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Origine :http://www.monde-diplomatique.fr/2004/04/PAQUOT/11126
Le propre d’une œuvre véritable est de subir,
sans trop de dégâts, l’épreuve du temps.
Ivan Illich (1926-2002) a certes construit une œuvre, mais
aussi et surtout a impulsé un état d’esprit
critique qui traverse sans encombres les années, ignore la
mode et, par conséquent, nous parle encore. Mieux, nous aide
à décortiquer les mécanismes de la société
technique mondialisée. Les éditions Fayard publient
un ouvrage inédit, La Perte des sens (1), et le premier volume
des Œuvres complètes (2). Ce dernier rassemble diverses
conférences et interventions à des colloques, rédigées
entre 1987 et 2002, et montre à quel point Ivan Illich est
capable de réinterroger ses premiers essais, et d’indiquer
les pistes qu’il considère souhaitables pour en prolonger
l’étude et en renouveler la teneur.
Son insatisfaction, face à ses propres réflexions,
ne vient pas d’un quelconque souci de perfectionnisme, mais
d’une volonté farouche d’éclairer le présent
par le passé – par conséquent de revenir sur
certains débats de société comme l’école,
les transports publics, la médecine et le système
de santé, le travail et le chômage, etc. – et
d’inciter chacun à trouver sa propre voie, celle qui
libère la singularité de son être, le désaliène
d’un monde factice où le « toujours plus »
est censé le combler, alors même qu’il le subordonne
à une dépendance technologique accrue et à
une consommation inutile. Ces textes sont de véritables essais,
concis, précis, argumentés, qui enrichissent considérablement
l’histoire des besoins, la culture du regard (« Surveiller
son regard à l’heure du show » et « Passé
scopique et éthique du regard. Plaidoyer pour l’étude
historique de la perception oculaire »), l’analyse de
la lecture à l’heure de l’informatique («
Lectio divina dans la haute Antiquité et l’Antiquité
tardive », « Le haut-parleur sur le clocher et le minaret
» et « L’entreprise éducative actuelle
vue par le marginal à la lumière de l’Evangile
»), ou encore la place du corps et de la santé («
Soins médicaux pour systèmes immunitaires ? »
et « La perte du monde et de la chair »).
Ivan Illich mobilise une impressionnante bibliographie, en plusieurs
langues, n’hésite pas à saisir un problème
dans sa très longue durée, à revisiter les
mythes, à questionner les religions, à télescoper
les différents savoirs disciplinaires, à s’impliquer
dans la remise en cause de fausses « évidences »,
à polémiquer... Cela confère un ton très
particulier à ses écrits, on les lit en les écoutant,
en quelque sorte, fasciné par une érudition jamais
pesante, un vocabulaire choisi mais aussi familier, une problématique
surprenante et toujours ce parti pris pour la liberté de
chacun, son indépendance des systèmes techniques et
des experts. Entre les textes du tome I des Œuvres complètes
et La Perte des sens, le diagnostic se noircit, l’absurde
logique du développement capitaliste se renforce et la capacité
de résistance s’émousse. L’avenir est
bien sombre.
Thierry Paquot.
(1) La Perte des sens est traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel
Dauzat, Fayard, Paris, 2004, 360 pages, 22 euros.
(2) Œuvres complètes, volume 1, préface de Jean
Robert et Valentine Borremans, Fayard, Paris, 2002, 792 pages, 30
euros, qui comprend : Libérer l’avenir (1971), Une
société sans école (1971), Energie et équité
(1975), La Convivialité (1973) et Némésis médicale
(1975). L’absence d’appareil critique est regrettable.
Chaque texte a une histoire, non seulement concernant sa rédaction,
mais aussi sa diffusion et sa réception. Rarement un auteur,
de son vivant, aura autant irrité les uns et enthousiasmé
les autres. Ses influences méritaient quelques pages...
LE MONDE DIPLOMATIQUE avril 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/04/PAQUOT/11126
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