professionnelle...). Des civilisations différentes de
la notre en sont exemptes. De tous les facteurs de santé,
la médecine est l’un des moins efficaces. La médecine
elle-même contribue à la multiplication des maladies,
et cela de deux manières :
- En tant qu’institution sociale, la médecine est
chargée d’atténuer les symptômes qui rendent
les malades inaptes au rôle que la société leur
impartit. En incitant les gens à porter leur maladie chez
le médecin, la société les détourne
de s’en prendre aux raisons fondamentales et permanentes de
leur mal-être. En traitant les maladies comme des anomalies
accidentelles et individuelles, la médecine en masque les
raisons structurelles, qui sont sociales, économiques, politiques.
Elle devient une technique pour faire accepter l’inacceptable.
Dans une vision à court terme, les élus, les pouvoirs
publics et les citoyens vont plus se féliciter de la construction
de nouvelles structures médicales que d’avoir réduit
les facteurs objectifs environnementaux et sociaux des maladies
(normes sur la qualité de l’environnement, sur le milieu
de vie, le droit du travail...).
- Au service d’une idée mythique de la santé,
la médecine fait croire que celle-ci peut s’acheter
: elle dépendrait de la consommation de soins spécialisés
et de drogues, chaque organe, chaque événement biologique,
chaque âge, chaque affection et l’agonie elle-même
devant avoir son spécialiste. En encourageant ainsi la dépendance
médicale des bien-portants comme des malades, la médecine
abaisse le seuil de la maladie et ajoute ses propres poisons à
ceux du mode de vie industrialisé.
3. Être en bonne santé, c’est être capable
d’assumer la maladie, comme d’ailleurs la puberté,
le vieillissement, le changement, l’angoisse de la mort...
Or la surmédicalisation dispense ou empêche l’individu
d’assumer tout cela. Elle multiplie les malades. C’est
là ce qu’Illich appelle la iatrogénie structurelle
: c’est-à-dire l’engendrement structurel de la
maladie par l’institution médicale.
4. Cette surmédicalisation n’est évidemment
pas la raison la plus fondamentale de l’augmentation constante,
depuis une dizaine d’années, de la morbidité
: la raison la plus fondamentale, il faut la chercher dans le fait
que le travail parcellaire salarié et les rapports marchands
détruisent chez l’individu l’autonomie et les
motivations qui le rendent capable d’assumer sa vie, sa santé,
ses maux et sa mort.
5. Les fondements de la santé sont extra-médicaux,
à savoir : la réconciliation des individus avec leur
travail, leur environnement, leur communauté. Nous nous portons
d’autant plus promptement malades que notre travail et notre
vie nous apparaissent extérieurs, fastidieux, monotones.
C’est en ce sens aussi que cette société est
pathogène : tout en multipliant les facteurs objectifs de
morbidité (cf. les maladies dégénératives),
elle sape les fondements existentiels de la santé.
6. C’est pourquoi, dans une perspective révolutionnaire,
la santé et le problème de la santé doivent
être démédicalisés : l’une et l’autre
sont du ressort non pas du médecin et de la médecine,
mais de l’hygiène : La médecine, en effet, est
l’ensemble des soins et traitements codifiés que dispense
aux gens un corps de professionnels spécialisés. L’hygiène
est l’ensemble des conduites et des règles que les
gens observent par eux-mêmes pour conserver ou recouvrer leur
santé. Quand le savoir médical entre dans la culture
populaire, il motive des conduites d’hygiène qui lui
confèrent l’efficacité maximale : se laver les
mains, purifier l’eau, varier les aliments, faire de l’exercice,
etc. Il y a entre l’hygiène et la médecine la
même différence qu’entre la culture populaire
et la culture savante.
7. La traduction en hygiène du savoir médical utile
est un but traditionnel des révolutionnaires. Elle relève
non d’une attitude antiscientifique mais d’une attitude
anti-élitiste. Selon Illich, le savoir médical efficace
consiste, aux neuf dixièmes, en traitements simples et peu
coûteux, à la portée de tout profane motivé,
pourvu qu’il sache lire un mode d’emploi. Or le gros
des dépenses médicales est consacré à
des traitements lourds, coûteux et dont l’efficacité
n’est pas prouvée, et réservée, cela
va de soi, à très peu de monde.
Retour sur le 2ème point de l’argumentation
:
Les anthropologues et les épidémiologues le savent
bien : les individus ne sont pas malades seulement de quelque atteinte
extérieure et accidentelle, guérissable moyennant
des soins techniques : ils sont aussi malades, le plus souvent,
de la société et de la vie qu’ils ont. Une médecine
qui prétend traiter les maladies sans se préoccuper
de leur sociogenèse ne peut qu’avoir une fonction sociale
très équivoque. Au mieux, elle est une activité
charitable par laquelle le médecin occupe, outre la sienne
propre, la place vide du prêtre. Au pis, elle est une industrie
qui aide les gens malades à continuer leur façon de
vivre malsaine, pour le plus grand profit des fabricants de poisons
de toute sorte.
Les maladies qu’on soigne au lieu de les prévenir
ne « paient » pas que politiquement seulement : elles
font tourner des industries parmi les plus rentables, créent
des emplois donc de la « richesse » : la croissance
concomitante du nombre des malades et des industries de la «
santé » apparaît dans les comptes nationaux comme
un « enrichissement », alors que la disparition de ces
industries faute de malades se traduirait par une baisse du produit
national et serait un coup dur pour le capitalisme. Bref, la maladie
rapporte, la santé non.
C’est pourquoi la médecine continue de se développer
à l’encontre du bon sens et de l’équité
: de même qu’on attache plus d’importance aux
performances du Concorde qu’aux conditions du transport quotidien
de millions de banlieusards, de même on s’intéresse
davantage aux explorateurs aventureux de la médecine de pointe
qu’à préserver la santé de la population.
Le résultat, c’est que le développement des
techniques médicales (comme d’ailleurs des transports)
crée plus de pénuries, d’inégalités,
et de frustrations qu’il ne satisfait de besoins, tout en
entretenant la pire des illusions, à savoir : que la médecine
saura bientôt guérir toutes les maladies, et qu’il
n’est donc pas urgent de les prévenir.
Cette illusion marque jusqu’au vocabulaire médical
lui-même : n’appelle-t-on pas « prévention
» le dépistage et le diagnostic précoces des
maladies dégénératives même quand il
n’existe ni traitement ni remède contre elles ? Comme
l’écrit John Cassel : "On n’a jamais prévenu
les maladies en détectant les individus atteints mais en
agissant, au niveau de la collectivité, sur le milieu, les
facteurs sociaux et psychosociaux qui accroissent la vulnérabilité
à la maladie et affaiblissent la résistance des individus
aux agressions externes. La santé est essentiellement un
équilibre entre les agents [pathogènes] et leurs hôtes.
Elle dépend de la capacité de l’individu à
maintenir un rapport relativement stable avec son environnement...
La question est de savoir comment cette capacité peut socialement
soutenue."
Morbidité croissante, indifférence à la vraie
prévention, surconsommation spectaculaire de soins et de
médicaments qui ne rétablissent pas la santé
: comment se fait-il que médecins et médecine s’accommodent
de cette situation absurde ? Les mettre en cause n’est que
trop facile. Leurs conceptions du malade, de la maladie, de la fonction
médicale sont encore profondément marquées
par les idéologies bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles
: le corps est conçu comme une mécanique dont les
rouages se dérèglent, le médecin comme un ingénieur
qui les remet en place par des interventions chirurgicales, chimiques
ou électriques. Et puis, à la différence de
la médecine antique, la médecine bourgeoise ne connaît
que les individus, non les ensembles. Cela tient au rapport de clientèle
du médecin avec « ses » patients. Ceux-ci sont
des individus privés, ils demandent qu’on les soulage,
les guérisse, les conseille, tout de suite, tels qu’ils
sont, dans le monde tel qu’il est. Le médecin, c’est
son métier, s’adapte à cette demande. Personne
ne lui demande de voir au-delà des cas individuels, les causes
sociales, économiques, écologiques de la maladie.
La médecine devient ainsi une « science » bizarre
qui étudie minutieusement des structures partielles sans
prendre en considération la structure globale à laquelle
elles se rapportent. Seuls quelques pionniers, missionnaires, têtes
brûlées s’intéressent à l’épidémiologie,
à la biologie des populations, à l’anthropologie,
aux maladies du travail. Ces authentiques chercheurs et théoriciens,
s’ils sauvent l’honneur du corps médical, n’ont
guère d’influence sur l’exercice et la fonction
de la médecine : la santé des populations ne fait
l’objet d’aucune demande solvable, personne ne paie
les médecins pour qu’ils s’en occupent et rien,
d’ailleurs, dans leur formation et leur position sociale,
ne les prépare à conseiller les gens sur la meilleure
façon d’assainir leurs habitudes et leur milieu de
vie.
La méga-machine médicale et les réponses
d’Illich : déprofessionnaliser la médecine.
(pages 208 à 210.)
Dans le meilleur des mondes, ne pas être heureux, c’est
être malade. Des thérapeutes deviennent ainsi facilement
des auxiliaires de la police et du pouvoir lorsqu’ils acceptent
de traiter les symptômes sans se demander : ces symptômes
« morbides » résultent-ils du dérèglement
d’un corps ou de situation inacceptable que la société
lui impose ? Il est donc grand temps de repenser la médecine
ou, plus exactement, les déterminants de la santé
et de la maladie. Le but d’Illich est d’y provoquer.
Sa hantise, c’est qu’à la faillite de la médecine
la société et les médecins ne répondent
en traitant le mal par le mal : en élargissant encore l’appareil
médical, ses compétences et ses pouvoirs, sa capacité
de contrôle social et de "médicalisation"
de la vie. Pour Illich, la seule réponse saine à cette
crise est la déprofessionnalisation de la médecine,
c’est-à-dire : l’abolition du monopole des médecins
en matière de santé et de maladie ; la reconquête
par les profanes de leur capacité autonome à prendre
soin d’eux-mêmes. Selon lui, cette façon de voir
n’est pas irréaliste sur le plan technique (quoiqu’elle
suppose des transformations politico-culturelles radicales).
Cette déprofessionnalisation de la médecine, note
Illich, « ne doit pas signifier qu’on nie la compétence
et la dextérité des experts dont les individus peuvent
avoir besoin en des occasions particulières ». Mais
elle signifie que le recours aux professionnels doit être
occasionnel et réduit à un minimum. Car la société
qui procurera à ses membres la santé optimale est
non pas celle qui les confiera à un gigantesque appareil
de thérapeutes professionnels ; c’est au contraire
celle qui « répartit sur la population tout entière
les moyens et la responsabilité de protéger la santé
et d’affronter la maladie... ».
« Les gens bien portants n’ont pas besoin de l’intervention
d’autocrates pour s’accoupler, enfanter, assumer la
condition humaine et mourir » (Illich). Les gens bien portants
ne sont pas des gens bien médicalisés mais «
des gens qui logent dans des maisons saines, mangent une nourriture
saine ; dans un milieu qui leur permet d’enfanter, de grandir,
de travailler et de mourir ; soutenus par une culture qui favorise
l’acceptation consciente des limites : la population ne peut
" augmenter indéfiniment ; la vieillesse ne peut être
indéfiniment prolongée ; la guérison est rarement
complète ; la mort est toujours présente ».
Toutes les cultures antérieures à la nôtre,
rappelle Illich, ont été des entreprises pour vivre
en bonne entente avec la réalité de ces limites, inévitables
et nécessaires. Les soins de santé n’y étaient
pas la spécialité exclusive de techniciens professionnels
: au contraire, l’art de rester en bonne santé n’y
faisait qu’un avec l’art de vivre, avec les règles
de bonne conduite et d’ « hygiène » au
sens originel du terme. Elles concernaient notamment, ces règles,
la manière « de dormir, de manger, d’aimer, de
travailler, de jouer, de rêver et de souffrir » et elles
rendaient les individus « capables de supporter la douleur,
de comprendre la maladie et de donner un sens au face à face
constant avec la mort ».
L’industrialisation a rompu cette intégration de l’art
de vivre (de 1’ « hygiène ») dans toutes
les activités sociales. Il est facile de comprendre pourquoi
: avec la généralisation du travail salarié,
les travailleurs cessent d’être maîtres de la
durée, de l’intensité, du rythme et des conditions
de leur travail. Ils ne peuvent plus, à la manière
des maîtres artisans et des paysans propriétaires,
régler selon leurs besoins la durée de l’effort
et celle des pauses, du repos, du sommeil. Dépossédés
de la possibilité de rythmer leur vie, ils sont aussi dépossédés
de la culture et de l’ « hygiène » du travail.
Le travail devient alors une obligation extérieure que les
ouvriers n’accomplissent que contraints et forcés :
ils ont tendance à déserter l’usine à
la première occasion et au premier prétexte. Le patronat
des XVIIIe et XIXe siècles fait grand cas de leur «
fainéantise ». Il n’est évidemment pas
question que ces « fainéants » puissent décider
par eux-mêmes quand ils sont malades et quand il sont aptes
: cette décision (certificat de maladie, certificat d’aptitude
ou de guérison) doit appartenir à des spécialistes
s’appuyant sur des critères « scientifiques ».
Le développement de la clinique, au début du siècle
dernier, fournit ces critères : la maladie devient une entité
distincte de la personne malade, de son travail, de sa vie. Le capitalisme
montant s’empare de ces découvertes : désormais,
seul le médecin aura compétence pour juger qui est
malade et qui ne l’est pas. Les affections, même les
plus banales, devront faire l’objet de soins et de certificats
médicaux. Le capitalisme est ainsi conduit à déposséder
de leur maladie et de leur santé les individus qu’il
a dépossédés de leur travail.
Dès lors, au lieu d’être définie comme
un état général de bien-être, la santé
devient un simple état de non-maladie, c’est-à-dire
d’aptitude physiques au travail. La maladie, de son côté,
cesse d’être un état de malade lui-même,
pour devenir un empêchement « anormal » dont il
s’agit de le débarrasser au plus vite. C’est
la maladie que désormais on étudie, soigne ou guérit,
non les malades .
On devine la conclusion à laquelle toute la démarche
d’Illich tend, sans qu’il la formule jamais en ces termes
: la reconquête de la santé suppose l’abolition
du travail forcé salarié ; elle suppose que les travailleurs
recouvrent la maîtrise des conditions, des outils et des buts
de leur travail commun ; elle suppose une nouvelle culture dont
les activités productrices cessent d’être des
obligations extérieures pour retrouver leur autonomie, leur
diversité, leur rythme et devenir joie, communication, «
hygiène », c’est-à-dire art de vivre.
Il faut, pense Illich, démédicaliser la santé
tout comme il faut déscolariser l’accès du savoir.
Car de même que nous ne retrouverons la culture que si elle
est arrachée à l’école pour devenir possibilité
d’apprendre, d’enseigner, de créer partout où
l’on se trouve et quoi qu’on fasse, de même nous
ne retrouverons la santé que si elle cesse d’être
l’affaire des spécialistes pour devenir une tâche
et une vertu partout présentes, réglant en permanence
la vie individuelle et collective.
Il n’est pas facile de suivre Illich quand il demande à
chacun de refuser la médecine pour son propre compte. Prise
à la lettre, cette recommandation impliquerait notamment
que les salariés renoncent aux arrêts de travail, aux
congés de maternité et de maladie. En fait, un rapport
sain, démédicalisé, à la santé
et à la maladie ne sera possible que lorsque seront abolis,
avec le salariat, les rapports « malsains » qui (soutenus
par les institutions et les industries médicales) forment
le tissu de la société présente.
Mais Illich n’a aucune difficulté à répondre
à cette objection, car l’abolition de ces rapports
sociaux « malsains » ne pourra être que l’œuvre
des femmes et des hommes qui, dès à présent,
dans le cadre de cette société déjà,
auront traduit en règles permanentes d’action et de
conduite leur aspiration à la souveraineté des individus
et des groupes, à l’assainissement du milieu et du
mode de vie, à l’instauration de rapports de fraternité
et d’entraide. (voir son livre intitulé Libérer
l’avenir.)
le vendredi 26 août 2005
par rhizome
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