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Origine http://infokiosques.net/article.php3?id_article=257
Il commence à y avoir pas mal de textes qui circulent sur
Castoriadis, peut-être moins sur Illich. Mettre en parallèle,
et de manière critique, leurs deux conceptions de l’autonomie
permet de souligner à quel point nous pouvons entendre dans
ce terme assez répandu des choses bien différentes.
L’enjeu de ce texte est, au départ, d’engendrer
un débat dans le cadre de rencontres précises, à
Longo Maï. J’aimerais qu’il permette également
à d’autres groupes, collectifs, etc. de reprendre et
de ré-élaborer cette notion d’autonomie, pour
bien la séparer des problématiques de l’autarcie
ou de l’autosuffisance... Hop !
Vous avez dit “autonomie” ?
Introduction croisée aux conceptions de l’autonomie
de C. Castoriadis et d’ I. Illich
(texte réalisé en préparation à des
rencontres organisées avec la coopérative Longo Maï
de Grange Neuve, août-septembre 2005)
Avant-propos. Je ne sais pas vraiment sur quoi tout cela va déboucher,
sur quoi nous voudrons que cela débouche. Peut-être
sera-ce l’occasion d’un débat, mais il est toujours
difficile de le présager. Peut-être que cela restera
un document de travail susceptible de fournir des points de repère.
Il s’agira ici, pour moi, de présenter deux auteurs
qui ont, chacun à leur manière, essayé de donner
un sens spécifique au concept d’autonomie. Chez l’un
comme chez l’autre, le terme n’est pas utilisé
en référence à la “mouvance autonome”
qui est née en Europe occidentale dans les années
70. Il ne sera donc pas question ici de ces mouvements historiques.
Mais, comme nous allons le voir, leurs pensées de l’autonomie
ne sont pas sans rapport avec le contenu que nous avons ou pourrions
donner à ce que nous nommons les luttes autonomes. Ce recours
à des références théoriques ne vise
donc pas tant à “augmenter l’érudition”
qu’à nous permettre d’être plus clair,
plus précis quand nous parlons d’autonomie. Et peut-être
à orienter de manières nouvelles nos propres pratiques.
Castoriadis et Illich sont des penseurs des années 70, chacun
pris dans des contextes bien différents. Le premier fuit
la dictature grecque au tout début des années 50 afin
d’éviter la répression et s’installe en
France. Favorable aux conseils ouvriers et à l’autogestion
généralisée, il s’intéresse aux
déploiements du mouvement ouvrier tout en élaborant,
en parallèle, une critique du déterminisme marxiste.
Petit à petit (devenant peut-être de plus en plus philosophe)
il se ré-interroge sur la question de la démocratie
athénienne et son héritage pour nous aujourd’hui.
Sa pensée de l’autonomie, selon ses propres termes,
vise à permettre à celles et ceux qui agissent d’être
plus lucides afin de permettre un redéploiement de ce qu’il
nomme le “projet d’autonomie”. Sa pensée
n’est donc pas tant un programme qu’une critique, une
volonté de rappeler certaines erreurs et certaines évidences
qu’il juge nécessaire de toujours avoir à l’esprit.
Illich, de son côté, n’a ni le même parcours,
ni les mêmes objectifs. Très imprégné
par le christianisme dans un premier temps, il se penche progressivement
sur les questions sociales liées au “développement”.
Intellectuel du Tiers-monde et plus spécifiquement d’Amérique
latine, il critique d’abord les errements développementalistes
pour finir par déboucher sur un véritable programme
pour un “autre” développement dont l’un
des axes centraux, au côté de la “convivialité”
est l’autonomie. Pour dire bref, il va sans cesse opposer
les “institutions autonomes” aux “institutions
hétéronomes”. Je vais ici tenter brièvement
de croiser ces deux approches, de montrer comment elles s’opposent
et se complètent. Je pense qu’il s’agit d’un
bon moyen de réinterroger la notion d’autonomie.
Autonomie politique et/ou autonomie locale ?
La pensée de Castoriadis est celle d’un philosophe.
Même s’il fut proche des luttes, on doit reconnaître
qu’il s’est porté à un niveau d’abstraction
que n’a pas recherché Illich. Il propose ainsi quelque
chose comme une philosophie de l’histoire occidentale. Pour
lui, l’histoire n’est pas plus un continuum linéaire
et cumulatif (de type progressiste) qu’un processus dialectique
déterministe (de type hégélien ou marxiste).
Elle est faite de ruptures, de sauts, d’événements
qui auraient pu ne pas survenir. Le monde contemporain ne répondrait
pas, ainsi, à une nécessité historique mais
à des “choix” qui auraient pu ne pas être
faits. Il y a pour lui, en matière de création sociale
et historique une part d’arbitraire, d’événementialité
que nulle philosophie de l’histoire ne saurait intégrer.
Inspiré sûrement par Arendt, il parlera à sa
suite d’effets de “cristallisation”, de moments
où une conjonction improbable de facteurs (politiques, économiques,
amoureux, etc.) produisent de nouvelles formes social-historiques.
Toutefois, l’indétermination n’est pas complète
: l’histoire occidentale est parcourue par deux projets qui,
repris à des échelles plus ou moins grandes, lui donnent
une certaine unité.
Nous ne parlerons pas ici - car tel n’est pas vraiment notre
sujet - du projet de maîtrise rationnelle du monde, de la
société et des hommes. Nous retiendrons seulement,
pour notre propos, qu’il s’agit du projet d’une
rationalisation complète du monde qui tendrait vers des formes
de domination technoscientifique totales (dures ou molles) que l’on
entrevoit par exemple dans Le meilleur des mondes d’Huxley.
L’autre projet qu’il décrit, à savoir
le “projet d’autonomie” attirera surtout notre
attention. Selon lui, ce projet émerge dans le cadre de la
démocratie athénienne. Pour la première fois,
une société décide de s’auto-instituer
explicitement : les citoyens athéniens décident -
ou se prennent pour l’origine - de leurs institutions sociales
(économiques, politiques, etc.). Elles ne viennent pas d’un
ailleurs que pourrait incarner l’Histoire, les dieux, la Nature
ou toute autre chose. Elles viennent des Grecs eux-mêmes,
et ils peuvent en décider. D’où cette vitalité
intense de la vie politique athénienne, avec ses multiples
retouches, ses multiples changements, etc. Evidemment, la démocratie
grecque ne constitue en aucun cas une perfection, avec ses inégalités
et ses évidences (notamment sur l’esclavage) qui restent
totalement inquestionnées. Mais elle n’en demeure pas
moins, du point de vue de Castoriadis, le premier exemple de société
qui décide effectivement de se donner à elle-même
ses propres lois - c’est l’étymologie d’autonomie
: auto-nomos = des lois pour soi, à partir de soi - après
des examens profondément critiques. Ce projet sera, par la
suite et sauf de manière ponctuelle, mis en sourdine sous
l’effet notamment de la domination de l’Eglise chrétienne.
Il reparaîtra doucement avec les mouvements du haut Moyen-Âge
pour l’autonomie des communes, mais refait surtout surface
à partir du XVIIIème siècle. La révolution
américaine (We, the people...) puis la révolution
française seront encore de nouvelles actualisations (mises
en acte et en pratique) du projet d’autonomie collective,
c’est-à-dire d’une société qui
va réflexivement se faire, ce qui exige une ré-interrogation
permanente et collective sur ses croyances, ses orientations, ses
institutions, ses pratiques. La “troisième” phase
pour le projet d’autonomie est celle qui voit le jour avec
la constitution d’un mouvement ouvrier, soucieux d’abolir
la domination capitaliste, et qui tente d’en dévoiler
les contradictions, les idéologies, les leurres métaphysiques,
tout en élaborant une série de pratiques de solidarité
et de lutte. Il faut bien voir néanmoins que Castoriadis,
concernant la situation présente, se fait plus vague, presque
dubitatif. Il se demande si le projet d’autonomie est toujours
là, tandis que se répand le consumérisme, la
démocratie molle de masse, et que la technoscience s’assure
une puissante domination. Le projet d’autonomie, comme volonté
collective d’une auto-institution de la société,
est peut-être en train de disparaître. Sa disparition
signifie le retour de l’hétéronomie, c’est-à-dire
d’une situation dans laquelle le véritable questionnement
est exclu, dans laquelle les institutions se donnent comme nécessaires,
venants d’ailleurs (transcendantes), et par conséquent
inchangeables. Une situation où en fait, nos propres institutions
nous dominent, et nous entraînent sous l’effet leurs
propres logiques internes.
Comme on peut le voir, la notion d’autonomie chez Castoriadis
est une notion largement liée au discours. Il affirme à
plusieurs reprises, en tout cas, qu’une des questions centrales
est celle d’une remise en cause des représentations
et des évidences instituées (c’est-à-dire
celles qui sont déjà là). Il y a chez lui une
problématique centrale de l’assemblée qui discute
et fait les lois. En un sens nous pourrons parler à son sujet
d’une autonomie politique, d’une autonomie qui se fait
et se produit non seulement à travers les luttes mais aussi
dans la discussion. Une autonomie qui implique donc, notamment,
la politique comme espace public séparé (dans le temps
et l’espace) et dépassionné (les discours doivent
être les plus rationnels possible), un espace dans lequel
peuvent se dérouler sereinement et lucidement les discussions
qui concernent l’ensemble de la société. Et
cette conception tranche notablement avec celle d’Illich.
Chez ce dernier, il est bien plus question d’une autonomie
locale. Sa réflexion commence par un doute sur le modèle
de développement propre aux pays du nord. Là où
certains et certaines voient un progrès indubitable en matière
technologique, éducative ou médicale, lui repère
les failles, les moments où le progrès par une sorte
de nemesis (c’est-à-dire une règle de la revanche)
se retourne contre ses initiateurs. Ainsi va-t-il noter qu’à
partir d’un certain seuil l’éducation va nuire
à l’éducation, en empêchant d’apprendre
véritablement, que la médecine finit par produire
ses propres maladies, que les technologies finissent par ne plus
produire d’avantages selon leurs critères mêmes
d’efficacité. L’exemple le plus simple est celui
des transports. Illich remarque que si la voiture permet en soi
d’aller plus vite, le coût des infrastructures qui le
permettent est considérable et, qu’à partir
d’un certain nombre de voitures, tout le monde va moins vite.
Les raisonnements d’Illich passent par le détour du
système. Il remarque qu’à une échelle
massifiée, les bienfaits ponctuels que peuvent apporter telle
ou telle innovation éducative, technologique ou médicale
s’effacent pour apporter de nouveaux problèmes. L’éducation
de masse va engendrer de nouvelles inégalités d’accès
à l’éducation, de même pour les transports.
Vont aussi surgir de nouvelles dépendances : on sera dépendant
de l’électricité pour produire certaines choses,
de la nouvelle médecine pour se soigner. Ainsi se rend-on
dépendant de tout un système que l’on ne peut
pas maîtriser et qui, par l’accroissement des dépendances
qu’il occasionne, ne va pas cesser de grossir pour finir,
du fait même de sa complexité, par produire des monstruosités
et des désastres (écologiques, sociaux, économiques).
C’est à partir de cette critique qu’il en arrive
à poser une distinction descriptive entre institutions autonomes
et institutions hétéronomes. Ces dernières
se repèrent par le fait qu’elles viennent comme de
l’extérieur à une communauté locale,
et qu’elles lui sont imposées. Illich ne s’oppose
pas à ce qu’une communauté emprunte à
une autre une institution si elle le décide en toute connaissance
de cause. Dans ce processus de décision, la première
communauté fait sienne la nouvelle institution, l’intègre
dans ses pratiques, dans ses représentations, ses croyances.
Ce qu’il considère comme nuisible, en revanche, ce
sont ces institutions qui y sont importées de force et détruisent
la richesse locale. L’Etat moderne qui tend alors à
s’asseoir en Amérique Latine impose de force aux communauté
locale l’éducation publique. Or, le savoir qu’elle
propose, dans son abstraction, n’est pas forcément
valable à une échelle locale. Au contraire même,
elle projette les élèves dans un marché du
travail géant dans lequel leurs compétences se mesurent
à l’aune des diplômes. Ce qui a pour conséquence
finale, comme Illich le remarque, de rigidifier ou de laisser disparaître
les savoirs et les pratiques locales, jusqu’au point où
on ne sait plus comment cultiver sans intrants chimiques sa propre
terre, où l’on ne sait plus se soigner à l’aide
des plantes locales, etc. Au fond, à travers la notion d’institution
hétéronome, Illich va critiquer ces institutions qui,
venant de l’Etat ou de toute autre instance centralisée
et bureaucratique, vont contribuer à faire éclater
les communautés locales et faire disparaître les savoirs
et pratiques locales. Ce qu’il critique, en définitive,
c’est cette étrange colonisation homogénéisante
que produit un pouvoir central moderne, lequel, tout en remettant
en cause les savoirs locaux et traditionnels ne va proposer qu’un
modèle qui porte en lui toutes sortes de catastrophes. Sa
critique du développement occidental vise alors à
démystifier tout ce qui en soi se donne comme un bienfait
(l’accès à une culture humaniste, à une
liberté de mouvement, des potentialités d’ascension
sociales et de richesses matérielles supérieures,
à une meilleure santé), mais implique des contreparties
insupportables. Ces contreparties insupportables sont d’abord
les catastrophes, qu’elles soient écologiques ou sanitaires.
Mais aussi - et surtout - une “perte d’autonomie”
des communautés locales. Il y a, chez lui, une attention
à ce qui existe dans les communautés, à leurs
manières de survivre, d’éduquer les enfants,
de se soigner. Il y voit une richesse indéniable qui permet
à ces communautés, tant qu’elles ne sont pas
trop “happées” par l’Etat, d’élaborer
des choses par elles-mêmes, avec leurs propres types de relations
sociales et leurs propres formes culturelles. L’éducation
ne se fait pas seulement dans la salle de classe, la technique n’est
pas uniquement une affaire d’ingénieurs et d’écologues
professionnels, la médecine ne peut être réduite
à la biomédecine mécaniste moderne. Moins attaché
que Castoriadis aux formes d’organisation politique, il donne
ainsi une acception de l’autonomie qui s’apparente à
un certain localisme. L’autonomie de telle ou telle institution
est bien plus liée à son origine (qui l’a produite
? cela correspond-il à un savoir ancré dans une connaissance
traditionnelle de la nature ou des autres ?) qu’au processus
décisionnel (l’assemblée, par exemple) qui en
a décidé ainsi.
On pourrait dire qu’à ce niveau ces deux conceptions
de l’autonomie non seulement diffèrent mais s’opposent.
Castoriadis serait loin d’accepter comme “autonomes”
des institutions qui, pour traditionnelles et locales qu’elles
soient, sont liées à des croyances religieuses que
personne, à l’intérieur de la communauté
ne pourrait même songer à remettre en cause. Cette
clôture religieuse inquestionnable est pour lui un obstacle
absolu à une autonomie véritable, c’est-à-dire
réflexive. Peut-être parlerait-il à ce sujet
d’indépendance, d’autarcie, mais non d’autonomie.
La problématique du questionnement permanent est pour lui
bien trop importante pour être laissée de côté.
L’autonomie collective ne peut pas, de son point de vue, être
pensée dans un monde où, sous l’effet de croyances
religieuses inquestionnables, les individus ne sont pas eux-mêmes
autonomes, c’est-à-dire aptes, à leur niveau,
à remettre en cause ce qui se donne comme évident
ou indubitable. A l’inverse, Illich pourrait bien s’opposer
à l’autonomie “à la Castoriadis”.
La question de l’origine prime tant chez lui sur la question
du processus de décision que l’on peut se demander
si oui ou non il jugerait “autonome” une communauté
qui se serait vue imposer la forme-assemblée de l’extérieur.
Ces oppositions, en définitive, appellent certaines
questions.
Pouvons-nous considérer qu’à l’heure
où nous constatons une perte bulldozerienne des savoirs traditionnels,
est-il pertinent d’avoir une conception de l’autonomie
à la Illich, c’est-à-dire qui accepte - voire
même encourage face au désastre en cours - les communautés
religieuses locales ? A l’inverse, pouvons-nous considérer
comme autonome une institution qui, pour avoir été
décidée en assemblée, n’en est pas moins
synonyme de nouvelles dépendances et d’une perte de
“connaissances ancrées” ? Ces questions sont
éminemment difficiles, et renvoient à d’autres
: la forme-assemblée est-elle seule apte à permettre
des décisions autonomes, c’est-à-dire qui enveloppent
les envies de l’ensemble de la communauté ? Ou : jusqu’où
des stratégies de conservation de choses, de savoirs et de
pratiques nécessaires peuvent nous pousser à oublier
ou à laisser de côté “pour l’instant”
des problématiques d’émancipation ? Ou encore,
à l’inverse : n’est-ce pas ce type de problématiques
(d’émancipation, etc.) qui a conduit à la perte
des savoirs locaux propres à une autonomie illichéenne,
locale et ancrée dans un environnement et des rapports affectifs
? Etc. etc. etc.
Une ébauche de composition ?
Ce sont, me semble-t-il, des questions fondamentales aujourd’hui
pour pouvoir nous orienter, juger des alliances possibles, élaborer
des tactiques, réfléchir sur nos propres pratiques.
J’ai bien du mal, en ce qui me concerne, à trancher,
à choisir une conception plutôt que l’autre,
en espérant trouver pourquoi pas, dans la pratique, la fine
ligne dans laquelle peuvent se composer ces deux types d’autonomie,
“locale” et “politique”. Castoriadis et
Illich peuvent aussi nous aider à entrevoir théoriquement
à quoi cela pourrait ressembler. Il faut pour cela aller
plus avant dans leurs pensées.
Telles que je les ai jusqu’à maintenant présentés,
ces deux types d’autonomie représentent aussi des projets
de mondes différents. Avec Illich, on est en droit d’imaginer
un monde foisonnant de pratiques et de croyances locales, un patchwork
de petits savoirs dans un monde sans centre ou sans authentique
polarisation. Avec Castoriadis on est jusqu’à présent
convié à concevoir un monde en perpétuel bouleversement
dans lequel joue à plus ou moins grande échelle la
matrice de la forme-assemblée, productrice d’une autonomie
politique (si tant est qu’elle offre à toutes et tous,
de manière équitable, la parole). Et, si nos pratiques
politiques s’orientaient suivant l’un ou l’autre
de ces projets de mondes (succinctement décrits), il faudrait
peut-être soit aider, autant qu’il est possible, les
communautés qui résistent à des projets qui
pourrait les faire éclater ; soit contribuer à la
construction, partout où c’est possible, d’assemblées
qui permettraient véritablement à celles et ceux qui
le souhaitent d’instituer leur propre société
de manière explicite. Mais à partir de là,
ne risque-t-on pas de nous retrouver face à de nouveaux problèmes
? Quelles communautés locales soutenir, jusqu’où
peut aller notre “tolérance” de leurs particularismes
hétéronomes (au sens de Castoriadis) ? A l’inverse,
jusqu’où peut-on aller dans la volonté assembléiste,
sans tomber dans un simple citoyennisme qui ferait de la participation
le nec plus ultra de l’autonomie lors même que nous
sentons bien qu’à assembler des gens au hasard on tombe
dans des errances qui ne font souvent qu’accentuer l’isolement
?
Certaines et certains jugeront sûrement, avec raison, que
ce dilemme se résoudra dans la pratique. Nous préférerons
souvent accorder soutien et temps à une communauté
qui a aussi des pratiques qui vont dans le sens d’une démocratie
radicale. De même, je pense que nous sentons bien grâce
à l’expérience qu’une communauté
de vie et de pratique est un pendant nécessaire à
l’instauration d’une forme-assemblée qui soit
véritablement susceptible d’interroger les représentations,
les pratiques, les techniques, etc. Enfin, et surtout, le plus souvent
il n’est pas question d’interventionnisme : nous chercherons
avant tout à protéger, à conserver nos propres
pratiques, nos propres savoirs, celles et ceux que nous nous sommes
donné-e-s réflexivement. Nous pourrions donc en rester
là, en affirmant que nos sensibilités et notre lucidité
nous permettent et nous permettront de nous guider à l’intérieur
de ce dilemme théorique.
J’aimerais pourtant continuer un peu pour voir vers quelles
autres types de luttes les conceptions de l’autonomie d’Illich
et de Castoriadis peuvent nous emmener. Car il me semble qu’elles
vont finalement au-delà de la question de l’autonomie
des communautés et des modalités de cette auto-construction,
qu’elles indiquent aussi des luttes qui sont à mener
vers l’extérieur afin de rendre l’autonomie possible
et surtout tangible. Castoriadis surtout, mais aussi Illich à
sa façon, n’oublient jamais que l’autonomie n’est
pas possible sous la forme d’enclaves (autonomie opposée
à l’autarcie), qu’il y a bien des choses à
abattre pour qu’elle advienne à une large échelle.
Il n’est pas question de leur côté de produire
de simples “alternatives” mais bien d’avancer
vers un mouvement révolutionnaire dont la pratique et la
fin doit être l’autonomie.
Tous deux ont en horreur la gestion bureaucratique qui a su s’imposer
avec la modernité : c’est aussi elle qu’il s’agira
de détruire. Leurs écrits participent l’un comme
l’autre d’un travail de sape de cette forme sociale.
Ils dénoncent les dépossessions que cette forme nouvelle
du pouvoir engendre, l’aliénation renouvelée
qui l’accompagne, sous la houlette des divers experts - d’Etat
ou non - qui pensent la politique comme une technique, la population
comme un cheptel, la nature comme un simple espace à exploiter.
Ils critiqueront également la production en masse d’individu-e-s
délié-e-s des autres et dépossédé-e-s
des moyens de leur propre survie, le développement autonomisé
de la technoscience, la naissance progressive d’un monde et
surtout la visée d’un monde dans lequel plus rien n’arriverait.
Ce travail critique a, selon eux, un caractère plus que jamais
nécessaire aujourd’hui, ne serait-ce que pour secouer
les fausses évidences : il est presque évident qu’à
les suivre, il faut le continuer : aiguiser donc et diffuser nos
critiques. Par ailleurs, ceci valant avant tout pour Illich, il
semble stratégique de décloisonner les imaginaires,
de montrer que d’autres types d’éducation, de
médecine, de technologie ont existé, existent déjà
ou pourraient être inventés, qu’en somme ce type
de mondes et ses institutions ne sont en rien inévitables
et correspondent à des choix. Il y a un petit peu, chez l’un
comme chez l’autre une volonté de faire rêver,
de faire désirer ce qui existe encore dans les trous qui
ont su se creuser malgré et à l’écart
du monde marchand. Chez Illich surtout, avec ces descriptions minutieuses
de modèles éducatifs “conviviaux” ou encore
de transport, cette volonté est prédominante. Nous
faudrait-il, nous aussi, savoir jouer là-dessus, à
l’heure où l’on s’aperçoit de la
facticité du grand show citoyenniste de “l’autre
monde possible” ?
Mais ils savent aussi que les mots ne suffisent pas et qu’ils
n’ont pas, en eux-mêmes, de puissance magique. Illich
a imaginé trois moyens pour parvenir à la réalisation
de ce qu’il énonce. Tout d’abord, la voie du
conseiller du Prince, en proposant ses idées aux gouvernants
- tentative qui s’est évidemment révélée
vaine et qui peut à juste titre paraître absurde. La
seconde fut la tentative de s’associer aux “élites
révolutionnaires” d’Amérique Latine, tentative
qui se solda en expérimentations tronquées qui retombèrent
vite. La troisième et dernière voie qu’il imagine
pour qu’enfin puisse émerger l’autonomie conviviale
qu’il souhaite sera celle d’une situation post-Catastrophe,
dans laquelle la masse suivra celles et ceux qui, anticipant la
catastrophe, avaient su construire autre chose : « Prévisible
et inattendue, la catastrophe ne sera crisis, au sens propre du
mot, que si, au moment où elle frappe, les prisonniers du
progrès demandent à s’échapper du paradis
industriel et qu’une porte s’ouvre dans l’enceinte
de la prison dorée. ». Chacun jugera de ces stratégies
- et surtout de cette dernière attente stérile de
la Catastrophe - mais Castoriadis me semble de ce point de vue bien
plus intéressant.
A vrai dire, il est loin d’être aussi programmatique
qu’Illich et il ne se permet pas de donner de “recettes
pour les cuisines socialistes de l’avenir”. Mais on
comprend vite que, chez lui, tout est affaire de capacité
à constituer des mondes dans lesquels l’autonomie puisse
se construire. Ce qui signifie, avec lui, qu’au-delà
d’un mode de prise de décision collectif et démocratique
il faudra aussi s’être rendu capable de mettre en place
de nouvelles pratiques (de don, d’entraide, de partage), de
partager une sensibilité commune (notamment une conception
de la nature qui tienne compte de sa complexité au-delà
du simplisme scientifique positiviste), d’avoir su aussi,
engendrer d’autres rapports de production (fondés notamment
sur des techniques qui n’impliquent pas de spécialisation
à outrance) et donc de nouveaux types de relation sociale
(horizontale, etc.). Ces mondes autonomes ne pourront et surtout
ne devront pas rester à l’écart sans quoi leur
autonomie sera toujours incomplète : c’est l’autonomie
collective qui est visée, car, sans elle, nulle autonomie
ponctuelle véritable n’est possible. Il conviendrait,
par conséquent, que ces mondes autonomes tâchent, dans
la mesure des moyens qu’ils se donneront, d’attaquer
le monde dans lequel autour d’eux - et toujours en partie
chez eux - règne la domination industrielle et marchande.
Il désigne d’ailleurs les institutions auxquelles il
convient particulièrement de nuire : les institutions technoscientifiques
qui moderniseront « rationnellement » le monde jusqu’à
sa destruction, les institutions politiques technocratiques et spectaculaires
qui ne font qu’avaliser le pouvoir d’une oligarchie
assise sur ses privilèges, etc. Mais en ce qui concerne les
modalités de cette lutte, Castoriadis s’autorisera
seulement à souligner ce qui, par le passé, est tombé
dans l’impasse : ainsi les formes d’organisation léninistes
ou trotskistes qui ont oublié qu’une forme organisationnelle
bureaucratique ou spécialisée ne pouvait engendrer
qu’un monde sur le même modèle. Les pratiques
offensives positives qui découleraient d’une position
castoriadienne restent à donc à inventer.
Pour ne pas finir
Je n’ai pas parlé ici de notions fondamentales propres
à ces auteurs : la notion de “convivialité”
chez Illich, ou les questions de “l’abîme”
et de l’imaginaire chez Castoriadis. Je me suis limité
à leurs conceptions de l’autonomie. J’aimerais
néanmoins exposer quelque problèmes qui sont apparus
(à moi et à d’autres) dans l’élaboration
de ce texte :
- quand Illich parle de “communautés”, il pense
surtout (“paradigmatiquement”) aux communautés
d’Amérique Latine. Dans quelles mesures cela peut-il
être transposé dans une Europe occidentale ravagée
par une modernisation techno-marchande qui a réduit considérablement
ce type de communauté ou les a conservé dans l’état
de reliques folkloriques ? La question de la “communauté”
ne pourrait-elle pas être avantageusement remplacé
par celles des “mondes” dans lesquels nous repérons
des savoirs, des pratiques et des sensibilités partagées
et singulières ?
- nous pourrions nous dire que la question des communautés
à tendance religieuse est sans importance, à une heure
où peu d’entre elle existe. Tout d’abord, j’aimerais
souligner que leur renaissance est aujourd’hui tout à
fait possible - sûrement pour le pire. Mais surtout il faut
toujours se rappeler que le religieux nous guette (j’ai, dans
une première frappe écrit “guide” à
la place de “guette” : signe de je ne sais pas quoi).
Nos constitutions en monde sont toujours susceptibles de déboucher
sur de nouvelles clôtures, de nouvelles pratiques et croyances
inquestionnées. A titre d’exemple, la valorisation
parfois considérable des “affects” peut déboucher
sur des dynamiques internes qui jouent sur des “envies”
et le désir des autres de ne pas les réprimer/entraver
: c’est-à-dire jusqu’à l’oubli de
toute discussion réflexive. Bien qu’évidemment,
à l’inverse, un démocratisme radical - la constitution
d’un espace politique trop séparé - puisse déboucher
sur des orientations collectives qui ne correspondent à personne...
- nous pourrions enfin nous demander pourquoi ces deux pensées
qui datent d’il y a maintenant trente ans peuvent encore nous
servir et pourquoi, aussi, on les connaît si peu...
Pour lire un peu plus :
Je ne sais pas trop quoi conseiller : sûrement La convivialité
d’Ivan Illich et L’institution imaginaire de la société
de Cornelius Castoriadis, leurs deux livres majeurs. Je me dis aussi
que la récente traduction en français des premiers
bulletins de Los amigos de Ludd (Les Amis de Ludd. Bulletin de liaison
anti-industriel, disponible aux éditions Petite Capitale,
Paris) pourrait montrer à quel point ces deux penseurs peuvent
encore inspirer tant la critique que la pratique aujourd’hui.
J’ai aussi quelques autres textes d’analyse et de synthèse
qui peuvent encore aider (surtout sur Castoriadis). Pour cela, n’hésitez
pas à envoyer un mail à culcul@no-log.org.
Mr Chameau (et pis d’autres qui ont relu et fait des suggestions...)
Hop !
La C.R.E.T.E. du CUL
P.S. (j’ai pas mis les italiques en html : vraiment trop
pénible et il y a mon café qui bout)
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