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Lutte des classes et aménagement du territoire
Introduction à La géographie marxiste


Origine http://basseintensite.internetdown.org  => partie urbanisme

  http://basseintensite.internetdown.org/IMG/pdf/introgeo.pdf


sommaire

- Capitalisme et urbanisation par David Harvey

- David Harvey et le matériaLisme historico-géographique par Anne Clerval

- Lutte des cLasses dans L'espace urbain par Anne Clerval

- Voies et moyens pour le retour d’une pensée critique « radicale » de l’urbain par Jean-Pierre Garnier


Cette brochure est l'occasion de partager les outils fournis par un courant de la géographie critique qui se fait de nouveau entendre. Nous avons effectué des coupes, les articles sont disponibles dans leur intégralité sur l’Internet.

Ces travaux nous invitent à reconsidérer les rapports de classes: illusion de la disparition des classes ouvrières dans les pays « dominants », essor d'une classe ouvrière industrielle dans les pays « dominés » et émergents, apparition d'une nouvelle classe intermédiaire (la petite bourgeoisie intellectuelle), dissimulation des conflits de classes grâce à une approche raciste. Cette recomposition des rapports de classes n'est pas nouvelle, elle est ici mise à jour de façon explicite.

Un certain vocabulaire présent dans les textes, tel que « répartition des richesses », « égalité », « autogestion », etc. mériterait d'être clairement défini. Ce langage révèle des positions citoyennistes et réformistes qui ne nous satisfont pas. « Répartition des richesses » ? Quelles richesses ? Par qui ? Pour qui ? « Autogestion » ? De quoi ? De notre misère, du monde fantastique dans lequel nous vivons ?

La notion de droit nous pose également problème, nous ne pouvons la faire nôtre. Elle sous-entend une autorité garante de ce droit, ce qui est en contradiction avec la volonté d'abolir les dominations. Plutôt que « droit à la ville », nous disons : prendre la ville.

La question des moyens de s'approprier la ville est à peine évoquée. Jean-Pierre Garnier pose la question inéluctable de la violence. Violence par laquelle le capitalisme étend et protège sa domination. Violence par laquelle nous prendrons la ville ?

Si nous voulons détruire le capitalisme et toutes les dominations, il nous faut détruire les moyens de leur re-production. Il est impossible de s'approprier la ville telle qu'elle est, conçue pour reproduire le capital et les dominations. Pour enrayer les comportements induits par l'espace capitaliste, la destruction est nécessaire.

Ce qui nous a paru pertinent, c'est de montrer que l'aménagement du territoire et de l'urbanisation sont des éléments moteurs du capitalisme. Cet aménagement du territoire n'est pas une conséquence du capitalisme mais bien une condition de sa re-production, le capitalisme est en soi une logique spatiale. Et ce n'est pas un hasard si de nombreuses luttes concernent des territoires et leurs aménagements (la métropolisation), au Val de Susa et à Notre-Dame-Des-Landes par exemple.

Se battre contre cet aménagement que nous subissons au quotidien, c'est donc se battre directement contre le capitalisme et sa re-production. Ainsi des luttes dont les enjeux pourraient paraître locaux, portent une critique en acte bien plus vaste.

Et les cibles ne manquent pas. Partout les villes sont en chantier. Entre les métropoles, les territoires sont éventrés par la circulation des flux (marchandises, travailleurs, capitaux,...). De par son hégémonie et son omniprésence, le capitalisme nous offre une infinité d'angles d'attaque.

Tant que ces analyses restent dans le champ universitaire ou théorique, elles ne transforment pas le réel dans une optique révolutionnaire, voire même elles servent à la re-production du système. Emparons-nous de ces analyses pour « prendre la ville ».


capitalisme et urbanisation  

Extrait du texte Le droit à la ville de David Harvey, publié pour la première fois dans la défunte revue RiLi en novembre 2008. David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville, Néolibéralisme, urbanisation, résistances. Éditions Amsterdam, 2011. Retraçant deux cent ans d’histoire de l’urbanisme, David Harvey met au jour le lien fondamental existant entre ville et capitalisme : de Haussmann à la crise des subprimes, de Robert Moses aux expropriations de Mumbai, la ville a toujours été le lieu naturel de réinvestissement du surproduit, et, par conséquent, le premier terrain des luttes politiques entre le capital et les classes laborieuses, avec pour enjeu le « droit à la ville » et à ses ressources.  

Les politiques du capitalisme sont affectées par le besoin perpétuel de trouver des terrains profitables à la production et à l’absorption des surplus de capital. Le capitaliste se heurte donc à un certain nombre de barrières qui font obstacle à une expansion tranquille et continue. S’il existe une pénurie de force de travail et que les salaires sont trop élevés, alors il faut soit discipliner la force de travail (la création de chômage par l’innovation technologique ou l’attaque contre le pouvoir d’une classe ouvrière organisée constituent deux des principales méthodes pour discipliner la force de travail), soit trouver de nouveaux travailleurs (en jouant sur l’immigration, l’exportation de capitaux ou la prolétarisation d’éléments de la population jusqu’alors indépendants). Il faut également trouver de nouveaux moyens de production en général et de nouvelles ressources naturelles en particulier. De fortes pressions s’exercent sur l’environnement naturel qui doit fournir les matières premières nécessaires tout en absorbant les déchets inévitablement produits. Il est également nécessaire d’ouvrir des terrains d’extraction de matières premières (c’est souvent l’objectif des entreprises impérialistes et néocoloniales). Les lois de la concurrence obligent les capitalistes à constamment développer de nouvelles technologies et de nouvelles formes d’organisation, car plus la productivité sera élevée, et plus il leur sera possible d’éliminer les concurrents qui emploient des méthodes moins efficaces Jean-Pierre Garnier.

Les innovations suscitent de nouveaux désirs et de nouveaux besoins, réduisent le taux de rotation du capital en l’accélérant et élargissent l’horizon géographique dans lequel le capitaliste peut librement chercher de la main-d’œuvre supplémentaire, une plus grande quantité de matières premières, et ainsi de suite. Si le pouvoir d’achat disponible sur un marché ne suffit pas, alors il faut trouver de nouveaux marchés, en développant le commerce extérieur, en promouvant de nouveaux produits et styles de vie, en créant de nouveaux instruments de crédit ou en recourant à la dette pour développer les dépenses publiques et privées. Si, au final, le taux de profit demeure trop bas, la régulation étatique de l’« intolérable concurrence », la monopolisation (fusions et acquisitions) et l’exportation de capitaux vers de nouvelles contrées permettront de trouver des solutions.

Si une seule de ces barrières à la circulation et à l’expansion continues du capital devient impossible à contourner, l’accumulation de capital se trouve bloquée : les capitalistes sont confrontés à une crise, car ils ne peuvent plus trouver de biais profitables pour réinvestir le capital. L’accumulation de capital stagne ou s’arrête, le capital est dévalué (perdu) et parfois physiquement détruit. Les surplus de marchandises peuvent être de la même manière dévalués ou détruits, la capacité productive et les actifs peuvent perdre de leur valeur et demeurer inutilisés et, en cas d’inflation, l’argent lui-même peut subir une dévaluation. Et bien évidemment, lorsqu’une crise survient, le travail se trouve aussi dévalué, en raison du chômage de masse. Comment la nécessité de contourner ces barrières et d’étendre le champ des activités capitalistes profitables a-t-elle pu constituer le moteur de l’urbanisation capitaliste ? Je poserai que, à l’instar d’autres phénomènes comme les dépenses militaires, l’urbanisation a joué un rôle particulièrement actif dans l’absorption du surproduit que, dans leur quête de plus-value, les capitalistes n’ont de cesse de créer. des viLLes et des vies en mutation  

Comme toutes les phases qui l’ont précédée, cette toute récente expansion du processus urbain a suscité d’énormes mutations de style de vie. La qualité de vie urbaine, de même que la ville elle-même, est désormais une marchandise réservée aux plus fortunés, dans un monde où le consumérisme, le tourisme, les industries de la culture et de la connaissance sont devenus des aspects majeurs de l’économie politique urbaine. Le penchant postmoderniste pour la formation de niches, tant dans les choix de style de vie urbain que dans les habitudes de consommation et les formes culturelles, pare l’expérience urbaine contemporaine de l’aura de la liberté de choix à condition que vous ayez de l’argent. Centres commerciaux, multiplexes et grandes chaînes prolifèrent, de même que les fast-foods, les marchés vendant des produits artisanaux, les petites boutiques, tout cela contribuant à ce que Sharon Zukin a joliment appelé la « pacification par le capuccino ». Les lotissements les plus incohérents, les plus monotones, les plus fades, trouvent à présent leur antidote dans un mouvement de « nouvel urbanisme » qui nous vend de la communauté et du style de vie, produits grâce auxquels les promoteurs prétendent réaliser les rêves urbains. Dans ce monde, l’éthique néolibérale de l’individualisme possessif et son corrélat, la fin du soutien politique à toute forme d’action collective, pourraient devenir le modèle de socialisation de la personnalité humaine. La défense des valeurs de la propriété revêt un si grand intérêt politique que, comme le note Mike Davis, les associations de propriétaires dans l’État de Californie sont devenues des bastions de la réaction, sinon même des fascismes fragmentés de quartier.

Mais les villes où nous vivons sont aussi de plus en plus divisées, fragmentées et conflictuelles. Notre vision du monde et des possibles varie selon le côté de la barrière duquel nous nous trouvons et selon le type de consommation auquel nous avons accès. Au cours des dernières décennies, le tournant néolibéral a rendu aux élites riches leur pouvoir de classe. Par exemple, depuis la conversion du Mexique au néolibéralisme, quatorze milliardaires sont apparus dans le pays, qui peut même se prévaloir de compter parmi ses habitants l’homme le plus riche du monde, Carlos Slim, alors qu’au cours de la même période, les revenus des pauvres ont soit stagné, soit diminué. Ces processus sont irrémédiablement gravés dans les formes spatiales de nos villes, qui ont toujours plus tendance à se muer en agrégats de fragments fortifiés, de ghettos dorés et d’espaces publics privatisés constamment maintenus sous surveillance. Dans le monde en développement, tout particulièrement, la ville « se scinde en différentes parties séparées, et de multiples « micro-États » semblent s’y former. Des quartiers riches, dotés de toutes sortes de services (écoles exclusives, terrains de golf, cours de tennis, police privée patrouillant 24 heures sur 24), s’entrelacent avec des campements illégaux : pour eux, qui sont privés de système sanitaire, l’eau n’est disponible qu’aux fontaines publiques, et seuls les quelques privilégiés qui savent la pirater ont accès à l’électricité ; les rues se transforment en flots de boue dès qu’il pleut, et l’habitat partagé est la règle. Chaque fragment paraît vivre et fonctionner en totale autonomie, en s’accrochant de toutes ses forces à ce qu’il a pu obtenir dans son combat quotidien pour la survie. »

La « ville lumière » et New-york : les avaleuses de surproduit  

[...] Mais faisons un saut dans le temps et l’espace, et projetons-nous maintenant aux États-Unis en 1942. Le problème d’écoulement des surplus de capital, qui avait paru si insoluble dans les années 1930 (ainsi que le chômage qui l’accompagnait) fut temporairement résolu par l’énorme mobilisation en vue de l’effort de guerre. Mais tout le monde redoutait ce qui se passerait une fois la guerre terminée. Politiquement, la situation était dangereuse. Le gouvernement fédéral dirigeait de fait une économie nationalisée, il était un allié de l’Union soviétique, et de puissants mouvements sociaux de tendance socialiste avaient émergé au cours des années 1930. Nous connaissons tous l’issue de cette situation : le maccarthysme et la Guerre froide (dont les signes étaient déjà nettement perceptibles en 1942). Comme sous Napoléon III, les classes dominantes en appelèrent à la plus sévère répression politique. Mais qu’en fut-il du problème d’écoulement des surplus de capital ?

En 1942, une évaluation approfondie de l’entreprise de Haussmann parut dans une revue d’architecture. L’article exposait son œuvre en détail, tentait d’analyser ses erreurs tout en cherchant à préserver sa renommée : Haussmann était l’un des plus grands urbanistes de tous les temps. L’auteur de ce texte n’était autre que Robert Moses, qui, après la seconde guerre mondiale, fut pour New-York ce que Haussmann avait été pour Paris. Moses, en un mot, fit lui aussi subir un changement d’échelle à l’appréhension du processus urbain : grâce au système des autoroutes et des transformations infrastructurelles (financées par la dette), grâce à la suburbanisation et à la reconfiguration totale, non pas seulement de la ville, mais de l’ensemble de la région métropolitaine, il put absorber le surproduit, et du même coup contribuer à résoudre le problème d’absorption des surplus de capital. Pour ce faire, il lui fallait exploiter de nouvelles institutions financières et de nouveaux dispositifs fiscaux (les aides à l’accès à la propriété) qui permirent de libérer le crédit nécessaire au financement par la dette de l’expansion urbaine.

À l’échelle de la nation, car le même schéma (autre changement d’échelle) fut appliqué dans tous les grands centres métropolitains des États-Unis, ce processus joua un rôle crucial dans la stabilisation du capitalisme mondial d’après-guerre (période où les États-Unis pouvaient se permettre d’impulser la dynamique économique de l’ensemble des pays non communistes grâce à l’augmentation des déficits commerciaux). La suburbanisation des États-Unis n’était pas une simple affaire d’infrastructures nouvelles : comme le Paris du Second Empire, elle entraîna une transformation radicale des styles de vie, et les nouveaux produits logements, réfrigérateurs, air conditionné, achat de deux voitures par foyer, hausse colossale de la consommation de pétrole eurent une grande part dans l’absorption des surplus.

vers une urbanisation mondiale  

[...] le processus urbain a subi un autre changement d’échelle: pour le dire en un mot, il est devenu mondial. On ne peut donc pas se concentrer uniquement sur les États-Unis. Des booms immobiliers similaires, en Grande-Bretagne, en Espagne et dans de nombreux autres pays, ont permis d’alimenter la dynamique capitaliste. L’urbanisation de la Chine au cours des vingt dernières années a été de nature différente (très fortement focalisée sur la construction d’infrastructures), mais bien plus importante que celle des États-Unis. Son rythme s’est énormément accéléré après la courte récession de 1997, à tel point que, depuis 2000, la Chine absorbe près de la moitié de la production mondiale de ciment. Depuis une vingtaine d’années, la Chine compte plus d’une centaine de villes dépassant le million d’habitants, et de petits villages comme Shenzhen sont devenus d’énormes métropoles de 6 à 10 millions d’habitants. De gigantesques programmes de construction d’infrastructures, comme des projets de barrages et d’autoroutes là encore, financés par la dette –, sont en train de transformer le paysage le fond en comble. Tout cela a eu des conséquences importantes sur l’économie mondiale et l’absorption des surplus de capital : le Chili est en plein boom du fait de la demande en cuivre, l’Australie prospère, et même le Brésil et l’Argentine commencent à se refaire une santé économique, en partie grâce à la forte demande chinoise en matières premières.

L’urbanisation de la Chine est-elle dès lors principalement responsable de la stabilité du capitalisme mondial ? Oui, dans une certaine mesure. Car la Chine n’est que l’épicentre d’un processus d’urbanisation devenu aujourd’hui mondial, en partie grâce à l’incroyable intégration globale des marchés financiers qui jouent de leur flexibilité pour financer grâce à la dette des mégaprojets urbains, de Dubaï à São Paulo, de Mumbai à Hong Kong en passant par Londres. La banque centrale chinoise, par exemple, possède une part active sur le marché secondaire du prêt hypothécaire aux États-Unis, tandis que Goldman Sachs est fortement impliquée sur le marché immobilier en plein essor de Mumbai, et que des capitaux de Hong Kong sont investis à Baltimore. Il n’est pas une seule zone urbaine du monde qui ne connaisse un boom de la construction, alors qu’arrive un afflux massif d’immigrés pauvres qui crée dans le même temps un bidonville global. Le boom dans le secteur de la construction est particulièrement visible à Mexico, Santiago du Chili, Mumbai, Johannesburg, Séoul, Taipei, Moscou et dans toute l’Europe (l’Espagne étant le cas le plus spectaculaire), ainsi que dans les villes des principaux pays capitalistes comme Londres, Los Angeles, San Diego et New-York (où des projets urbains sont développés sur une échelle plus gigantesque encore qu’auparavant, et où signe qui en dit long sur l’époque une exposition récente cherchait à réhabiliter Moses comme artisan de l’essor de la ville, et non plus, comme l’avait fait Robert Caro en 1974, à le discréditer comme le responsable de son déclin ). On a aussi vu apparaître, au Moyen-Orient, à Dubaï ou Abou Dhabi, des projets de méga-urbanisation ahurissants, et à certains égards criminels et absurdes, qui permettent d’éponger les surplus engendrés par la richesse pétrolière de la façon la plus tape-à-l’œil, socialement injuste et environnementalement irresponsable (une piste de ski intérieure en plein désert, par exemple). Nous sommes ici face à un autre changement d’échelle, qui rend difficile à percevoir le fait que ce qui se passe aujourd’hui sur le plan mondial est dans son principe similaire aux mutations que, au moins pendant un temps, Haussmann a su imposer de main de maître sous le Second Empire.



David Harvey et Le matérialisme historico-géographique 1  

David Harvey est un géographe britannique (né en 1935), qui a passé l’essentiel de sa carrière à l’Université Johns-Hopkins de Baltimore (États-Unis) et enseigne actuellement à l’université de la ville de New-York. Il est l’un des principaux penseurs de la géographie radicale marxiste anglophone. Le plus étonnant d’un point de vue français est sans doute la nette déconnexion entre sa réflexion à partir des travaux de Marx et l’expérience soviétique. Cela s’explique en partie par l’absence de parti communiste en Angleterre ou aux États-Unis, les chercheurs critiques n’ayant pas eu à se confronter à un parti relais du marxisme-léninisme stalinien. De ce fait, le marxisme anglophone a poursuivi son chemin sans s’encombrer de la doctrine officielle, réductrice et sclérosée de l’URSS. Et c’est avec toute la vigueur de ce chemin parcouru de façon autonome que les travaux de Harvey nous parviennent, sans rien négliger de la force théorique du marxisme. Ce que propose Harvey, ce n’est rien moins que l’intégration de la dimension géographique à la théorie de Marx, soit un matérialisme historico-géographique montrant la place-clé de l’espace dans le fonctionnement du capitalisme.

Sa théorie de la production de l’espace part d’une analyse des différents circuits de circulation du capital.

1 Extrait d’un texte de Anne Clerval : David Harvey et le matérialisme historico-géographique publié à l’occasion de la réédition de deux livres de David Harvey.
Texte intégral disponible sur : http://cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ESP_147_0173

David Harvey, Géographie et capital, Paris, Syllepse, 2010.

David Harvey, Le Nouvel impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.

Anne Clerval est maîtresse de conférences en géographie à l'université Paris-Est Marne la vallée. Elle a fait sa thèse sur la gentrification à Paris (soutenue en 2008) dans une perspective de géographie sociale critique, inspirée par la géographie radicale étasunienne.

Quand le circuit primaire de la production et de la consommation immédiate de biens et de services est saturé, le capital investit le circuit secondaire des investissements à long terme dans les infrastructures de production (usines, équipements, centrales de production énergétiques, infrastructures de transports) et dans un fonds de consommation qui soutient la reproduction élargie de la force de travail (logements, hôpitaux, écoles et également infrastructures de transports). Recherche et développement d’un côté et dépenses sociales de l’autre (éducation, santé) forment un circuit tertiaire d’investissements à long terme permettant de différer dans le temps l’accumulation du capital. Le circuit secondaire correspond donc à l’encastrement dans le sol d’une partie du capital (qu’on appelle précisément le capital fixe), soit l’environnement construit pour la production et la consommation, qui assure la reproduction à long terme du capital (augmentation de la productivité du travail, meilleure circulation des marchandises). C’est la base de la production de l’espace aménagé et de la formation d’espaces régionaux (économies régionales ayant une relative cohérence en termes de circuits de production, de consommation et d’échange). C’est notamment comme cela que sont produites les villes, concentrations exceptionnelles de capital fixe, ce qui se situe dans la continuité des travaux d’Henri Lefebvre sur l’urbanisation du capital.

Dans la lignée des analyses de Marx, David Harvey souligne le rôle fondamental de l’État, étroitement lié au capital financier, dans l’orientation du capital dans ces circuits secondaire ou tertiaire. Et c’est bien l’État en particulier les États-Unis qui a décidé d’un nouvel arrangement de cette collusion État-finance avec la dérégulation financière des années 1970 : à l’heure de la crise de suraccumulation, l’ouverture internationale des marchés de capitaux a été un moyen pour les États-Unis de préserver leur hégémonie en assurant la suprématie de Wall Street, tandis que l’État continuait d’être un agent économique de premier plan, contrairement à ce que veut faire croire l’idéologie néolibérale.

Comme l’a montré Marx, le capitalisme est un système économique fondamentalement instable car tissé de contradictions, entre le capital et le travail, la concurrence et la tendance au monopole, la quête du profit et la baisse tendancielle du taux de profit, ou encore entre la croissance de la production et les limites des ressources naturelles. C’est un système qui va de crise en crise, celles-ci n’étant pas des accidents mais au contraire inhérentes et nécessaires au fonctionnement du capitalisme, ce qui est particulièrement patent depuis les années 1970, période dans laquelle le capitalisme se trouve confronté à un problème chronique de suraccumulation.

Selon David Harvey, les crises s’expliquent principalement par les obstacles à la circulation du capital. Si le capital excédentaire ne trouve pas à être réinvesti pour être à nouveau valorisé (processus cumulatif), une crise surgit et conduit à la dévalorisation du capital inemployé. Et c’est dans les processus de formation et de sortie de crise que s’insèrent les processus généraux de production de l’espace. En effet, outre celle qui résulte des investissements à long terme dans le circuit secondaire de circulation du capital, l’une des idées-clés du géographe britannique est la notion de « spatio-temporal fix » 2. Cet arrangement spatiotemporel représente un report dans l’espace de l’accumulation du capital, soit « un type particulier de solution aux crises capitalistes qui joue sur le report dans le temps et sur l’expansion géographique » 3.

Cette expansion géographique passe par la conquête ou l’aménagement de nouveaux territoires, l’ouverture de nouveaux marchés, encore une façon par laquelle le capitalisme produit l’espace, notamment par la re-production ou la transformation d’espaces non encore capitalistes. Le but est d’absorber les surplus produits sur un territoire donné dans un autre territoire. Malgré sa disparition annoncée (notamment par Marx), le capitalisme survit et domine même aujourd’hui l’espace mondial dans son ensemble. Selon Henri Lefebvre, c’est précisément grâce à la production de l’espace que le capitalisme doit cette survie 4.

2 To fix veut dire « réparer quelque chose», « régler un problème », « fixer », « stabiliser quelque chose », mais aussi « truquer ». On peut traduire cela par « solution » (terme utilisé par Syllepse) ou « arrangement » spatio-temporel, plutôt que « aménagement » (terme utilisé par les Prairies ordinaires), qui n’en rend pas le caractère provisoire et peut induire une confusion, en français, avec l’aménagement du territoire.

3 David Harvey, Le Nouvel impérialisme, p. 142.

4 H. Lefebvre, La Survie du capitalisme. La reproduction des rapports sociaux, Paris, Economica-Anthropos, 3e éd., 2002 [1973], 225 p.

En suivant Rosa Luxembourg, David Harvey insiste sur la nécessité pour le capitalisme de maintenir ou de créer un en-dehors du système pour se maintenir. À cet égard, la chute de l’empire « soviétique » et la conversion de la Chine au capitalisme n’a pas seulement représenté une victoire géopolitique des États-Unis et du système capitaliste, mais aussi une formidable opportunité d’investissements particulièrement rentables pour les surplus des pays capitalistes avancés, contribuant à assurer la continuité du système malgré la menace permanente de la suraccumulation. Quand les possibilités d’investissement des surplus par le biais d’une expansion spatiale viennent à manquer, le système utilise la « destruction créatrice », notion empruntée à l’économiste autrichien Joseph Schumpeter 5, pour désigner la dévalorisation d’actifs dans une région donnée à laquelle les pays dominants tâchent de cantonner la crise, ce qui permet leur rachat à bas prix par les capitaux de ces pays et la relance de l’accumulation du capital (cas de la crise asiatique de 1997-1998).

5 Joseph Schumpeter liait la « destruction créatrice » aux cycles d’innovation. D. Harvey étend cette notion des secteurs d’activité à des régions du monde et la relie à la dynamique des crises de suraccumulation.

MONDIALISATION OU DÉVELOPPEMENT GÉOGRAPHIQUE INÉGAL ?

Dans le chapitre « La mondialisation en question » de Géographie et capital, David Harvey se livre à une analyse critique de la notion envahissante de « mondialisation ». En effet, cette propension du capitalisme à rechercher des solutions spatio-temporelles aux crises de suraccumulation explique la tendance inhérente de ce système à la mondialisation. Dès le Moyen-Âge et les prémices du capitalisme, les cités-États comme Venise ou Anvers avaient tissé un réseau international de comptoirs formant une première économie-monde autour de la Méditerranée.

La « mondialisation » actuelle n’a donc rien de fondamentalement nouveau. Le système capitaliste s’est transformé sous l’effet de la déréglementation financière voulue par les États dominants, par le développement d’un système de médias et de communications faisant émerger un espace dématérialisé qui a notamment servi les transactions financières, et par la baisse du coût et du temps de transport des marchandises (ce qui poursuit une tendance inhérente au capitalisme depuis l’invention du chemin de fer) permettant une réorganisation de la production à l’échelle mondiale.

David Harvey critique le terme de mondialisation en montrant qu’il s’agit d’une « ruse promotionnelle » de la bourgeoisie pour présenter de manière positive ce qui n’est rien d’autre qu’un nouvelle stratégie pour accaparer les richesses au détriment des travailleurs. À la place de « mondialisation », terme volontairement vague, il préfère employer l’expression « développement spatio-temporel inégal », qui caractérise une tendance intrinsèque du capitalisme depuis ses origines.

La circulation du capital produit un espace profondément inégal à différentes échelles (entre villes et campagnes, entre villes à travers la hiérarchie urbaine, entre pays dominants et pays dominés), le capitalisme se nourrissant de ces inégalités pour assurer l’accumulation du capital. Les crises, par la dévalorisation d’actifs (et donc d’espaces) qu’elles suscitent, sont également un moyen de produire du développement inégal, certains espaces étant dévalorisés pour que d’autres concentrent toujours plus de richesses.

PORTÉE THÉORIQUE ET POLITIQUE, LIMITES POLITIQUES

En somme, les travaux de David Harvey théorisent la façon dont l’espace est produit, détruit et reproduit dans le système capitaliste mondial, d’une façon nécessairement inégale. Cela permet de saisir le lien étroit qui unit les rapports sociaux de domination et les nombreuses disparités spatiales qui forment la géographie du capitalisme. La théorisation de ce lien rend inopérantes les approches de l’espace géographique qui font abstraction des rapports de domination, soit dans une vision irénique du capitalisme, comme le moins mauvais des systèmes dont il s’agirait seulement d’éviter les crises conçues comme des accidents, soit dans une vision abstraite d’un espace en soi, détaché des modalités mêmes de sa production.

6 Voir notamment Dorlin (sous la dir. de), Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, coll. Actuel Marx/Confrontations, 320p.

Ces travaux représentent un encouragement vivifiant à poursuivre dans la voie d’une recherche en sciences sociales qui ne fait pas semblant d’être en dehors des rapports de domination, recherche située donc, mais qui ne renonce pas à l’approche systémique. Néanmoins, on ne peut que regretter que lui-même ne prenne en compte que les approches idéalistes des inégalités entre genres et groupes ethniques. Dans ces deux ouvrages, David Harvey ne fait pas mention des approches de l’intersectionnalité, c’est-à-dire des recherches sur la combinaison entre différents systèmes de domination, eux-mêmes fondés sur une exploitation spécifique, celle des femmes par les hommes dans le système patriarcal, ou celle des populations racisées par les Blancs dans le système raciste6. Il serait particulièrement intéressant d’étudier la dimension spatiale de ces deux derniers systèmes de domination, ce qui a peu été fait jusqu’à présent.

Ces questions sont importantes sur le plan théorique, elles le sont aussi d’un point de vue politique. David Harvey fait de la géographie engagée mais rappelle surtout que toute géographie, comme toute science, sert objectivement l’intérêt d’une classe, même si cela n’est pas dit et encore plus si cela n’est pas conscient. Si le monde est tissé de rapports de domination, alors la géographie s’insère nécessairement dans ces rapports.

Aux chercheurs de savoir pour qui ils travaillent:
« La géographie est une chose trop importante pour être laissée aux géographes. Mais elle est bien trop importante pour qu’on la laisse aux généraux, aux politiques et aux dirigeants de grandes entreprises. La géographie peut être « appliquée » et « pertinente », mais pour faire quoi ? Et au service de qui ? Nous vendre nous-mêmes aux entreprises, avec la géographie que nous faisons, revient à participer directement à l’élaboration de leur géographie à eux, ce paysage humain où règnent l’inégalité et les tensions sociales. Il y a par ailleurs quelque chose de plus ambigu à se vendre au gouvernement et à entretenir ainsi un vague mythe de « l’intérêt public » dans un monde de rapports de forces chroniquement déséquilibrés et de revendications antagoniques. » 7

C’est là que la recherche rencontre la question politique, en particulier celle de l’émancipation qui intéresse le plus grand nombre. Et si la recherche est au service de l’intérêt général, quel meilleur service pourrait-elle lui rendre que de lui donner des armes théoriques pour s’émanciper des rapports de domination? Ce que réaffirme David Harvey, après Henri Lefebvre, c’est que cette émancipation passe nécessairement par une réflexion sur l’espace. Que ce soit dans les sciences sociales en général ou dans la réflexion politique émancipatrice, une approche des rapports sociaux de domination qui fait abstraction de l’espace se condamne à l’échec. De ce point de vue, David Harvey actualise la réflexion d’Henri Lefebvre sur le droit à la ville, comme droit à l’appropriation collective de la ville, et non sa récupération édulcorée par l’État et les classes dominantes comme un droit à l’accès aux « aménités » urbaines par la mobilité.

7 David Harvey, Géographie et capital, p. 47

8 Henri Lefebvre, « L’urbanisme aujourd’hui. Mythes et réalités », Les Cahiers du Centre d’études Socialistes, no 72-73, sept-oct 1967

Il rappelle le rôle fondamental de l’urbanisation dans le fonctionnement du système capitaliste et montre l’importance actuelle de l’urbanisation de la Chine pour la stabilisation provisoire de l’accumulation des profits. En retour, la prolétarisation accélérée de la population chinoise dans les villes repose la question du droit à la ville comme vecteur d’émancipation, c’est-à-dire du droit collectif de produire la ville pour les besoins du peuple et non sa dépossession quotidienne par les politiques urbaines menées par l’État et les classes dominantes à leur profit.

À la veille du mouvement de Mai 1968, Henri Lefebvre ne proposait rien moins que l’autogestion des villes par les habitants et la remise en cause de la propriété privée au profit d’une propriété collective dans laquelle prévaudrait l’usage, il y voyait « un réformisme urbain à visée révolutionnaire »8. Et bien avant la mise en place des « conseils de quartier », il livrait une critique virulente de la pseudo-participation des habitants, qui n’a rien à voir avec leur auto-organisation pour leur totale prise en main de la gestion et de la production des villes. Voilà qui mériterait d’être repris et approfondi dans la recherche urbaine contemporaine. La Lutte des cLasses dans L'espace urbain 1  

La lutte des classes façonne la ville. Cette perspective trop souvent refoulée par la géographie urbaine en France permet de lire autrement les processus de gentrification en cours aujourd'hui. Mettant notamment en évidence le rôle de l'état dans la construction d'une ville qui sert les intérêts du capitalisme, et sa contribution à la spéculation immobilière et à l'embourgeoisement des villes. Anne Clerval suggère les voies d'une réappropriation collective de la ville.


POINT DE VUE SUR LA GÉOGRAPHIE EN TANT QUE DISCIPLINE EN fRANCE AUJOURD'HUI

Aujourd'hui, l'emploi du terme gentrification s'est largement diffusé et il n'y a pas en fRance de grands débats théoriques chez les géographes comme cela a pu être le cas dans le monde universitaire anglophone ou, dans une moindre mesure, en Belgique ou en Allemagne. Par ailleurs, mon point de vue sur la discipline est forcément situé et très partiel, puisqu'il découle de mon expérience d'étudiante, puis de jeune chercheuse et enseignante, dans un champ particulier, celui de la géographie urbaine des pays du Nord. De ce point de vue, j'ai jusqu'ici été marqué par le consensus mou qui règne dans ce champ : on étudie le plus souvent les villes et les disparités sociales en leur sein avec comme seul horizon la « mixité sociale », en reprenant les maîtres-mots des gouvernants et de la gauche sociale-libérale que sont le « lien social » et le « vivre ensemble », en n'interrogeant que trop rarement les racines des inégalités, la façon dont le capitalisme façonne la ville, et les rapports de domination qui se jouent dans l'espace urbain, qui ne sont pas seulement des rapports de classe d'ailleurs. Je trouve cette orientation de la géographie trop liée aux attentes des politiques publiques et assez décevante sur le plan théorique.

1 Extrait d’un entretien avec Anne Clerval publié dans La revue des livres n°5, mai-juin 2012.

2 Anne Clerval, sous la direction de Petros Petsimeris et Catherine Rhein, La Gentrification à Paris Intra-muros: dynamiques spatiales, rapports sociaux et politiques publiques, thèse de doctorat en géographie, Université Paris Panthéon Sorbonne, 2008, 602 p

3 Cela ne doit pas faire oublier, à mon sens, que le développement capitaliste est d'abord structurellement inégal dans le champ social, puisque l'accumulation du capital est fondée sur in rapport d'exploitation d'une majorité par une minorité.

On explicite rarement ce qu'on entend par « classes moyennes », « pauvres », « exclus », et on a une vision de la politique qui se limite à la décision des élus (ce qu'on peut appeler « le » politique), en oubliant les rapports de force entre groupes sociaux et la mobilisation politique sur le terrain.

DAVID HARVEY, NEIL SMITH ET LE RETOUR D'HENRI LEFEBVRE

Je trouve les travaux de David Harvey particulièrement convaincants, notamment sur le plan théorique, parce qu'ils rendent intelligible un système et pas seulement des faits isolés. J'ai beaucoup aimé travailler dans ma thèse2 sur une étude de cas, en essayant de saisir toute la complexité des dynamiques sociales et politiques locales, mais cela fait sens parce que l'on peut faire le lien avec ce qui se passe au niveau international, dans d'autres villes comparables, et avec les rapports de classe sous-jacents à ces transformations urbaines. Neil Smith semblait partager cette idée que la gentrification n'est pas intéressante en soi, mais en ce qu'elle révèle des rapports de domination de classe dans la ville et dans la société capitaliste en général. David Harvey donne une véritable portée théorique à tout cela, en montrant comment l'espace est au cœur des dynamiques d'accumulation du capital, et non d'un simple support du capitalisme : en particulier, c'est par le développement inégal3 le fait de maintenir des espaces en sous-développement capitaliste ou de les y précipiter par des crises, tandis que d'autres concentrent les richesses –que le capitalisme se maintient et que l'accumulation du capital se développe malgré, ou plutôt à travers les crises. Cela bat en brèche plusieurs idées reçues, notamment à gauche: d'abord, les crises du capitalisme ne sont pas des accidents, mais plutôt une condition de sa reproduction à travers un espace inégalement développé ou riche à toutes les échelles, de l'espace mondial à l'espace urbain ; ensuite, le développement au sens humaniste, donc l'amélioration des conditions de vie des populations du monde entier, est de plus en plus entravé par le capitalisme même. Assurer une répartition plus équitable des richesses puisque rares sont les géographes qui visent une réelle égalité -, que ce soit au sein d'une population ou entre différents espaces et donc différentes populations, passe nécessairement par la remise en question radicale du capitalisme, et non son aménagement ou la seule dénonciation de son virage néolibéral ou des « dérives » des marchés financiers. Encore une fois, ce qui fait la force et l’intérêt des textes de David Harvey et d'autres géographes marxistes anglophones, c'est leur portée théorique, que je ne retrouve pas dans ce que je connais de la géographie critique française. En particulier, le rôle de l’État dans la production de l'espace pour le capitalisme est clairement mis en évidence, et cela rend problématique la contribution régulière des géographes français à l'aménagement du territoire 4.

4 Voir à ce propos le très bon article issu d'une recherche en sociologie du travail en science politique sur la « nouvelle géographie » de Gilles Massardier, « les savants les plus « demandés ». Expertise, compétences et multipositionnalité. Le cas des géographes dans la politique d'aménagement du territoire », Politix, vol. 9, num. 36, 1996, page 163-180

5 Délégation interministérielle à l'Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale.

6 Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires, Marseille, Agone, 2010, 254p.

Celui-ci n'est généralement qu'une contribution de l’État à la production de l'espace par le capitalisme et, beaucoup plus rarement, une atténuation à la marge de ses effets les plus violents en termes d'inégalité ou de destruction des ressources et des paysages. C'est pourtant en prenant l'habitude de collaborer avec lui dans ces instances officielles que sont la DATAR 5, le ministère de l'équipement, ou encore les collectivités locales et la très mal nommée « politique de la ville », que les géographes ont intégrés non seulement le vocabulaire technocratique, mais aussi un horizon borné dans lequel le capitalisme est un cadre indépassable et, à ce titre, non interrogé. Cette collaboration des géographes avec l’État, comme l'importance de la géographie scolaire, a eu un effet sur la discipline, par exemple en conduisant à laisser de côté la critique de l’État. Et rares sont les chercheurs à avoir dénoncé la contradiction entre les exigences scientifiques de la discipline et celles de l'expertise publique. L'intérêt de la traduction de David Harvey pour la géographie française est d'apporter une réflexion théorique précisément sur le système capitaliste et le rôle qu'y joue l’État, qu'elle fait en sorte de laisser hors champ.

Jean-Pierre Garnier explique très bien cet effacement de la recherche urbaine marxiste (cela va au delà de la géographie) dans son article « La volonté de non savoir »6: c'est notamment par l'intégration progressive à la commande de l’État en matière d'urbanisme et d'aménagement du territoire que les chercheurs marxistes des années 70 ont progressivement mis de côté cette inspiration théorique. De ce point de vue, la recherche urbaine en fRance a suivi le même chemin que la gauche institutionnelle : en partie anticapitaliste en 68 et dans les années mouvement de la décennie suivante, puis gestionnaire du capitalisme et du tournant néolibéral dans les années 80.

C'est seulement depuis la fin des années 90 et des années 2000, alors que les crises se succèdent et que la violence de l'ultralibéralisme est de plus en plus visible (mais aussi sans doute dans un contexte de retour de la droite au pouvoir), que des analyses critiques radicales redeviennent audibles.

LE DROIT À LA VILLE

L'intérêt des analyses d'Henri Lefebvre est d'avoir replacé la ville dans le système capitaliste bien avant David Harvey. Mais surtout, signe de temps, Henri Lefebvre avançait davantage de propositions politiques que David Harvey. Ces propositions sont contenues dans l'idée de droit à la ville. Aujourd'hui ces mots sont repris par les pouvoirs publics, par exemple dans la loi d'orientation pour la ville de 1991, qui a inscrit dans le droit français un « droit à la ville » mal défini, une sorte de droit à vivre dans une ville socialement mixte et dotée d'équipements et de services, contrairement à ce que connaissent beaucoup d'habitants des grands ensembles de banlieues, par exemple. Or le droit à la ville selon Lefebvre, c'est bien autre chose que l'accès aux services urbains ou encore cette sacrosainte « mixité sociale » dont on nous rebat d'autant plus les oreilles aujourd'hui qu'il n'est plus question de redistribuer les richesses, et encore moins d'interroger la façon de les produire. Selon Lefebvre, c'est bien un droit éminemment politique des habitants à produire la ville, donc un droit qui s'affirme contre ceux qui, dans les faits, la produisent, à savoir les propriétaires, les promoteurs immobiliers et les pouvoirs publics. Produire la ville collectivement exige la remise en cause de la propriété privée du sol et du logement, et l'autogestion politique, afin de produire une ville qui ne soit plus un moyen d'accumulation du capital pour une minorité, mais un espace égalitaire permettant l'émancipation collective. Le droit à la ville, c'est donc l'équivalent pour la ville de l'autogestion de la production, après la reprise en main collective des moyens de production, aujourd'hui accaparés par les capitalistes. Outre une répartition égalitaire et décidée collectivement du travail et des richesses, elle suppose une élaboration commune d'une production et d'une ville tournée vers les besoins humains. La perspective est donc tout autant sociale (travailler collectivement à l'égalité) que politique (inventer collectivement d'autres modes de vie permettant le plein épanouissement de chacun-une). Ce sont là les conditions même de l'émancipation aussi bien collective qu'individuelle (l'une n'allant pas sans l'autre), et l'intérêt de Lefebvre et de montrer que celle-ci passe nécessairement par la transformation de la ville. En outre, cette appropriation collective n'est pas une collectivisation autoritaire sous l'égide de l’État, mais bien une autogestion à la base, très proche de mon point de vue du fédéralisme libertaire.

MONDIALISATION ET LUTTE DE CLASSE.

Comme le montre David Harvey, ce que l'on appelle « mondialisation » ou « globalisation » (traduction littérale du terme anglais) n'est en fait qu'une nouvelle phase de développement spatio-temporelle inégal 7. La tendance à l’expansion géographique est inhérente au capitalisme depuis le début, elle atteint aujourd'hui des proportions inégalées, non seulement grâce à de nouveau moyen de transports et de communication et aux progrès technique en général ce qu'on retient le plus souvent de la « mondialisation » ,mais surtout parce que les États dominants ont adopté un programme politique néolibéral imposant au monde l'ouverture des frontières, c'est à dire la réduction voir la suppression du contrôle étatique sur les échanges de marchandises et de capitaux. Cela va avec la remise en cause, au nom de la concurrence internationale, de l’État dit « social », donc de la relative redistribution des richesses entre capital et travail dans chaque économie nationale. Plus que par la mondialisation des échanges, qui n'est pas nouvelle, cette nouvelle phase de développement inégal se distingue par l'internationalisation de la production, notamment industrielle, et la reconfiguration de la division internationale du travail qui en résulte. C'est notamment ce sur quoi insiste Neil Smith pour faire le lien entre gentrification à l'échelle urbaine et développement inégal à l'échelle mondiale8. Ainsi, on peut dire que, si la classe ouvrière semble en voie d'extinction (ce qui n'est pas le cas en réalité, malgré un net déclin) dans les anciens pays industrialisés aujourd'hui en voie de désindustrialisation avancée, elle est en extension dans le reste du monde. Et aux ouvriers s'ajoute un important prolétariat de services. La lutte des classes se recomposerait donc au niveau mondial, avec une superposition d'échelles : aux rapports de classes locaux ou nationaux se superposent des rapports de classes au niveau mondial entre une bourgeoisie internationale principalement concentrée dans les pays anciennement industrialisés ou dans ceux qui s'industrialisent aujourd'hui (les pays dits « émergents ») et le prolétariat mondial qui travaille dans les entreprises sous-traitantes des multinationales, principalement dans les pays dominés. Cela a pour effet une relative dissociation géographiques entre classes dominantes et classes dominées qui donne un net avantage aux premières sur les secondes dans la lutte des classes. Celles-là jouent pleinement les différences de législation nationale, mais aussi des différences culturelles (des barrières linguistiques aux antagonismes historiques entre certains peuples) entre les peuples de différents territoires, mais aussi sur un même territoire, l'ethnicisation des questions sociales étant particulièrement forte aujourd'hui et efficace dans la division des classes dominées.

7 On peut aller plus loin en pensant au « devenir monde» du capitalisme: selon Alain Bihr, le capitalisme s'étend aussi dans le champ social, devenant un monde à part entière, quasiment totalitaire (Alain Bihr, La Préhistoire du capital, Le devenir monde du capitalisme, vol 1, Lausanne, Editions Page Deux, 2006)

8 Neil Smith, New Globalism, new Urbanism : Gentrification as Global Urban Strategy.

Plus encore, cette dissociation géographique relative entre les classes, permet aux classes dominantes de faire croire à la disparition des classes populaires (donc de la lutte des classes) dans les pays dominants, et de réduire la lutte des classes dans les pays dominés à un enjeu humanitaire (vu d'ici). Cette déformation de la réalité sociale dans l'imaginaire collectif fait partie intégrante du programme néolibéral et de l'imposition d'une pensée unique interdisant toute remise en cause du capitalisme. Selon Jean-Pierre Garnier (op. Cit.), cette déformation qui sert les intérêts capitalistes en les faisant apparaître comme non conflictuels et non politiques est activement produite par une classe sociale en pleine ascension dans les pays dominants, la petite bourgeoisie intellectuelle. Cadres, professions culturelles ou intellectuelles, ils se distinguent par un haut niveau de diplômes (ce qui ne fait pas pour autant d'eux des « intellectuels »), ils occupent des fonctions d'encadrements, d'intermédiation sociale et d'inculcation idéologique, en promouvant une vision du monde qui survalorise leur propre poids social et minimise (voire méprise) constamment l'existence et les représentations des classes populaires 9.

PETITE HISTOIRE DE LA GENTRIfICATION

La gentrification est une forme d’embourgeoisement qui passe par la transformation matérielle des quartiers populaires. Il y a d'autres formes d'embourgeoisement, même dans les beaux quartiers où résident les classes dominantes, dont l'exclusivité sociale se renforce régulièrement, par le départ des habitants les moins fortunés. L’embourgeoisement des quartiers populaires passe, lui, par la transformation de l'habitat, des commerces et de l'espace public, ce qui en fait un processus spécifique qu'on appelle gentrification. Cette transformation matérielle peut prendre différentes formes, comme la réhabilitation du bâti ancien ou sa démolition et son remplacement par des bâtiments neufs. Elle peut être progressive et diffuse, à l'initiative de ménages acquérant et transformant peu à peu les logements, ou de promoteurs immobiliers et de commerçants, ou au contraire planifiée par les pouvoirs publics et transformant d'un seul coup un quartier entier ou un ancien espace d'activité ouvrier (friche industrielle, portuaire, ferroviaire), le plus souvent en partenariat étroit avec des promoteurs privés. Dans ce dernier cas, l'action publique va directement dans le sens de la valorisation de la rente immobilière, comme les grands travaux décidés par Napoléon III et supervisés par Haussmann à Paris sous le second empire 10.

C'est d'ailleurs dans cette première transformation d'ampleur de Paris que l'on peut saisir les prémices de la gentrification. Celle-ci a néanmoins été entravée à l'époque par la forte croissance industrielle de la ville et l'afflux de migrants (de France et d'ailleurs) venant renforcer la classe ouvrière parisienne.

La gentrification commence réellement à Paris dans les années 1960-1970 au début de la désindustrialisation de la ville, et en particulier sur la rive gauche. Un siècle après sa construction, l'habitat haussmannien sert souvent d'avant-poste du processus dans les quartiers populaires.

9 Cette analyse, même si elle peut être approfondie et affinée pour définir précisément les contours de ce groupe social, a le mérite de réinscrire les « nouvelles classes moyennes» dans les rapports de classe capitalistes, en montrant à quoi elles servent. Leurs fonctions d'intermédiaires dans les rapports de classe en fait une classe distincte à la fois de la bourgeoisie et des classes populaires. Cela n’empêche pas ce groupe d'être traversé par des distinctions internes, comme le sont par ailleurs toutes les classes sociales identifiables dans le système capitaliste.
Enfin, pour dissiper tout malentendu, je précise que les cadres et les ingénieurs forment l'essentiel (en nombre) de ce que Jean-Pierre Garnier appelle la « petite bourgeoisie intellectuelle », les professions intellectuelles et culturelles sont moins nombreuses, même si elles sont souvent à l'avant-garde de la gentrification. Cela est d'autant plus vrai à Paris que ces professions sont presque trois fois plus représentées que dans le reste du pays, tandis que les classes populaires (employés peu qualifiés et ouvriers) le sont deux fois moins. C'est là le résultat du processus de gentrification en cours.

10 Voir à ce propos la dernière traduction de David Harvey, Paris, capitale de la modernité, Paris, les prairies ordinaires, 2012.

Les facteurs de la gentrification à Paris sont les mêmes qu'ailleurs, à savoir le déclin des emplois ouvriers et la croissance des emplois de cadres et de professions intellectuelles, qui sont directement liés à la reconfiguration de la division régionale, nationale et internationale du travail. Les grandes métropoles mondiales comme Paris connaissent à la fois une désindustrialisation avancée et une concentration des fonctions tertiaires stratégiques 11 que l'on appelle la « métropolisation ». En France, cela a été activement soutenu par l’État, avec la politique de décentralisation industrielle dans les années 1960-1970, dont le but était tout autant de briser les bastions ouvriers de la région parisienne que de faire profiter le patronat d'une main d’œuvre plus docile, car moins syndiquée voire encore encadrée par l’Église, dans les régions rurales de l'Ouest de la fRance par exemple. Tout cela était fait au nom d'un rééquilibrage improbable du territoire, qui a, au contraire, renforcé le poids de Paris, en y concentrant les fonctions décisionnelles, quand seules les fonctions d’exécutions étaient déplacées. Par ailleurs, cette reconfiguration locale des rapports de classe se doublent d'une sélection résidentielle accrue dans un contexte où le secteur immobilier est de plus en plus spéculatif et stratégique pour le système économique mondial.

LA GENTRIFICATION À PARIS

Si les facteurs de la gentrification à Paris sont les mêmes qu'ailleurs, le processus est plus tardif et plus lent qu'à Londres ou à New-York par exemple. Cela est dû à l'existence de frein à la spéculation immobilière jusqu'aux années 1980-1990. En effet, les loyers étaient strictement encadrés par la loi de 1948 jusqu'aux années 1980, et la suspension de cet encadrement a relancé la spéculation immobilière, avec les cycles que l'on connaît (jusqu'en 1991, puis depuis 1998) 12.

11 On désigne ainsi les fonctions tertiaires à haute valeur ajoutée, employant des travailleurs hautement qualifiés, comme les sièges sociaux des grandes entreprise ou leurs services de recherche et développement et les services stratégiques aux entreprises que sont la banque, la finance, l'assurance, mais aussi la publicité, le marketing, l’événementiel, etc.

12 Dans une certaine mesure, le maintien de l'encadrement des loyers dans le cadre du bail explique en partie la moindre rapidité du processus à Paris par rapport à New-York notamment.

D'autre part, la principale politique d'urbanisme quant à l'habitat vétuste dit insalubre (ce qu'il n'est pas toujours) depuis les années 60 à Paris était la rénovation, soit la démolition d’îlots entiers et la construction de quartiers neufs. Même si cette politique était motivé par une volonté d'accompagner la tertiarisation de Paris, de l'adapter à l'automobile et de lui donner un visage moderne (aujourd'hui très daté) soit les mêmes motivations qu'Haussmann un siècle auparavant, elle a conduit à la construction d'un parc non négligeable de logements sociaux. Cela distingue nettement Paris de Londres et de New-York, où la démolition de quartiers anciens laisse place à des quartiers de logement haut de gamme, de bureaux et d’hôtels de luxe. Un tel processus n'a existé que ponctuellement à Paris, dans le secteur Beaugrenelle front de Seine (XVe) et Montparnasse (XIVe-XVe). La politique de rénovation menée à Paris a contribué à évincer les plus pauvres à l'époque, mais d'autres populations modestes, et notamment les immigrants, continuent d'arriver et de se loger dans l'habitat inconfortable encore existant. Et même si la municipalité a construit aussi de nombreux logements intermédiaires destinés aux classes moyennes (et parfois attribués à des ménages aisés à travers les attribution de logement sous le mandat de Jaques Chirac) parmi l'ensemble des logements aidés, l'importance du parc social explique le classement actuel de la plupart des quartiers rénovés (à Belleville, à la Goutte d'Or ou dans le Nord-Ouest du XIXe arrondissement) parmi les quartiers dits « sensible », qui relèvent de la « politique de la ville ». Autrement dit, ce sont des quartiers populaires.

La rénovation à la française a été abandonnée à Paris par Jean Tibéri, élu en 1995, alors que Jaques Chirac (maire de Paris depuis le rétablissement de cette fonction en 1977) était devenu président de la république. Sous le mandat de Tibéri, la construction de logements sociaux s'est effondrée, et les pouvoirs publics ont mis en place une politique de soutien de la réhabilitation privée, favorisant donc la gentrification. Le rôle des pouvoirs publics reste relativement indirect et insidieux, à la fois à travers le retrait de l’État dans le financement du logement social et l'insuffisance du contrôle des loyers dans le parc privé.

Par rapport au reste de la fRance, Paris est la seule ville de niveau mondial, et donc la seule qui connaisse une telle concentration d'activités tertiaires stratégiques, avec les travailleurs qualifiés qui vont avec. La gentrification existe dans d'autres villes, notamment les plus grandes, comme Lyon, Lille ou Nantes, mais son ampleur est moindre, et le soutien des pouvoirs publics y est plus déterminant. Inversement, le gentrification devient une politique à part entière pour des villes industrielles en reconversion ou de plus petites villes, comme stratégie de placement dans la concurrence internationale des territoires pour attirer capitaux et travailleurs qualifiés.

Les gentrIfIeurs

Le terme de « gentrifieur » recouvre plusieurs réalités : littéralement, ce sont ceux qui font la gentrification, soit tout autant des particuliers qui acquièrent et réhabilitent un logement pour y habiter (propriétaires occupants) ou pour le louer (propriétaires bailleurs), mais aussi des promoteurs immobiliers qui achètent un ensemble immobilier, le réhabilitent et le revendent à la découpe, ou construisent un programme neuf, ou enfin les banques, les pouvoirs publics et, indirectement, certains commerçants, bref tous les acteurs de la gentrification. Au sens étroit du terme, on s'intéresse beaucoup aux gentrifieurs au sens des nouveaux habitants des quartiers populaires qui se gentrifient. Mais tous ne sont pas directement des acteurs de la gentrification, notamment les locataires, qui n'ont pas transformé eux mêmes leur logement. Dans les enquêtes que j'ai menées pour ma thèse de doctorat, je me suis concentrée sur les ménages propriétaires occupants qui avaient fait réhabiliter leur logement.

Ces ménages gentrifieurs, qui jouent un rôle important dans la diffusion progressive de la gentrification, appartiennent à la petite bourgeoisie intellectuelle : ce sont le plus souvent des professions culturelles et certaines professions libérales comme les architectes, des cadres d'entreprises, des ingénieurs, et moins souvent, des enseignants et des professions intermédiaires. La question de l'homogénéité de ce groupe est compliquée : d'un coté, il est très hétérogène en termes de revenus et, plus largement, de capital économique (notamment en ce qui concerne les donations et les héritages familiaux), mais il est plus homogène en terme de capital culturel, d'âge et de positionnement politique. Formés généralement d'actifs entre 30 et 40 ans au moment de l'achat de leur logement, ces ménages font généralement partie des plus riches de la région (parmi les 20 ou 25 % des ménages les plus riches en termes de revenu annuel), mais certains peuvent être moins riches et surtout plus précaires. Ils ont alors acheté grâce à la conjonction d'une opportunité immobilière pour un petit logement et d'un apport familial, parfois inattendu, et réhabilité eux-mêmes leur logement, souvent en plusieurs années. C'est ce qu'on appelle en anglais la « sweat equity », littéralement, l'équité par la sueur, donc par l'effort, belle image méritocratique qui suppose que l'on peut s'élever socialement si l'on redouble d'efforts, ce qui fait peu de cas des structures de domination. Pour ma part, j'ai utilisé pour les désigner le terme de « gentrifieurs marginaux », inventé par Damaris Rose, professeure de géographie urbaine à Montréal.

Ce en quoi le groupe des gentrifieurs est homogène, c'est par son haut niveau de diplômes et son fort capital culturel, plus ou moins converti en capital économique. Ils ont souvent aussi en commun des formes de travail atypiques par rapport au travail salarié dans les services : travailleurs indépendants, intermittents du spectacle, qui connaissent des rythmes de travail très variés, souvent très intenses, avec des horaires étendus le soir, voire le week-end, et travaillent aussi en partie chez eux. Les plus riches ont parfois créé leur propre local d'activités, indépendant de leur logement, selon les mêmes modalités d'acquisition réhabilitation, participant d'autant plus à la gentrification du quartier. Sur le plan politique, on retrouve une grande homogénéité, la grande majorité des gentrifieurs avec lesquels j'ai pu m'entretenir se disent de gauche. En général, ils sont électeurs du parti socialiste

En général, ils sont électeurs du parti socialiste et se disent de « gauche réaliste » ou ont une définition très floue et humaniste de ce qu'est la gauche, très loin des analyses anticapitalistes en terme de lutte de classe. On pourrait donc les classer, comme le PS et les verts, au centre gauche. Les gentrifieurs « marginaux » sont plus souvent à gauche du PS et antilibéraux, voire parfois anticapitalistes 13 C'est peut-être la possibilité d'une alliance, notamment dans les quartiers populaires qui se gentrifient, entre la frange précaire et peu aisée de la petite bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires.

13 En ce qui concerne les élus du Front de gauche, et notamment les élus PC des communes de la petite couronne, on les voit mener des politiques de gentrification comme les élus PS, par exemple à Saint-Denis (93) ou à Ivry (94). Voir « Rénovation urbaine à Ivry-sur-Seine : quand une municipalité « communiste » mène le petit peuple en bateau », Chroniques (urbaines) de Jean-Pierre Garnier, article II, n°8, février mars 2012.

LES HABITANTS DES QUARTIERS POPULAIRES

Du côté des classes populaires parisiennes, c'est l'hétérogénéité qui prédomine, à la fois du point de vue de l'âge (et donc de la position dans le cycle de vie), de l'origine, de l'époque d'arrivée dans le quartier et de leurs conditions de logement. Ouvriers et employés (parfois à la retraite) partagent un niveau de revenu faible à très faible, dans un contexte de précarisation et de mutations profondes : les emplois ouvriers déclinent et sont de plus en plus occupés par des travailleurs immigrés (parfois sans-papier) dans des logiques de filières migratoires et de niches économiques (notamment dans le bâtiment), et les emplois peu qualifiés des services sont de plus en plus précaires et là encore segmentés en terme d'origine selon les secteurs. Les classes populaires parisiennes se distinguent du reste du pays par la forte part des travailleurs immigrés en leur sein (41% des actifs ouvriers et employés à Paris en 1999). Dans le faubourg du Temple (Xe-XIe) ou à Chateau-Rouge (XVIIIe), les ménages populaires retraités français de naissance ou d'immigration européenne ancienne côtoient les immigrés maghrébins arrivés dans les années 60 à Château Rouge (dans le prolongement de la Goutte d'Or), et dans les années 80 dans le faubourg du Temple (en se repliant de Belleville à cause des opérations de rénovation), ainsi que les immigrés plus récents, venus de Chine (et notamment de la région de Wenzhou) dans le faubourg du Temple et d'Afrique subsaharienne à Château Rouge. Même si des formes de solidarités existent entre des personnes de ces différents groupes, dans les discours ce sont surtout les clivages qui ressortent : les ouvriers et employés français de naissance à la retraite ont vu leur quartier évoluer et se sentent souvent dépossédés par l'arrivée des immigrés, confondant le déclin de l'activité industrielle et artisanale ou la fermeture des petits commerces traditionnels (du fait de la concurrence des grandes surfaces) avec l'implantation des immigrés et leur reprise des commerces. Les immigrés maghrébins, établis en France depuis longtemps et ayant tissés des liens avec les différentes composantes des quartiers populaires parisiens, sont porteurs d'un discours valorisant le quartier d'accueil et le creuset du modèle bellevillois. Ils fustigent néanmoins parfois les chinois qui ne parlent pas français, et les commerçants craignent leur concurrence et leur rachat progressif des commerces, notamment dans la rue du faubourg du Temple. Les derniers arrivés sont les plus précaires (à la fois en ce qui concerne le statut administratif, l'emploi ou le logement) et les plus exploités ; ils s'appuient principalement sur leur communauté d'origine pour survivre (avec parfois des formes d'exploitation interne à ces communautés). Parallèlement à la dégradation des conditions de travail et à l'importance du chômage (notamment pour les enfants d'immigrés), la gentrification complique sérieusement l'accès au logement des classes populaires et contraint une partie d'entre elles à habiter en banlieue ou en grande périphérie. Cela aggrave cette fragmentation interne. Les différentes fractions de classes populaires habitent de plus en plus des espaces distincts, à la fois en terme de localisation et de condition de logement : les ouvriers et employés français de naissance ou d'immigration ancienne (et principalement européenne) qui le peuvent deviennent propriétaires-accédants en grande périphérie (en Seine-et-Marne par exemple) ; les immigrés et enfants d'immigrés originaires du Maghreb et d'Afrique subsaharienne arrivés pendant les Trente Glorieuses tendent à se concentrer dans l'habitat social de banlieue ; enfin, les derniers arrivants s'installent dans les interstices urbains (des derniers logements inconfortables des quartiers centraux aux squats ou aux bidonvilles de banlieue pour les Roms).

RÉSISTANCE À LA GENTRIFfICATION ?

Cette fragmentation interne des classes populaires est renforcée par l'ethnicisation des rapports de classe dans l'espace public, notamment médiatique. Là ou la syndicalisation à l'usine et le maillage politique et associatif du parti communiste et de ses satellites avaient contribué non sans difficultés à la solidarité de classe [en fRance, pas de doute les marxistes s'encombrent de la doctrine officiel réductrice et sclérosée du PC, NDR] entre ces différentes strates des classes populaires, la quasi disparition de ce maillage et la médiatisation croissante de grilles de lecture racistes (que ce soit sur les immigrés catégorie qui inclut de façon erronée leurs descendants ou sur les musulmans aujourd'hui en particulier) empêche la conscience de classe au profit de solidarités communautaires ou uniquement locales (parfois interclassistes). Cela explique sans doute en partie l'absence de résistances populaires organisées à la gentrification aujourd'hui à Paris.

La fragmentation interne des classes populaires est telle que la gentrification est rendue invisible pour elles. Les uns et les autres voient plutôt arriver des Blancs dans leur quartier que des petits-bourgeois et cette arrivée est diversement appréciée, sans de toutes façons que le lien soit fait avec la hausse des loyers. Bien souvent, les immigrés sont eux-mêmes porteurs d'un discours d'accueil généreux qui correspond à l'idéal de la « mixité sociale », et ne voient pas que ces nouveaux arrivants remettent en cause, à terme, leur propre présence dans le quartier. Le pseudo-humanisme de la « diversité » et du « vivre ensemble » seriné par les pouvoirs publics et les médias ne permet pas plus l'émergence d'une conscience de classe et des antagonismes de classe que les grilles de lecture racistes qui envahissent parallèlement l'espace médiatique.

À Paris, la résistance des classes populaires à la gentrification n'est pas consciente, ni organisée politiquement. Elle passe par l'appropriation des commerces et l'occupation de la rue pour la sociabilité, pratique populaire traditionnelle dans les centres villes où les logements sont exiguës, reconduites de générations en générations, quelque soit l'origine des migrants ou de leurs enfants. Cette appropriation forte du quartier par les classes populaires immigrées aujourd'hui, observable dans le Bas Belleville, le faubourg du Temple ou à Château Rouge, constitue un frein à la gentrification qui y progresse plus lentement qu'ailleurs. Elle n'est toutefois pas un obstacle insurmontable comme le montre la gentrification avancée du faubourg Saint-Denis (Xe), à peine masquée par le maintien des commerces populaires et immigrés, tenus et fréquentés par des gens qui n'habitent plus là.

Récemment, alors que la gentrification progresse maintenant dans certaines communes de l'ancienne banlieue rouge, c'est dans certaines d'entre elles qu'émergent des résistances organisées à la gentrification, notamment à Montreuil-sous-Bois (93) ou à Ivry-sur-Seine (94). Elles sont menées par les franges les plus précaires (et souvent jeunes) de la petite bourgeoisie intellectuelle, militants anticapitalistes, notamment dans le mouvement anarchiste autonome des squats ou celui de l'écologie radicale. Ces collectifs renouent avec les luttes urbaines des années 1970 contre la rénovation, et permettent d'envisager une alliance de classe entre les franges précarisées de la petite bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires. Il y a là quelque chose à suivre et à soutenir.

LA GAUCHE ET LA GENTRIFICATION

L'arrivée de Bertrand Delanoë à la mairie a renoué avec les effets ambigus des politiques publiques sur la gentrification. D'un côté, la municipalité de gauche a relancé la production de logements sociaux, mais, de l'autre, elle a considérablement amplifié la politique d' « embellissement » de la ville, lancée par Jean Tibéri, dans tous les quartiers et en particulier dans ceux qui se gentrifient.

De fait, la création de logements sociaux, si elle est réelle, conduit à remplacer l'habitat social de fait (le parc privé inconfortable et vétuste qui logeait une partie des classes populaires) par des logements sociaux, mais elle détruit plus de logements qu'elle n'en crée (plus grands, plus confortables). Elle ne permet donc pas de maintenir les classes populaires repoussées par la gentrification, mais seulement d'améliorer (considérablement) les conditions de logement de la minorité qui parvient à obtenir un logement social.

En outre, la promotion tous azimuts de la « mixité sociale » justifie autant la création de logements très sociaux dans les beaux quartiers (où elle se heurte à une forte résistance de la bourgeoisie et des élus de droite) que celle de logements aidés pour les classes moyennes dans les derniers quartiers populaires. Tous les logements sociaux créés ne sont pas destinés aux classes populaires, et la mairie utilise une vision figée de la géographie sociale parisienne, minimisant la gentrification en cours, qui amène de nombreux ménages petits-bourgeois dans les quartiers populaires. De fait, dans ces quartiers, au nom de la « mixité sociale », la politique de logement social va dans le sens de la gentrification en cours. En particulier à Château Rouge, on détruit beaucoup plus de logements sans confort que l'on ne construit de logements sociaux. Ceux qui ne sont pas compensés sont censés être créés ailleurs, dans une perspective de dispersion des classes populaires qui correspond à la politique de rénovation urbaine lancée par la droite en 2003 14.

14 Le plan d'éradication des immeubles vétustes et inconfortables, appelé « insalubres» alors qu'ils ne le sont pas nécessairement tous, s'inscrit d'ailleurs dans une convention ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine)

Dans ce même quartier, et sous la pression de certains nouveaux propriétaires gentrifieurs soucieux de valoriser leurs biens immobiliers en normalisant le quartier, la mairie essaie de limiter les commerces dits africains ou exotiques et donc d'entraver le développement d'une centralité commerciale immigrée comme elle existe dans le XIIIe arrondissement ou à Belleville. Or, ces centralités commerciales peuvent freiner la gentrification, et c'est bien ce frein qu'on essaie de lever, par exemple en favorisant l'établissement de supérettes généralistes ou d'un marchand de vin à la place des boucheries halal de Château Rouge. L'argument avancé par la mairie est tout à fait spécieux et vaguement raciste : il s'agit de faire de Château Rouge « un quartier comme les autres » où les commerces sont destinés principalement aux habitants (qu'on suppose ou prévoit n'être pas ou plus africains), ce qui n'est évidemment pas le cas de nombreux quartiers de Paris, notamment ceux du commerce de luxe dans les beaux quartiers... Mais là, la fréquentation internationale (huppée) ne semble pas poser problème. C'est aussi au nom de la mixité sociale qu'on implante des équipements culturels de premier plan comme le Cent-quatre, rue d'Aubervilliers, dans le XIXe, prétendument pour apporter « la » culture dans les quartiers populaires, alors que c'est plutôt l'équipement qui amène les petits-bourgeois dans le quartier. Toute la politique d'embellissement du XIXe arrondissement, qui passe autant par la mise en tourisme du bassin de la villette que par la création d'un pôle de bureau à cheval sur le périphérique (Paris Nord-Est), politique claire d'accompagnement de la gentrification, est menée au nom de la « mixité sociale », sous prétexte que le XIXe est l'arrondissement le plus doté en logements sociaux. Et la communication du maire de l'arrondissement, Roger Madec, peut s'appuyer sur des relais efficaces dans les médias : on ne compte plus les dossiers sur le « nouveau visage du XIXe » dans les magazines comme Le Nouvel Observateur ou L'Express, qui vendent efficacement le XIXe à la petite bourgeoisie intellectuelle. Ainsi, les différentes politiques menées par la gauche ne forment pas un soutien univoque et direct à la gentrification comme on peut l'observer à Londres, à New-York ou ailleurs, mais elles n'en appuient pas moins en partie le processus, notamment dans le Nord-Est parisien, et, en tout état de cause, elles ne prétendent pas du tout chercher à l'enrayer 15.

15 Pour une analyse plus détaillée de ces politiques depuis 2001, voir Anne Clerval et Antoine Fleury, « Politiques urbaines et gentrification, une analyse critique à partir du cas de Paris », L'Espace Politique, vol. 2, n°8, 2009,
http://espacepolitique.revues.org/index13.html

PROBLÉMATISATION POLITIQUE DE LA VILLE

La ville peut-être un outil de mobilisation révolutionnaire si on l'aborde d'un point de vue anticapitaliste et en montrant comment elle est produite par le capitalisme et les rapports de classe.

Elle est d’ailleurs aussi le produit et le reflet des autres rapports de domination que sont les rapports sociaux de sexe ou les rapports racistes, et le résultat de la confiscation de la décision politique par les gouvernants et les experts. Remettre en cause les rapports de domination dans la société suppose de remettre en question la façon dont la ville est organisée et de se réapproprier collectivement sa production. La ville peut être un levier de contestation révolutionnaire et d'émancipation si et seulement si on fait le lien entre son organisation, en particulier les inégalités d’accès au logement ou à l'espace public, et les rapports de domination qui la produisent et excèdent le seul champ du travail.

Les mouvements anticapitalistes pourraient se servir du champ urbain comme base de mobilisation, dans un contexte où les dominés sont de plus en plus nombreux à être exclus du travail et où ceux qui travaillent sont de plus en plus isolés. Ils et elles se retrouvent dans la ville, faisant face à la difficulté d'accès au logement, à une ville organisée pour maximiser la production capitaliste plutôt que les solidarités de classe.

Se battre pour notre droit collectif à la ville supposerait de déconstruire activement les faux-semblants du renouvellement urbain et de l'aménagement du territoire, largement inféodés aux intérêts capitalistes et, plutôt que de mendier à l’État quelques logements sociaux supplémentaire, contester clairement la propriété privée du logement et arracher peu à peu l'autogestion de la ville, dans une perspective à la fois anticapitaliste et anti-autoritaire, travaillant au quotidien à défaire tous les rapports de domination.



voies et moyens pour Le retour d’une pensée critique « radicaLe » de L’urbain

  Extrait d’un texte rédigé par Jean-Pierre Garnier pour les Journées de la fondation de recherches madrilènes, « Ville et reproduction sociale: comment en sortir ? »

Mouvements revendicatifs et mobilisations d’habitants se succédaient pour protester contre la « crise du logement », la « spéculation immobilière », la « rénovation-déportation », le « manque équipements collectifs », la « destruction de l’environnement », etc. Aux yeux des chercheurs et des militants « contestataires », la « voie démocratique vers le socialisme » combinant la démocratie directe et la démocratie représentative était toute tracée : articuler au mouvement ouvrier les « luttes urbaines » qui avaient l’avantage d’être pluriclassistes et d’impliquer de larges fractions de la population par ailleurs inorganisées et dépolitisées. Cette stratégie où les « contre-pouvoirs populaires » relayés par les partis de gauche mettraient fin à la domination de la bourgeoise sur la ville et, au-delà, sur la société entière, exigeait bien sûr « une théorie révolutionnaire et scientifique de l’urbain » que seuls les chercheurs progressistes étaient en mesure d’élaborer. Il se trouve cependant, qu’en attendant de jouer les conseillers du peuple, nombre de ces chercheurs s’activaient parallèlement, sinon à conseiller le Prince, c’est-à-dire les dirigeants de droite en place, sur l’action à mener pour juguler la « crise urbaine », du moins à l’éclairer sur l’origine complexe de ladite crise. Un autre facteur, en effet, qui pourrait apparaître paradoxal au premier abord, favorisa l’essor de ces travaux scientifiques à tonalité critique sur l’urbanisation capitaliste : le soutien institutionnel et financier de l’État.

Alors que les gouvernements de l’époque menaient une politique urbanistique dirigiste et ségrégative qui se heurtait à une opposition croissante des habitants qui la subissaient, ce sera l’État lui-même, par le biais de certains de ses organes et de ses hauts fonctionnaires, qui va impulser une recherche orientée vers la « déconstruction » théorique et analytique de cette politique. C’est ainsi que les rapports seront commandés aux représentants les plus en vue de la sociologie critique, auxquels se joindront quelques géographes et anthropologues, que des colloques seront mis sur pied et des publications subventionnées par les pouvoirs publics pour faire connaître les produits d’études ou de débats portant sur des thématiques directement issues des luttes qui se déroulaient parallèlement sur le terrain. Comment interpréter ce paradoxe ? En réalité, ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe obéissait à une logique classique à laquelle les secteurs les plus lucides des classes dirigeantes ont recours dans les situations de crise : celle de « l’intérêt bien compris ». Confrontés à des contradictions « urbaines » qui venaient s’ajouter à bien d’autres, les gouvernants de l’époque se devaient d’abord, pour les surmonter, essayer de les comprendre. Ce dont étaient incapables les experts en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme dont ils s’étaient entourés jusqu’alors, en majorité des ingénieurs et des géographes imprégnées d’une vision positiviste et fonctionnaliste de l’organisation et de l’usage de l’espace. Qui mieux, dès lors, que de jeunes chercheurs « contestataires », frais émoulus d’une université récemment « démocratisée » et secouée par les turbulences soixante-huitardes, pouvaient disséquer les « problèmes urbains » auxquels les « décideurs », c’est-à-dire les technocrates, devaient faire face, déconcertés par les « effets pervers» d’une politique urbaine dont le caractère politique, autrement dit de classe, leur échappait complètement ? Reste à savoir pourquoi ces chercheurs acceptèrent aussi facilement de mettre des recherches effectuées « à la lumière du marxisme » ou de ses succédanés au service d’un « capitalisme monopoliste d’État » dont ils ne cessaient simultanément de dénoncer l’impact nocif sur l’évolution du monde urbain. Cette collusion a priori surprenante entre des nouveaux diplômés en « sciences de la ville » affichant des positions anticapitalistes, et les administrateurs ou ingénieurs étatiques chargés de « réguler », à défaut de les résoudre, les contradictions baptisées « dysfonctionnements » de l’urbanisation du capital, trouve une explication assez simple à comprendre, mais difficile à admettre par les « intéressés ». Elle réside dans l’appartenance de classe de ceux qui, au cours de ces années folles d’un nouveau style, se voulaient « contestataires » voire révolutionnaires.

D’une manière générale, dans certains travaux sur l’évolution récente et actuelle des villes, les thématiques choisies, les problématiques formulées pour les aborder, les méthodologies et les concepts utilisés pour les traiter reflètent déjà une prise de conscience claire de la dimension de classe des phénomènes urbains. Toutefois, ces retrouvailles encore embryonnaires avec la pensée critique sur l’urbain ne sont pas exemptes de déformations et d’adultérations. C’est le cas, en particulier, de la récupération opportuniste de certains concepts à visée critique, qui donne lieu à des interprétations les vidant de leur portée subversive originelle, à commencer par le fameux « droit à la ville », forgé par Henri Lefebvre et approfondi par David Harvey.

Pour certains, ce droit se limite souvent à celui octroyé aux dépossédés, c’est-à-dire aux citadins appartenant aux classes populaires, par les classes possédantes, qui se sont approprié l’espace urbain comme le reste, de jouir des aménités de la ville telle que le capitalisme la produit et la fait fonctionner, et non plus un droit arraché par les couches populaires pour faire de la ville quelque chose de radicalement différent de l’existante. Tantôt ce droit du peuple à « exercer un pouvoir collectif pour remodeler les processus d’urbanisation et ainsi reconfigurer la ville conformément à ses besoins et ses désirs », comme le rappelait récemment David Harvey, est réduit par quelque architecte de cour à l’impératif de « rendre la ville belle pour tous, que l’on soit puissant ou misérable », tantôt il sera défini par une bureaucratie de la recherche urbaine comme le droit individuel des habitants relégués à la périphérie d’accéder aux ressources urbaines du centre ville grâce à un système de transport performant et même à un usage partagé de la voitures individuelle, présenté comme un pas en avant vers l’appropriation populaire de l’espace urbain. L’autogestion territoriale lefebvrienne a subi une manipulation sémantique et idéologique du même genre, transmuée aujourd’hui par des sociologues ou des politologues aux ordres sans qu’il soit besoin de leur en donner, en « démocratie participative ».

Pour Henri Lefebvre, l’implication active des citoyens dans la résolution des problèmes urbains n’avait de sens, à l’origine, que dans la perspective d’une transformation radicale de la société. Refusant ce qu’il appelait « le mythe de la participation », il affirmait, par exemple, que « tant qu’il n’y aura pas, pour les questions d’urbanisme, une intervention, violente au besoin, des intéressés, et qu’il n’y aura pas une possibilité d’autogestion territoriale à l’échelle des communautés locales urbaines, tant qu’il n’y aura pas de tendances à l’autogestion, tant que les intéressés ne prendront pas la parole pour dire, non seulement ce dont ils ont besoin, mais aussi ce qu’ils désirent, ce qu’ils veulent, ce qu’ils exigent, tant qu’ils ne feront pas part de leur expérience propre de l’habiter à ceux qui s’estiment experts, il nous manquera une donnée essentielle pour la solution du problème urbain ».

Cela n’a rien à voir, bien entendu, avec les mécanismes mis en place depuis lors par les municipalités censées « associer les citoyens à la prise des décisions », pour employer une formulation consacrée, c’est-à-dire leur faire accepter les décisions déjà prises. Tout le monde sait, en effet même s’il convient de feindre de l’ignorer que les « réunions de concertation » avec les associations de voisinage, les comités de quartier ou dans les commissions extramunicipales, pour ne rien dire des rares referendums et autres « budgets participatifs », sont instrumentalisés, quand ils ne sont pas carrément institués, par les autorités locales pour donner une touche démocratique à une gestion municipale qui est plus que jamais le domaine réservé d’une élite conseillée par des experts, et associée, réellement cette fois-ci, au nom du « partenariat public-privé », aux acteurs économiques capitalistes.

Comme l’affirmait Rosa Luxembourg, « la révolution ne paraît jamais plus impossible que la veille du jour où elle éclate ». Et le moins que l’on puisse attendre d’un intellectuel qui se veut « anticapitaliste », c’est de réfléchir aux moyens de hâter la venue de ce jour. Il va sans dire mais cela va encore mieux en le disant que cette considération temporelle est à prendre au sens métaphorique. Tirant les leçons du passé, les militants anticapitalistes d’aujourd’hui savent que si révolution il y a, elle ne peut plus être un « grand soir » où le capitalisme serait aboli d’un seul coup comme par enchantement. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de révolution, c’est-à-dire une transformation radicale des rapports sociaux qui mettra fin à ce système social inique. Dans le champ de la recherche et de l’enseignement urbains ou encore de l’urbanisme où nous nous sommes spécialisés, la tâche qui nous incombe n’est donc pas seulement de renouer avec une pensée critique radicale, mais d’explorer aussi les voies pour que cette pensée ne reste pas politiquement stérile. Dès lors, on devine à quelle transition je me réfère : la transition de la théorie à la pratique. Une transition périlleuse, sans doute, ne serait-ce sur le plan intellectuel et psychologique, voire professionnel, mais indispensable. À quoi peut bien servir, en effet, le retour d’une pensée critique radicale de l’urbain si elle demeure sans impact sur la réalité sociale de la ville ? Pourquoi critiquer l’urbanisation capitaliste, si cela ne débouche pas sur une remise en cause effective, c’est-à-dire dans les faits et non seulement en paroles, du système social dont cette urbanisation est le produit ? [...] la critique théorique n’est pas suffisante. Elle n’est qu’un moyen, non une fin. Ce que semblent malheureusement oublier la plupart des théoriciens marxistes actuels dont l’engagement politique ne dépasse pas les limites des campus et des enceintes universitaires, sauf pour aller de temps à autre déposer un bulletin dans l’urne à l’occasion d’une « consultation » électorale.

Le cas de David Harvey illustre parfaitement mais on pourrait dire la même chose du sociologue étasunien Mike Davis l’impasse où se trouve aujourd’hui la pensée critique radicale lorsqu’elle est confrontée à la fameuse question que Lénine avait formulée et développée dans le petit ouvrage, paru en 1902, qui portait ce titre : « Que faire ? » Si D. Harvey se montre prolixe pour célébrer l’essor souhaité d’une véritable civilisation urbaine radicalement différente de celle produite par le mode de production capitaliste, il reste vague et fuyant sur les moyens permettant de la faire éclore. Il se contente d’évoquer rituellement les « mouvements de citadins » qui s’opposent ou revendiquent, et les « espaces d’espérance » constitués par les lieux alternatifs où s’expérimentent d’autres manières, qu’il qualifie d’« utopiennes », de pratiquer l’espace urbain. Pourtant, ni les uns ni les autres n’ont réussi jusqu’ici à empêcher la logique de classe qui oriente l’urbanisation de continuer à s’imposer, sinon, tout au plus, de manière ponctuelle, superficielle et éphémère, et le plus souvent en position défensive. Certes, David Harvey, à la fin de son article sur le droit à la ville, réitère qu’« il est impératif de travailler à la construction d’un large mouvement social pour que les dépossédés puissent reprendre le contrôle de cette ville dont ils sont exclus depuis si longtemps ». Il va même jusqu’à conclure, à la suite de Henri Lefebvre, que « la révolution doit être urbaine, au sens le plus large du terme, ou ne sera pas ». Mais encore ? Si les mots ont un sens autre que rhétorique, ils laissent entendre que l’appropriation populaire effective de l’espace urbain et de pouvoir collectif de le reconfigurer, qui définit le droit à la ville selon D. Harvey lui-même, ne s’effectuera pas sans violence, c’est-à dire sans que les possédants résistent économiquement et institutionnellement d’abord, à l’aide, également, des médias qu’ils contrôlent, et en dernière instance, en recourant à leurs soi-disant forces de l’ordre. Il est illusoire, en effet, de supposer que la bourgeoisie se laisserait pacifiquement déposséder du pouvoir de façonner la ville à sa guise et selon ses intérêts. À ce propos, et au risque de scandaliser certains, je ne peux m’empêcher de rappeler le célèbre avertissement du président Mao Ze Dong, à savoir que « la révolution n’est pas un dîner de gala ».

Lors d’un entretien réalisé avec David Harvey en octobre 201023, je lui ai posé la question suivante : « Croyez-vous que les classes dirigeantes qui, jusqu’à aujourd’hui détiennent le « pouvoir d’agir sur les conditions générales qui façonnement les processus d’urbanisation », pour reprendre votre définition du droit à la ville, accepteraient sans réagir de s’en voir dépossédées sous la pression populaire ? Une telle perspective, impliquerait qu’elles soient aussi dépossédées du pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces processus urbains comme beaucoup d’autres. Bref, cela signifierait qu’elles consentiraient à être privées de leur pouvoir économique et politique, autrement dit à cesser, finalement, d’être des classes dirigeantes. N’est-ce pas là un rêve, pour ne pas dire une hypothèse irréaliste sinon absurde ? » « Je ne peux pas vous répondre », m’a dit Harvey. « Pourquoi ? », ai-je demandé. «Parce que c’est une question que l’on ne m’a jamais posée. » Ce qui en dit long sur le genre d’interlocuteurs auxquels D. Harvey a habituellement affaire. La « révolution urbaine » serait-elle donc condamnée, pour le moment, à n’être qu’un thème de débat académique ?

[...] Deux directions opposées s’offrent à nous : la première, collaborer, avec bonne conscience ou non, voire inconsciemment, à la reproduction des rapports capitalistes de production, y compris en délivrant des discours critiques sans portée pratique aucune, ainsi que le requièrent la place et la fonction que l’on y occupe dans notre cas, celle de spécialistes de l’urbain en tant qu’agents agis par nos déterminations de classe ; l’autre direction, au contraire, nous mènerait à œuvrer au bouleversement ces rapports, en nous érigeant comme acteurs politiques conscients et résolus à ne pas jouer le rôle qui nous est socialement assigné.

[...] Cela suppose évidemment, en premier lieu, une renaissance de puissants mouvements populaires, ce qui n’est pas encore, comme chacun sait, le cas aujourd’hui. Cependant, on sait aussi, et les événements récents survenus de l’autre côté de la Méditerranée viennent de le démontrer, que la résignation et la passivité des peuples ne sont pas éternelles.

Concevoir d’une autre manière la collaboration et la solidarité en ce qui concerne la politique urbaine implique également de se désolidariser partiellement avec notre propre classe, c’est-à-dire de refuser ou, au moins détourner la fonction qui nous est socialement impartie, évoquée précédemment, d’intermédiaires de la domination. C’est, en tout cas, ce à quoi je me consacre depuis plusieurs décennies.


« En réalité, la bourgeoisie n’a qu’une méthode pour résoudre la question du logement à sa manière ce qui veut dire : la résoudre de telle façon que la solution engendre toujours à nouveau la question. »
Friedrich Engels

« [...] si la ville est le monde que l’homme a créé, elle est aussi le monde dans lequel il est dorénavant condamné à vivre. Ainsi, indirectement, et sans percevoir clairement la nature de son entreprise, en faisant la ville, l’homme s’est refait lui-même. »
Robert Park

« Il nous faut d’abord réfléchir à la manière dont, au cours de l’histoire, nous avons sans cesse été façonnés par un processus urbain animé par de puissantes forces sociales. Au cours des cent dernières années, à cause du rythme effréné de l’urbanisation, à cause de l’échelle immense sur laquelle elle s’est développée, nous avons été refaçonnés plusieurs fois de fond en comble sans même savoir pourquoi, comment, ni au nom de quoi. »
David Harvey, le droit à la ville, in Le capitalisme contre le droit à la ville, Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris, éditions Amsterdam, 2011.