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Origine http://cercamon.wordpress.com/2005/02/13/du-lisible-au-visible-ivan-illich-paris-cerf-1991/
INTRODUCTION
Le livre n'est plus aujourd'hui la métaphore clef de l'époque
: l'écran a pris sa place. Le texte alphabétique n'est
plus que l'une des nombreuses manière d'encoder quelque chose
que l'on appelle désormais le "message". Rétrospectivement,
la combinaison de ces éléments qui, de Gutenberg au
transistor, avaient nourri la culture du livre apparaît comme
une singularité de cette période unique et spécifique
d'une société : la société occidentale.
Cela en dépit de la révolution du livre de poche,
du retour solennel à la lecture publique des poètes,
et de la floraison parfois magnifique de publications alternatives
réalisées chez soi. (9)
…
Avec Georges Steiner, je rêve qu'en-dehors du système
éducatif qui assume aujourd'hui des fonctions totalement
différentes il puisse exister quelque chose comme des maisons
de lecture, proches de la yeshiva juive, de la medersa islamique
ou du monastère, où ceux qui découvrent en
eux-mêmes la passion d'une vie centrée sur la lecture
pourraient trouver le conseil nécessaire, le silence et la
complicité d'un compagnonage discipliné, nécessaires
à une longue initiation dans l'une ou l'autre des nombreuses
"spiritualités" ou styles de célébration
du livre. (9)
…
je décris et j'interprète une avancée technologique
qui se produisit autour de 1150, trois cents ans avant l'usage des
caractères mobiles. Cette avancée consista dans la
combinaison de plus d'une douzaine d'inventions et d'aménagements
techniques par lesquels la page se transforma de partition en texte.
Ce n'est pas l'imprimerie, comme on le prétend souvent, mais
bien ce bouquet d'inventions, douze générations plus
tôt, qui constitue le fondement nécessaire de toutes
les étapes par lesquelles la culture du livre a évolué
depuis lors. Cette collection de techniques et d'usages a permis
d'imaginer le "texte" comme quelque chose d'extrinsèque
à la réalité physique de la page. (9)
…
C7 : DU LIVRE AU TEXTE.
Pendant une vingtaine de générations, nous avons été
formés sous son égide. Et je suis moi-même irrémédiablement
enraciné dans le sol du livre livresque. L'expérience
monastique m'a donné un certain sens de la lectio divina.
Mais la réflexion de toute une vie de lectures m'incline
à penser que mes efforts pour permettre à l'un des
vieux maîtres chrétiens de me prendre par la main pour
un pélerinage à travers la page m'ont, au mieux, engagé
dans une lectio spiritualis aussi textuelle que la lectio scholastica
pratiquée non au prie-Dieu mais devant un bureau. Le texte
livresque est mon foyer, et lorsque je dis nous, c'est à
la communauté des lecteurs livresques que je pense.
…
Ce foyer est aujourd'hui aussi démodé que la maison
où je suis né, alors que quelques lampes à
incandescence commençaient à remplacer les bougies.
Un bulldozer se cache dans tout ordinateur, qui promet d'ouvrir
des voies nouvelles aux données, substitutions, transformations,
ainsi qu'à leur impression instantanée. Un nouveau
genre de texte forme la mentalité de mes étudiants,
un imprimé sans point d'ancrage, qui ne peut prétendre
être ni une métaphore ni un original de la main de
l'auteur. Comme les signaux d'un vaisseau fantôme, les chaînes
numériques forment sur l'écran des caractères
arbitraires, fantômes, qui apparaissent puis s'évanouissent.
De moins en moins de gens viennent au livre comme au port du sens.
Bien sûr, il en conduit encore certains à l'émerveillement
et à la joie, ou bien au trouble et à la tristesse,
mais pour d'autres, plus nombreux je le crains, sa légitimité
n'est guère plus que celle d'une métaphore pointant
vers l'information.
…
Nos prédécesseurs, qui vivaient solidement insérés
dans l'époque du texte livresque, n'avaient nul besoin d'en
explorer les débuts historiques. Leur aplomb se fondait sur
le postulat structuraliste selon lequel tout ce qui est est d'une
certaine façon un texte. Ce n'est plus vrai pour ceux qui
sont conscients d'avoir un pied de part et d'autre d'une nouvelle
ligne de partage. Ils ne peuvent s'empêcher de se retourner
vers les vestiges de l'âge livresque afin d'explorer l'archéologie
de la bibliothèque de certitudes dans laquelle ils ont été
élevés. La lecture livresque a une origine historique,
et il faut admettre aujourd'hui que sa survie est un devoir moral,
fondé intellectuellement sur l'appréhension de la
fragilité historique du texte livresque. (141)
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