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Origine : http://agora.qc.ca/textes/ellul.html
Jacques Ellul, c'est pour moi un honneur et une grande joie que
d'être invité par Daniel Cérézuelle à
participer à cet hommage. Monsieur Ellul, j'aimerais plutôt
dire Maître Jacques, j'ai été touché
par votre comparaison du maître avec le boeuf qui, en tirant
la charrue ouvre un sillon. Je me suis efforcé de vous suivre
dans un esprit de filiation, avec tous les faux pas que cela implique.
Veuillez accepter la moisson et reconnaître les fleurs dans
ce que vous pourriez regarder comme de mauvaises herbes. Ainsi puis-je
exprimer ma gratitude envers un maître à qui je dois
une orientation qui a infléchi de façon décisive
mon chemin depuis quarante ans. Ma dette à son égard
est indiscutable, et j'ai pu le vérifier tout récemment.
Pour préparer mon intervention lors de cette séance,
je souhaitais relire une vingtaine de vos ouvrages que je n'avais
pas sous la main. Mon élève et ami José Maria
Sbert a puisé dans sa bibliothèque pour me procurer
cette moitié de votre oeuvre - des volumes qu'il avait abondamment
annotés, sans craindre d'en souligner des paragraphes entiers.
Ayant passé mes soirées avec ce trésor, j'ai
été confondu par la nouveauté et la vivacité
avec lesquelles, au long des années, vous ne cessez de reprendre
vos intuitions fondamentales des premiers temps en les clarifiant
toujours davantage. Votre ténacité, votre humilité
et votre magnanimité devant la critique font de vous un modèle
qu'il faut saluer. La présente réunion académique
à Bordeaux nous fournit une possibilité unique de
reconnaître l'unité de votre pensée. Les uns
vous ont lu comme un grand interprète de la Bible, les autres,
comme un philosophe de la technologie. Mais peu ont vu en vous l'homme
qui provoque simultanément la réflexion du philosophe
et celle du croyant. Du philosophe de la technologie, vous attendez
qu'il étudie un phénomène patent, observable,
en ayant conscience que celui-ci est trop terrible pour être
saisi par la seule raison. Et vous amenez le croyant à approfondir
sa foi biblique et son espérance eschatologique face à
"deux questions profondément troublantes", revêtant
toutes deux un caractère d'"extrême étrangeté
historique": - La première, c'est l'impossibilité
de comparer la technique moderne et ses terrifiantes conséquences
avec la culture matérielle d'une autre société,
quelle qu'elle soit. - La seconde, c'est la nécessité
de voir que cette "extravagance historique" est l'aboutissement
d'une subversion de l'évangile par sa mutation en cette idéologie
fondamentale appelée christianisme. Votre oeuvre, de vos
premiers essais sur l'histoire des institutions et de la propagande
jusqu'aux ouvrages d'exégèse si poétiques qui
la couronnent, m'a convaincu de ceci: le caractère unique
de l'âge dans lequel nous vivons ne peut être saisi
rationnellement si l'on ne comprend pas qu'il est le résultat
d'une corruptio optimi quae est pessima. C'est pourquoi le régime
de la technique, sous lequel le paysan mexicain vit tout comme moi,
soulève trois questions profondément troublantes:
"Ce régime a donné naissance à une société,
à une civilisation, à une culture en tout, mais vraiment
en tout, inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui
est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes
de Jésus et de Paul".
Il n'est pas possible d'expliquer ce régime si l'on ne le
comprend pas génétiquement comme une résultante
du christianisme. Ses traits principaux doivent leur existence à
la subversion que je viens d'évoquer. Parmi les caractères
distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup sont
incompréhensibles si l'on ne voit pas qu'ils sont dans le
droit fil d'une invitation évangélique, à chaque
homme, qui a été transformée en un but institutionnalisé,
standardisé et géré. Et enfin, on ne peut analyser
correctement ce "régime de la technique" au moyen
des concepts courants qui suffisent à l'étude des
sociétés anciennes. Un nouvel ensemble de concepts
analytiques devient nécessaire pour discuter l'hexis (l'état)
et la praxis de notre époque qui vit sous l'égide
de la technique. De façon directe et éclairante, vous
nous avez mis face à ce triple aspect de l'"extravagance
historique tout à fait singulière". Quel que
soit le vocable dont on la recouvre - la culture, la société,
le monde -, notre condition humaine actuelle est une excroissance
du christianisme. Tous ses éléments constitutifs sont
des perversions. Alors qu'ils doivent leur existence à la
Révélation, ils en sont pour ainsi dire le complément
inversé, le négatif des dons divins. Et, en raison
de ce que vous qualifiez d'étrangeté historique, ils
sont souvent réfractaires à la critique philosophique
ou éthique. Cela se révèle clairement lorsque
nous voulons soulever des questions éthiques.
Manifestement, le terme moral de "mal" n'est pas applicable
à des événements documentés tels que
la Shoah, Hiroshima ou les essais actuels de reproduction artificielle
d'humains-types. Ces entreprises répugnantes, abominables,
horrifiantes, il n'est pas admissible d'en débattre. Ce serait
les juger dignes de discussion. Toute enquête là-dessus,
quant au faisable ou à l'infaisable, au juste ou à
l'injuste, au bien ou au mal, banalise le statut de l'horreur indicible.Ce
sont là des exemples extrêmes. Ils le sont à
tel point qu'ils découragent la réflexion.
Partant de vos observations pénétrantes, Monsieur
Ellul, j'ai tenté de faire ressortir que des perversions
semblables, propres au milieu technique, dominent notre vie quotidienne.
Le monde est devenu inaccessible si l'accès signifie le résultat
d'une action pédestre: le transport monopolise tellement
la locomotion que les pieds, qui sont un outil naturel de l'être
humain, sont désormais quasiment privés de la plupart
de leurs fonctions. Parmi des centaines d'exemples triviaux de "l'humiliation
par la technique", j'en citerai un, que je trouve plaisant.
L'église dans laquelle je plonge mes racines dénonce
bien haut les préservatifs qui frustrent la fonction naturelle
d'un organe, mais Elle n'envisagerait jamais d'étudier l'analogie
entre les préservatifs et les pneus! En employant votre concept
de "la technique", la doctrine de l'église sur
la contraception aurait pu devenir l'adjuration à résister
à Moloch, et ce jusqu'au martyre. Une philosophie triviale
de la technologie a transformé cette possibilité d'un
appel prophétique venant du coeur même de l'église
en une disputaillerie scolastique.
Comme vous l'avez souvent fait ressortir, si la subversion est
incompréhensible, la cécité générale
à son égard ne l'est pas moins. Toutes ces horreurs-là
dérivent leur statut ontologique du fait qu'elles sont exactement
des subversions de ce que vous appelez X et que moi - confiant dans
votre patience - j'appellerai la Grâce divine.
Lorsque, voici un demi-siècle, vous publiiez vos analyses
prophétiques, il était tout à fait évident
que l'intégration rationnelle d'Ellul "le calviniste"
et Ellul le sociologue dépassait la compréhension
de la plupart de vos confrères. Mais au moins beaucoup comprennent-ils
maintenant que votre profond enracinement dans la foi vous permet
d'affronter des ténèbres sur lesquelles ceux qui sont
mal affermis préfèrent glisser. Déjà
dans votre étude sur la propagande, vous nous faisiez voir
que les hommes modernes sont tellement terrorisés par le
réel qu'ils se livrent à d'atroces débauches
d'images et de représentations afin de ne pas le voir. Ils
emploient les médias pour simuler un pseudo-monde encore
plus sombre afin de s'en faire un voile protecteur contre les ténèbres
dans lesquelles ils doivent vivre. Depuis lors, cette absence de
réalité est devenue encore plus hébétante.
L'obscurité engendrée par les médias a été
bien étudiée par Didier Piveteau, mon ami qui se proclamait
votre élève. De plus en plus, les gens vivent leur
vie comme un cauchemar: ils se sentent englués dans une horreur
indicible sans parvenir à se réveiller devant la réalité.
Comme dans un cauchemar, l'horreur transcende le dicible. Votre
reconnaissance du statut ontologique de la technique "englobante"
vous a fait prévoir dans les années cinquante ce qui
est aujourd'hui palpable et irrémédiable. Tout cela
est implicite dans votre analyse de la technique. Devant cette assemblée,
composée de lecteurs attentifs d'Ellul, et à l'issue
de deux jours d'échanges intenses, il serait absurde d'élucider
cette notion qui est originale et capitale dans votre oeuvre. Je
préfère évoquer quelques circonstances dans
lesquelles cette notion a fourni une aide décisive à
l'un de ses lecteurs - et, s'il m'accepte comme tel, de ses élèves.
La Société technologique "La technique"
est entrée dans mon existence en 1965 à Santa Barbara,
le jour où, chez Robert Hutchins, John Wilkinson m'a donné
un exemplaire de Technological Society, qu'il venait de traduire
sur la recommandation pressante d'Aldous Huxley. Depuis lors, les
questions soulevées par votre concept de "la technique"
ont constamment réorienté l'examen de mon rapport
aux objets et aux êtres. J'ai adopté cette notion ellulienne
parce qu'elle éclaire une mutation de l'esprit: c'est une
notion qui permet de cerner, entre l'éducation, les transports,
les activités médicales et scientifiques modernes,
le seuil auquel ces entreprises absorbent, conceptuellement et physiologiquement,
le client dans l'outil; le seuil auquel les produits de consommation
se muent en produits qui, eux-mêmes, consomment; le seuil
auquel le milieu technique transforme en chiffres ceux qui y baignent;
le seuil auquel la technique se transforme manifestement en Moloch.
Pendant dix bonnes années après ma rencontre avec
vous, Monsieur Ellul, j'ai concentré mon étude principalement
sur ce que "la technique" opérait: ce qu'elle faisait
à l'environnement, aux structures sociales, aux cultures
et aux religions. J'ai étudié le caractère
symbolique ou, si vous préférez, "perversement
sacramentel" des institutions pourvoyeuses d'éducation,
de transport, de logement, de soins de santé ou d'emploi.
Je ne le regrette pas. Les conséquences sociales de la domination
par le moyen de "la technique", qui rend les institutions
contre-productives, doivent être comprises pour en mesurer
les effets sur l'hexis (l'état) et la praxis qui définissent
l'expérience de la modernité. Il faut regarder leur
horreur, en dépit de la certitude qu'elle dépasse
nos sens.
J'ai donc successivement analysé les fonctions latentes
du transport accéléré, de la communication
canalisée, de la gestion éducative prolongée,
du garage humain. Je suis resté époustouflé
par leur pouvoir symbolique. Cela m'a apporté la preuve empirique
que la catégorie ellulienne de "la technique",
que j'avais originellement employée comme un outil analytique,
définissait une réalité engendrée par
la poursuite d'une "idéologie de dérivation chrétienne".
Dans la recherche de la fonction symbolique de la technique en notre
temps, l'analyse d'Ellul, une fois encore, recelait des observations
éclairantes. Je songe ici particulièrement à
ses réflexions sur la magie et la religion. Parmi les penseurs
modernes, Jacques Ellul fait toujours partie de cette mince avant-garde
qui comprend que la vieille catégorie de la religion ne coïncide
pas avec le domaine du sacré.
Historiquement, la place du sacrum dans la société
moderne est occupée par une entité étrangement
exceptionnelle: les oeuvres de la main de l'homme sont devenues
les moyens qui pourvoient effectivement à sa nourriture,
sa mobilité, ses souvenirs et même ses sensations.
Pour comprendre la société, les effets de "la
technique" sur ma chair et mes sens me sont apparus plus importants
à étudier que ses faits et méfaits actuels
et futurs. Ainsi en suis-je venu à explorer le pouvoir de
séduction que 'imprégnation du milieu par "la
technique" exerce sur mon mode de perception. Et de fait, pas
une année n'est passée, durant un quart de siècle
après que Wilkinson m'eut donné votre livre, Monsieur
Ellul, sans que je décèle une propension encore inaperçue
à éluder la réalité en servant un Techno-Moloch.
L'existence, dans notre société qui se veut système,
met hors-jeu les sens par les engins fabriqués pour leur
extension, nous empêche de toucher ou d'incorporer le réel
et, en plus, nous intègre dans ce système. C'est cette
radicale subversion de la sensation qui humilie, et puis remplace
la perception. Nous nous livrons à d'atroces débauches
de consommation d'images et de sons afin d'anesthésier notre
sens de la réalité perdue.
Pour saisir cette humiliation du regard, de l'odorat, du toucher,
et pas seulement de l'ouïe, il m'a fallu étudier l'histoire
des actes corporels de perception. Ce ne sont pas seulement les
certitudes bibliques mais aussi les certitudes médiévales
et classiques sur les perceptions sensibles qui ont été
à tel point subverties que l'exégèse des textes
anciens doit surmonter des obstacles conceptuels mais également
physiologiques. Qu'on me permette d'en donner un exemple, certes
extrême. S'arracher l'oeil quand l'oeil est scandalisé
est un mandat évangélique. C'était un acte
qui inspirait toujours l'horreur. Mais il était compréhensible
dans un régime du regard sous lequel les yeux émettaient
un cône visuel qui, comme un organe lumineux, saisit et embrasse
la réalité. Mais de tels yeux animés n'existent
plus aujourd'hui que métaphoriquement. Nous ne "voyons"
plus en embrassant la réalité au moyen d'un cône
de rayons émis par notre pupille. Le régime du regard
selon lequel nous percevons aujourd'hui nous fait accomplir l'acte
de voir comme une forme d'enregistrement, par analogie avec les
cassettes vidéo. Ces yeux qui n'embrassent plus la réalité
ne valent guère d'être arrachés. Ces yeux iconophages
ne servent: - ni à fonder l'espérance sur la lecture
biblique; - ni à apercevoir l'horreur du voile technogène
qui me sépare du réel; - ni, enfin, à jouir
du seul miroir dans lequel je saurais me retrouver, qui est la pupille
de l'autre.
La subversion de la parole par l'oeil conquérant a une longue
histoire qui fait partie de l'histoire de la technique dans le monde
du christianisme. Au Moyen Âge, cette subversion a pris la
forme d'un remplacement du livre écrit pour l'écoute
par le texte qui s'adresse au regard. Parallèlement à
cette mutation technogène des priorités sensorielles
s'effectuait la séparation entre la chapelle, lieu de la
lecture spirituelle, et l'aula, lieu de la scolastique - une séparation
qui marquait la fin d'un millénaire de lectio divina. L'éclipse
de la culture des sens. Et, concomitante de cette séparation
architectonique entre le lieu de prière et le lieu d'étude,
apparut la première - à ma connaissance - institution
d'études supérieures, l'Université, dans laquelle
la culture de la pensée abstraite éclipse totalement
la culture des sens. Ce n'était point tant la disjonction
entre fides quaerens intellectum (la théologie) et intellectus
quaerens fidem (la philosophie) qu'entre l'ascétisme et l'analyse
logique qui a permis l'essor d'une civilisation dans laquelle, Monsieur
Ellul, vous eûtes tant de difficulté à vous
faire entendre. De celui qui suit le sillon que vous tracez, vous
attendez - comme vous venez de nous le dire - une profession de
vertu, qui lui donne la volonté et la capacité de
poursuivre l'analyse de la réalité dans des conditions
que vous venez de dire "désespérées",
et qui lui font âprement ressentir son impuissance. Je suis
profondément convaincu que le réalisme lucide et désabusé
auquel vous nous conviez n'est possible que pour ceux qui, en cultivant
l'amitié, trouvent la force de manier l'humour. Ce n'est
que dans l'humour du Sauveur, souvent évoqué par vous,
que nous pourrons tenir bon devant Moloch sous le manteau de Belzébuth,
devant le monstre du milieu technologique qui nous consume, ce Seigneur
des mouches que nous chassons lorsqu'il s'interpose entre vous et
moi. Voilà pourquoi il m'apparaît que nous ne pourrons
nous soustraire à la reconquête disciplinée
(ce qu'on appelait l'ascèse) de la pratique sensuelle dans
une société de mirages technogènes. La préservation
des sens, cette promptitude à l'obéissance, ce regard
chaste que la règle de saint Benoît oppose à
la cupiditas oculorum, me semble la condition fondamentale du renoncement
à la technique tant que celle-ci opposera un obstacle définitif
à l'amitié.
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