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Retour d’Ivan Illich ESPRIT CRITIQUE
Par Thierry Paquot
Philosophe, professeur à l’IUP Paris-XII, auteur de Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter, Les Editions de l’Imprimeur, Paris, 2005.

Origine :http://www.monde-diplomatique.fr/2004/04/PAQUOT/11126

Le propre d’une œuvre véritable est de subir, sans trop de dégâts, l’épreuve du temps. Ivan Illich (1926-2002) a certes construit une œuvre, mais aussi et surtout a impulsé un état d’esprit critique qui traverse sans encombres les années, ignore la mode et, par conséquent, nous parle encore. Mieux, nous aide à décortiquer les mécanismes de la société technique mondialisée. Les éditions Fayard publient un ouvrage inédit, La Perte des sens (1), et le premier volume des Œuvres complètes (2). Ce dernier rassemble diverses conférences et interventions à des colloques, rédigées entre 1987 et 2002, et montre à quel point Ivan Illich est capable de réinterroger ses premiers essais, et d’indiquer les pistes qu’il considère souhaitables pour en prolonger l’étude et en renouveler la teneur.

Son insatisfaction, face à ses propres réflexions, ne vient pas d’un quelconque souci de perfectionnisme, mais d’une volonté farouche d’éclairer le présent par le passé – par conséquent de revenir sur certains débats de société comme l’école, les transports publics, la médecine et le système de santé, le travail et le chômage, etc. – et d’inciter chacun à trouver sa propre voie, celle qui libère la singularité de son être, le désaliène d’un monde factice où le « toujours plus » est censé le combler, alors même qu’il le subordonne à une dépendance technologique accrue et à une consommation inutile. Ces textes sont de véritables essais, concis, précis, argumentés, qui enrichissent considérablement l’histoire des besoins, la culture du regard (« Surveiller son regard à l’heure du show » et « Passé scopique et éthique du regard. Plaidoyer pour l’étude historique de la perception oculaire »), l’analyse de la lecture à l’heure de l’informatique (« Lectio divina dans la haute Antiquité et l’Antiquité tardive », « Le haut-parleur sur le clocher et le minaret » et « L’entreprise éducative actuelle vue par le marginal à la lumière de l’Evangile »), ou encore la place du corps et de la santé (« Soins médicaux pour systèmes immunitaires ? » et « La perte du monde et de la chair »).

Ivan Illich mobilise une impressionnante bibliographie, en plusieurs langues, n’hésite pas à saisir un problème dans sa très longue durée, à revisiter les mythes, à questionner les religions, à télescoper les différents savoirs disciplinaires, à s’impliquer dans la remise en cause de fausses « évidences », à polémiquer... Cela confère un ton très particulier à ses écrits, on les lit en les écoutant, en quelque sorte, fasciné par une érudition jamais pesante, un vocabulaire choisi mais aussi familier, une problématique surprenante et toujours ce parti pris pour la liberté de chacun, son indépendance des systèmes techniques et des experts. Entre les textes du tome I des Œuvres complètes et La Perte des sens, le diagnostic se noircit, l’absurde logique du développement capitaliste se renforce et la capacité de résistance s’émousse. L’avenir est bien sombre.

Thierry Paquot.


(1) La Perte des sens est traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Fayard, Paris, 2004, 360 pages, 22 euros.

(2) Œuvres complètes, volume 1, préface de Jean Robert et Valentine Borremans, Fayard, Paris, 2002, 792 pages, 30 euros, qui comprend : Libérer l’avenir (1971), Une société sans école (1971), Energie et équité (1975), La Convivialité (1973) et Némésis médicale (1975). L’absence d’appareil critique est regrettable. Chaque texte a une histoire, non seulement concernant sa rédaction, mais aussi sa diffusion et sa réception. Rarement un auteur, de son vivant, aura autant irrité les uns et enthousiasmé les autres. Ses influences méritaient quelques pages...

LE MONDE DIPLOMATIQUE avril 2004
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/04/PAQUOT/11126