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Origine : http://www.vacarme.org/article1366.html
En commentant, en 1979, la chute du Chah, Foucault n’a pas
salué l’avènement d’un régime,
mais scruté l’événement d’une révolte.
Contre les critiques qui, de très loin, ont cru lire dans
ces textes un aveuglement né de la « pensée
68 », un retour en arrière permet de mesurer l’intérêt
de ses analyses : l’acuité du regard porté sur
la société iranienne, la tentative pour saisir dans
sa nouveauté, ses possibilités et ses dangers, une
rupture dont le monde contemporain porte la marque.
Olivier Roy a notamment publié : L’Islam Mondialisé,
Le Seuil 2002 ; Iran : Comment sortir d’une révolution
religieuse (avec Farhad Khosrokhavar), Le Seuil 1999.
« Le problème de l’islam comme force politique
est un problème essentiel pour notre époque et pour
les années qui vont venir. La première condition pour
l’aborder avec tant soit peu d’intelligence, c’est
de ne pas commencer par y mettre de la haine. »
« Réponse de Michel Foucault à une lectrice
iranienne », Le Nouvel Observateur, n° 731, 13-19 novembre
1978
On a beaucoup reproché à Michel Foucault son enthousiasme
pour la révolution iranienne et sa description d’un
peuple unanime, uni derrière la figure charismatique de l’ayatollah
Khomeyni. Lorsqu’un philosophe qui s’interroge sur le
fonctionnement du pouvoir quitte le monde des archives pour analyser
un mouvement réel, on peut craindre deux choses : qu’il
cherche une illustration pour ses thèses sans s’intéresser
à la spécificité du phénomène,
ou qu’il soit naïvement prisonnier de l’événement
promu au statut de parousie de l’Histoire, rejoignant la longue
liste de ceux qui se persuadent d’avoir écrit le dernier
livre possible, celui de la Fin de l’Histoire. Mais, entre
le crypto-marxiste et le compagnon de route naïf, c’est
plutôt la deuxième version que les salons parisiens
ont retenue [1]. Il est vrai que des expressions comme « le
soulèvement de toute une société », «
une volonté claire (...) presque unanime » ou bien
« une volonté collective parfaitement unifiée
» font planer le doute : comment les choses pourraient-elles
être aussi simples ?
Pourtant une lecture attentive des écrits de Foucault sur
la révolution iranienne, rédigés d’ailleurs
dans un cadre journalistique (ce qui n’est pas anodin), montre
qu’il s’agit bien d’un faux procès [2].
Foucault ne s’enthousiasme pas pour un ordre nouveau qui s’instaurerait
à la suite de la révolution, mais bien pour la révolte
en soi, celle du refus total et général du pouvoir
en place, de ses annexes et de ses substituts possibles. Foucault
n’est pas un naïf, un compagnon de route, un thuriféraire
des lendemains qui chantent ou qui psalmodient. C’est l’événement
qui l’intéresse, comme rupture avec l’ordre établi
et non pas comme indicateur du sens de l’histoire.
L’Iran de Foucault est-il imaginaire ? Malgré la brièveté
de ses séjours, il a saisi bien des choses. Loin de l’irénisme,
il relève le caractère profondément nationaliste,
voire xénophobe, de la révolution (et de la population)
: il note que parmi les étrangers que les Iraniens veulent
voir partir, il n’y a pas que les Américains, mais
aussi les travailleurs immigrés afghans (p. 711). Il sait
bien que Khomeyni a un programme politique (même s’il
le conteste quelques pages plus loin), et que les tensions sociales
existent, même si elles ne sont pas la source de la révolution.
Il note que pour l’Iran il faut parler du chiisme avant de
parler de l’islam, que le chiisme et non l’ethnicité
est à la base de l’identité nationale et donc
de la légitimité de tout pouvoir. Ses remarques sur
la modernité du Chah comme une forme d’archaïsme
sont très pertinentes, tant elle s’imposait par la
force brute : le Chah n’a rien compris au contrôle social
(mais c’est peut-être ce pourquoi une révolution
a été possible, ce qui laisse de beaux jours aux pouvoirs
modernes et subtils). Ce qui intéresse Foucault ce n’est
pas l’Iran, ce n’est pas l’islam, ce ne sont pas
les mollahs, c’est l’expérience d’un événement
: la révolution.
Révolution politique ou révolution contre le politique
?
Parler de révolution en 1978, c’est bien sûr
pour tous les lecteurs de l’époque s’inscrire
dans une philosophie de l’histoire marxiste ou hégélienne,
celle qui croit au sens de l’histoire et qui suppose qu’un
ordre nouveau doit émerger des contradictions d’une
société. On se réfère à 1789,
1917, la révolution culturelle maoïste, Che Guevara,
la lutte contre l’impérialisme américain, etc.
Or c’est certainement le premier malentendu. Foucault refuse
toute philosophie de l’histoire. Ce qui le fascine en Iran,
c’est justement qu’il s’agit d’une révolution
religieuse ; il mentionne explicitement la Florence de Savonarole,
les anabaptistes de Thomas Munzer et les presbytériens de
Cromwell (ibid., p. 686). Il insiste sur deux points qui sapent
toute comparaison avec les révolutions politiques d’antan
: l’unanimisme de la société (pas de guerre
civile, pas de lutte de classes comme moteur de la révolution),
et l’absence d’idéologie et de programme politique,
ce qui laisse ouverte la question du régime à venir
(« C’est parce qu’il n’y a pas de programme
de gouvernement (...) qu’il peut y avoir une volonté
claire, obstinée, presque unanime », p. 702). Pour
lui, la révolution fait sens en soi, comme refus du pouvoir,
et non pas en tant qu’elle serait porteuse d’un nouvel
ordre, d’un nouveau pouvoir et d’une société
plus juste. Le procès d’intention que l’on fait
à Foucault d’avoir été complaisant envers
le régime islamique ne fait pas sens ; par contre, on peut
s’interroger sur son indifférence envers la forme du
régime dont la révolution accoucherait.
Le premier point qui fait problème ici est cette notion
de « société unanime », de volonté
collective. Foucault refuse toute explication marxiste de la révolution.
Il note que toutes les classes sociales sont impliquées dans
la révolte et que personne ne met en avant des revendications
économiques ou sociales. Il évoque les privilégiés
du régime (personnel d’Iran Air, ouvriers du pétrole),
bien payés et dont les revendications sont satisfaites à
la moindre grève, et qui pourtant demandent avant tout le
départ du Chah. Et lorsque Claire Brière (une journaliste
ex-maoïste qui couvrait alors l’Iran) le lance sur la
comparaison avec la révolution culturelle chinoise, il l’écarte
en signalant qu’en Chine il s’agissait bien d’une
guerre civile, alors qu’en Iran il s’agit d’une
« grève contre la politique » faite par tout
un peuple. Les classes sociales existent, mais cela n’est
pas pertinent. Tous veulent le départ du Chah. La révolution
est purement politique, mais contre le politique même.
Foucault va donc à l’encontre des explications sociologiques
de la révolution iranienne, en l’occurrence la fameuse
alliance des mostazafin (les exclus), du bazar, des intellectuels
progressistes et du clergé, provisoirement unis contre une
modernisation accélérée qui avait jeté
les premiers dans les villes, multiplié les seconds sans
leur offrir de perspectives et marginalisé les deux derniers.
Cette thèse, que l’on trouve par exemple chez Saïd
Arjomand ou Gilles Kepel, ne fonctionne pas [3]. D’abord,
et Foucault a raison ici, il y a bien un unanimisme de la révolte
: tout le monde voulait le départ du Chah [4]. D’autre
part, ces catégories (mostazafin, bazari, clergé,
intellectuels) sont mal définies en termes sociologiques
et sont divisées politiquement (le clergé a été
loin d’être unanime derrière Khomeyni pour établir
l’Etat islamique). Une recherche plus approfondie montre par
exemple que les mostazafin n’ont guère joué
de rôle dans la révolution [5]. Il y a bien une limite
de la sociologie politique pour expliquer les phénomènes
révolutionnaires ; la philosophie politique reprend ses droits.
Unanimité, soit, mais Foucault n’est pas dupe de cette
unanimité : elle n’existe que dans le refus et non
dans l’aspiration à une autre société.
Il y a une volonté unanime (dans un pays très diversifié
et très hétérogène) sur un point, négatif
: le Chah doit partir, ce que Khomeyni répète en refusant
tout compromis politique depuis son exil de Neauphle-le-Château.
Au-delà de ça, un clivage oppose les religieux qui
sont dans l’attente millénariste d’une société
islamique qui apporterait la justice et le bonheur, et les autres,
qui croient que la dimension religieuse de la révolution
n’est qu’un moment, voire une tactique, et que la politique
reprendra ses droits aussitôt le Chah parti (ce sont aussi
bien les libéraux laïques qui veulent des élections,
que tous les marxistes qui pensent qu’il y aura une deuxième
étape révolutionnaire après le départ
du Chah). Foucault n’ignore pas ces débats : il se
méfie d’ailleurs des mollahs et dénonce très
tôt les exactions du nouveau régime, mais, en fait,
les lendemains de la révolution ne l’intéressent
guère (« Je ne sais pas faire l’histoire du futur
», p. 714). Quand il critiquera plus tard les dérives
du régime, il n’aura pas l’impression de se déjuger
car il n’a jamais écrit qu’une république
islamique était inéluctable et souhaitable.
Et c’est ici qu’apparaît le deuxième point
à faire problème. Quel est le sens d’une révolution
si elle n’accouche pas d’une nouvelle société,
que ce soit utopie ou cauchemar ? C’est cette « énigme
du soulèvement » (p. 792), et elle seule, qui est le
centre d’intérêt de Foucault.
Le « mouvement » (c’est le terme qu’il
emploie) intéresse Foucault non pas parce qu’il serait
porteur d’avenir, mais parce qu’il est négateur
de la politique, parce qu’il déconstruit, ignore, refuse,
sape, invalide, délégitime le pouvoir. Le mouvement
de révolte prive le pouvoir du discours qu’il tient
sur lui-même, où il se targue de représenter
la volonté collective : le mouvement se représente
justement comme volonté collective. Bien plus, la révolution
casse aussi les relais de pouvoir, les micro-pouvoirs, la chaîne
qui fait que le pouvoir irrigue la société et peut
s’imposer autrement que par la force brute. La révolte
met à nu le pouvoir comme pouvoir. C’est pourquoi elle
est « grève de la politique ». Le problème
de Foucault n’est pas telle idéologie ou tel système
politique, mais le pouvoir en lui-même. « Dans l’expression
« gouvernement islamique », pourquoi jeter d’emblée
la suspicion sur l’adjectif « islamique » ? Le
mot « gouvernement » suffit, à lui seul, à
éveiller la vigilance » (p. 781).
Le pouvoir est le fruit d’une histoire, le soulèvement
est intemporel ; il est la rupture de la chaîne des causalités
et des déterminations, il n’est donc ni le produit
d’une histoire ni une stratégie de classe. Mais en
ce sens il ne peut être qu’événement.
Foucault réhabilite l’événement comme
liberté, rupture avec les déterminismes, rupture avec
l’Histoire. C’est, entre parenthèses, une raison
possible du choix du registre journalistique, fondé sur la
primauté de l’événement, d’ordinaire
tant décrié par les intellectuels.
C’est parce que le soulèvement est intemporel, sans
contenu et « négatif », qu’il est expression
de la liberté (analyse ici sartrienne de la liberté).
Liberté par rapport au pouvoir, mais aussi liberté
par rapport à soi-même, à son être dans
le monde, à sa classe et son histoire. Liberté subjective
et individuelle, mais qui ne peut être que dans l’instant,
car forcément la politique fera retour, comme nous le verrons.
Le peuple qui se soulève est comme le délinquant et
le fou : il ne joue pas le jeu, il renvoie le pouvoir à la
nudité de sa seule force. On retrouve ici les sujets d’étude
de Foucault, le fou et le délinquant (p. 793), qui ne sont
pas porteurs d’un ordre nouveau (contrairement à la
classe ouvrière pour les marxistes), mais qui disent la vérité
du pouvoir, ou plutôt qui contraignent le pouvoir à
se dévoiler comme pouvoir.
Le religieux : transcendance ou retour du politique ?
C’est pour cela qu’une telle révolte ne peut
être que religieuse, plus dans sa forme que dans son fond.
Le fond c’est le dogme, tel qu’il a été
converti en idéologie politique par les islamistes. Mais
la forme, c’est le rite. Le rituel de la manifestation a beaucoup
frappé Foucault, comme tous ceux qui ont couvert la révolution
: le martyre, le deuil, la répétition des deuils sous
le paradigme de la Passion de Husseyn. Le rituel est un théâtre,
le peuple se met en scène, s’abstrait de ses déterminations
sociologiques. Le peuple se fait acteur, dans les deux sens du terme,
théâtral et politique. Le soulèvement ne prend
pas place dans la temporalité de l’histoire, mais dans
celle du rituel, donc de la répétition ; le rituel
renvoie à une transcendance qui n’est pas réductible
au pouvoir, mais qui le remet à sa place, c’est-à-dire
à sa limite, à sa finitude. Le soulèvement
rend libre parce qu’il est à tout moment possible.
Le soulèvement redonne à l’homme sa liberté
mais aussi sa dimension tragique, la mort et la finitude, car il
n’y a pas de lendemains qui chantent ni de générations
futures sauvées par la geste révolutionnaire. Foucault
va jusqu’à dire qu’il n’y aura de vraie
révolution qu’à condition d’un «
changement radical dans notre expérience » : «
Il faut que notre manière d’être, notre rapport
aux autres, aux choses, à l’éternité,
à Dieu, etc., soient complètement changés »
(p. 749), comme si la conversion individuelle (pas forcément
religieuse) était la clé du changement de l’ordre
du monde. Dans le fond, il n’y a de révolution que
religieuse, mais pas dans le sens jusqu’ici admis, à
savoir que toute révolution est religieuse parce que millénariste,
parce que voulant réaliser le paradis sur terre. En un mot,
pour Foucault la révolution iranienne n’est pas plus
un avatar du marxisme que ce dernier n’est un avatar du millénarisme
religieux.
La dimension religieuse c’est aussi celle du leader charismatique.
De son exil, Khomeyni répète une formule incantatoire
: « Chah bayad raft », le Chah doit partir. C’est
lui, Khomeyni, le « point de cohésion » du mouvement.
L’unicité vient d’un « lieu », d’un
point virtuel, d’un pôle qui fonctionne parce qu’il
est vide. On lui porte de l’amour, il est sacré. Pour
Foucault, le lien de Khomeyni avec le peuple s’explique par
trois choses : « Khomeyni n’est pas là (...)
; Khomeyni ne dit rien (...) ; Khomeyni n’est pas un homme
politique » (p. 716). On songe ici aux analyses de Pierre
Clastres dans La Société contre l’État
: le chef est le point virtuel où se focalise l’image
qu’une société primitive a d’elle-même
dans la négation du pouvoir politique. C’est bien une
société contre l’État que décrit
Foucault. Bien sûr, ici, Foucault évoque le mythe Khomeyni,
la fonction qu’il a jouée, mais certainement pas le
personnage qu’il fut. Le silence de Khomeyni est politique
: il vise à délégitimer non seulement le Chah,
mais aussi toutes les autres alternatives politiques à l’État
islamique, lequel est bien son objectif. Mais ce n’est pas
le programme de Khomeyni qui intéresse Foucault, parce que,
pour lui, ce programme n’intéressait personne. C’est
au contraire l’absence de programme qui a permis l’unanimité.
Il fallait qu’on pense qu’il n’y avait pas de
programme.
« Il n’y aura pas de parti de Khomeyni, il n’y
aura pas de gouvernement Khomeyni » (p. 716). C’est
ici que le bât blesse. Certes, il n’y a pas de parti
de Khomeyni stricto sensu, et le Parti de la révolution islamique,
d’ailleurs rapidement dissous, n’a jamais été
l’équivalent d’un parti communiste. Mais Khomeyni
a bien été un leader politique dont le pouvoir était
fondé sur des réseaux et des groupes dont les rivalités
ont justement été utilisées par l’Imam.
Il avait bien une idée de ce que devait être un Etat
islamique. Il y avait bien une idéologie islamiste. Il y
avait bien des réseaux de pouvoir, des micro-pouvoirs déjà
en place dans la société iranienne et dans le mouvement
révolutionnaire lui-même.
Foucault ne l’avait pas vu, d’abord parce qu’il
n’a pas eu le temps de se plonger dans les écrits de
Khomeyni, ensuite parce que la dénégation de tout
projet islamiste était largement partagée par les
acteurs iraniens, sauf les proches et les réseaux de l’Imam.
C’est sur cette dénégation qu’est fondé
le malentendu : le débat sur l’État islamique
aurait bien entendu divisé le mouvement et il fallait l’escamoter.
Mais Khomeyni était bien un politique, comme Foucault le
note lui-même quand il remarque que la proposition de Khomeyni
de faire un referendum sur le « gouvernement islamique »
mettait les partis d’opposition dans une situation impossible
: se retirer du jeu ou endosser celui de l’Imam (p. 703).
En fait, ce que Foucault ne voit pas, c’est l’islamisme,
c’est-à-dire la relecture du religieux en termes d’idéologie
politique, laquelle réinsère la révolution
iranienne dans une tradition révolutionnaire plus large et
cette fois bien millénariste [6].
L’erreur ici n’est pas de l’ordre de la naïveté
: Foucault sait bien que la révolution n’est qu’un
moment et que la politique fera retour, non comme réalisation
(ou trahison) des promesses de la révolution (c’est
la même chose puisqu’on est dans le même espace-temps),
mais comme négation de l’acte de révolte, dont
le propre n’est pas de créer un nouveau pouvoir mais
de mettre à nu tout pouvoir. Cet acte de révolte relève
d’un autre espace-temps que celui du pouvoir.
Mais si la révolution est « grève de la politique
» (p. 703), il faut évidemment savoir terminer une
grève. La question clé est donc « quand et comment
la volonté de tous va céder la place à la politique,
la question est de savoir si elle le veut et si elle le doit »
(p. 704). Mais est-ce bien de l’ordre de la volonté
et du devoir ? Le retour au politique, donc au jeu du pouvoir, est
inéluctable, à moins de ce mystérieux changement
de notre rapport à nous-mêmes, aux autres et à
Dieu que mentionne Foucault.
Les lendemains qui chantent ou déchantent
On ne peut échapper à la question « et après
? », dans tous les sens du terme. On l’a vu, Foucault
se désintéresse du programme politique et ne se sent
pas démenti par les prémices d’une nouvelle
dictature, car pour lui la révolte n’est pas comptable
du nouvel ordre post-révolutionnaire. « Il viendra
un moment où ce phénomène qu’on essaie
d’appréhender et qui nous a si fort fascinés
- l’expérience révolutionnaire elle-même
- s’éteindra. (...) Il y aura des processus d’un
autre niveau, d’une autre réalité en quelque
sorte » (p. 750), bref cela n’intéresse plus
Michel Foucault. Encore une fois ce n’est ni de la naïveté,
ni de la complaisance (il sera parmi les premiers à prendre
sa plume pour dénoncer les dérives du régime),
simplement il s’agit du retour de la politique et de l’instauration
de nouvelles formes de pouvoir. Si le but de la révolution
est l’éradication du politique, alors toute révolution
est un échec.
Le sens de la révolte n’est pas la réalisation
de l’utopie mais de faire tomber l’illusion et les illusions
du pouvoir. C’est en tant qu’elle démythifie
le pouvoir que la révolte fait sens, car elle permet de comprendre
ses mécanismes mais aussi sa vacuité profonde. Le
soulèvement, c’est le vide au sein du pouvoir, c’est
la finitude du pouvoir, toujours contraint à se renouveler,
à se réinventer et à trouver des relais. La
révolte, c’est ce qui permet de n’être
pas dupe, à défaut d’une impossible institutionnalisation
de la liberté. Elle désacralise le pouvoir, d’autant
qu’elle se réclame du sacré.
Ce qui explique le paradoxe que note Foucault. En Iran, le soulèvement
est uniquement politique, puisqu’il n’obéit à
aucune détermination socio-économique. Mais il n’est
pas non plus incarné dans un parti politique. Les partis
politiques d’opposition (Toudeh, Front National) sont dépassés.
L’incarnation de la révolte dans une forme politique
sera la fin de la révolte. L’essence de la société
est politique, les partis usurpent le champ politique, mais le génie
de la révolution iranienne est de refuser cette illusion
de l’alternance et de la représentation politiques.
Or le retour du politique est inéluctable et il se fait à
partir des réseaux de pouvoir internes au mouvement même
de révolte : il n’y a pas de pure révolte. Mais
l’héritage du soulèvement fut sans doute de
rendre le pouvoir plus fragile et les hommes plus lucides. «
La spiritualité à laquelle se référaient
ceux qui allaient mourir est sans commune mesure avec le gouvernement
sanglant d’un clergé intégriste » (p.
793). C’est sans doute cela qui explique à la fois
le désespoir des martyrs iraniens de la guerre contre l’Irak
qui savent que le régime n’est plus à la hauteur
de leurs idéaux et en meurent [7], et le mouvement des réformateurs,
fait d’anciens acteurs radicaux de la révolution islamique.
Des figures comme celles de l’Ayatollah Montazeri, dauphin
du Guide, qui proteste publiquement contre les exécutions
de prisonniers et se retrouve en résidence surveillée,
intouchable paria, dans la ville sainte de Qom (d’où
il parle et anime un séminaire), ne sont possibles que dans
le cadre d’une révolution religieuse. En ce sens effectivement,
le rôle que la religion a joué dans le soulèvement
rend difficile la fermeture du champ politique, car le despotisme
a du mal à conjurer le vide que le sacré a instauré
au centre du pouvoir. Et cela, Foucault l’avait pressenti.
[1] Voir par exemple Franz-Olivier Giesbert « Cendrillon
au pays des mille et un jours », Le Point, 5 décembre
2003 : « Qu’il y ait beaucoup à dire sur le régime
du Chah, c’est une évidence, mais je n’aurais
pas la cruauté de rappeler les bêteries (sic) écrites,
à l’époque, par Michel Foucault et certains
de nos meilleurs intellectuels sur la révolution khomeyniste,
propos qui semblaient cautionner, par leurs circonvolutions, les
Ponce Pilate du moment dont on taira les noms, par pitié.
»
[2] Les textes de Michel Foucault sur l’Iran ont été
rassemblés dans Dits et écrits, II, 1976-1988, Gallimard
« Quarto », dont la pagination sert ici de référence.
[3] Said Arjomand, The Turban for the Crown, Oxford University
press, 1989 ; Gilles Kepel Jihad, Expansion et déclin de
l’islamisme, Gallimard 2001.
[4] J’étais en Iran lors des étés 1978
et 1979 ; la première fois simplement sur le chemin de retour
de l’Afghanistan, la deuxième fois pour un séjour
d’un mois, de la frontière pakistanaise au Kurdistan
en passant par Téhéran. Parlant persan, circulant
en bus, logeant dans les petits hôtels, j’ai pu mesurer
à la fois le rejet massif de la monarchie et toutes les ambivalences
et attentes envers la révolution, nourries par le silence
calculé de l’Imam en exil.
[5] Asef Bayat Street Politics, Columbia University Press, 1997.
[6] Olivier Roy, L’Échec de l’Islam politique,
Le Seuil, 1991.
[7] Farhad Khosrokhavar, L’islamisme et la mort : Le martyre
révolutionnaire en Iran, L’Harmattan, 1995.
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