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Introduction à la philosophie de Michel Foucault
Michel Foucault, une philosophie de la vérité
Frédéric Gros


“ Et j'ai beau dire que je ne suis pas un philosophe, si c'est tout de même de la vérité que je m'occupe, je suis malgré tout philosophe. ”
Michel Foucault, Dits et écrits, II, pp. 30-31.

L'œuvre de Michel Foucault fait l'objet de multiples interprétations et de nombreux commentaires dans une grande variété de champs disciplinaires : psychiatrie, psychanalyse, sociologie, critique littéraire ou artistique, sciences politiques, etc. Au-delà de cette diversité d'usages qui reflète la diversité même de l'œuvre, il est possible de retrouver un fil rouge qui court à travers l'ensemble de son œuvre et de la recentrer autour d'une interrogation proprement philosophique. C'est la question de la vérité. L'homme est fondamentalement réfléchi dans son œuvre comme animal de vérité. Mais Foucault opère un déplacement important de cette interrogation.

La question classique de la philosophie est : Depuis quel fondement un sujet peut-il connaître le monde ? Il s'agit alors, de Platon à Kant, en passant par Spinoza, de réfléchir un nouage originaire et intérieur, une parenté d'essence, une corrélation irréductible entre l'âme et la vérité, entre le sujet et la connaissance. Chez Foucault, le rapport du sujet à la vérité n'est pas réfléchi depuis le lien intérieur de la connaissance, mais construit à partir du rapport extérieur de l'histoire. La question n'est plus : Depuis quel fondement un sujet peut-il connaître des vérités sur le monde ? mais: Selon quels processus historiques des structures de subjectivation se sont-elles nouées à des discours de vérité ? Le problème n'est plus de penser l'être d'un sujet originaire, pré-donné, tel qu'il puisse établir une connaissance vraie, ni de construire un domaine de vérités éternellement fondées, mais de décrire historiquement des procédures par lesquelles, dans l'histoire, des discours de vérité transforment, aliènent, informent des sujets, et par lesquelles des subjectivités se construisent, se travaillent à partir d'un dire-vrai.

L'histoire des formations de vérité

La première période de Foucault, conduisant de la publication de sa thèse sur la folie en 1961 jusqu'à sa nomination comme professeur au Collège de France en 1970 est dite “archéologique”. Aussi bien le concept d'archéologie sert-il régulièrement à désigner la méthode suivie dans quatre des ouvrages majeurs de cette époque : la première préface à l'Histoire de la folie à l'âge classique parle d'une “archéologie de l'aliénation” ; le sous-titre de Naissance de la clinique (1963) est : Une archéologie du regard médical ; celui des Mots et les Choses (1966) : Une archéologie des sciences humaines ; et enfin le” dernier ouvrage de cette période, son discours de la méthode en quelque sorte, s'intitule L'Archéologie du savoir (1969).

Cette désignation a une très forte valeur polémique : par ce concept d'“ archéologie ”, il s'agit d'abord de s'opposer à la conception traditionnelle de l'histoire des savoirs. Là se décide un premier rapport important à la vérité. L'histoire classique des sciences se donne pour fondement des vérités positives contemporaines (détermination actuelle de la folie comme maladie mentale, définition moderne du rapport clinique, analyse positive de la production des richesses, etc.) et tente, en les utilisant comme grilles de lecture pour une interprétation rétrospective, de décrire le mouvement progressif de découverte de ces vérités fonda mentales, c'est-à-dire aussi bien de dégagement des erreurs, des préjugés, des inerties, des occultations, des obscurantismes de toutes sortes. La vérité alors a valeur de partage, permettant de séparer les énoncés précurseurs ou intuitions géniales des théories erronées et autres idéologies. Elle est réfléchie comme ce qui en soi dirige secrètement le mouvement de l'histoire, avant d'être, dans l'illumination d'une découverte, objet d'une conscience scientifique complète et pure.

La méthode archéologique de Foucault suppose une première mise à distance critique des énoncés positifs établis, terminaux et définitifs, “scientifiques et vrais”, une neutralisation de leur puissance d'éclairement rétrospectif. Il ne s'agit pas de contester leur valeur de vérité, mais de chercher pour écrire l'histoire de la psychiatrie, de la médecine ou des sciences humaines un autre ancrage. Le problème n'est pas de faire une histoire en essayant de savoir à chaque fois ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est en avance et ce qui est en retard (si telle définition de la mélancolie se rapproche de la logique médicale de la dépression, si telle description clinique est valable ou fantasque), mais de penser pour l'ensemble des énoncés et descriptions d'une époque ce qui les rend possibles tous dans leur cohérence. Il faut rechercher en dessous, en deçà de ce qui est dit et vu à une époque, les systèmes contraignants qui rendent ces choses-là, et pas d'autres, visibles et énonçables.

Ces formations archéologiques qui supportent l'articulation singulière des mots et des choses pour chaque époque, Foucault en donne plusieurs versions : c'est d'abord “ l'expérience fondamentale” dans Histoire de la folie comme perception culturelle collective qui oriente le sens des pratiques sociales et des définitions médicales de la folie ; c'est “la structure du voir et du parler” dans Naissance de la clinique qui noue selon une articulation toujours singulière ce qu'on peut voir et ce qu'on peut dire du corps malade ; enfin l'“épistémè” des Mots et les Choses, comme règle anonyme et historique de construction de l'objet du savoir, qu'il s'agisse de penser le langage, le vivant ou l'échange économique.

Confronté à tous les énoncés médicaux, savants, érudits, etc. déposés dans l'archive de l'histoire et qui furent un moment reçus comme appartenant au “savoir vrai”, Foucault ne demande pas lesquels sont vrais et pourquoi, ni quelle est la signification profonde ou latente qu'il faudrait dégager, mais de quelles règles de formation ils relèvent tous à un moment donné. Ces règles ne sont ni logiques, ni épistémologiques, ni herméneutiques, mais bien “ archéologiques”. Il ne s'agit pas de règles purement formelles ou “structurales”, mais elles organisent l'articulation des savoirs sur des pratiques institutionnelles et sociales et même des perceptions concrètes.

Elles constituent donc ce qui articule silencieusement et historiquement notre savoir des choses dans sa dimension d'existence. Elles rendent compte de ce qui fut dit en tant que cela fut dit, et pas autre chose. L'énoncé du savoir est pris dans sa dimension de matérialité, d'événement, de rareté. Car un savoir, avant d'être vrai ou faux, existe, c'est-à-dire qu'il distribue, selon des modalités historiques (susceptibles de transformations), des positions subjectives, des régimes d'objets, des configurations conceptuelles, et il informe des pratiques. La formation archéologique est en retrait par rapport à la disposition épistémologique, mais cet en-deçà est essentiel : l'archéologie décrit les conditions d'existence et de réalité du savoir, quand l'épistémologie en détermine les conditions de vérité (ou de vérification).

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Cette méthode nouvelle d'écriture de l'histoire des savoirs ne peut manquer d'avoir des effets sur son objet propre, puisqu'il s'agit à chaque fois d'interroger les sciences humaines, donc ce moment de constitution de l'homme comme objet de savoir, ce moment où l'homme est devenu un animal de vérité. Le problème est donc de faire l'archéologie de ce discours de vérité sur l'homme. Non pas se demander : Les sciences humaines sont-elles vraiment des sciences ? Si elles sont des sciences, quels furent leurs prophètes et leurs précurseurs, quels obscurantismes en ont retardé l'avènement ? Mais plutôt : À la faveur de quelle formation archéologique les sciences humaines ont-elles gagné leur évidence ? Ici comme ailleurs chez Foucault, le vrai n'est jamais à lui-même son propre fondement.
Soit la psychologie pour V Histoire de la folie à l'âge classique. Elle n'a pas été rendue possible quand on s'est décidé à étudier selon des critères scientifiques le comportement humain, mais quand l'expérience occidentale de la folie a trouvé dans “l'homme” son centre de gravité.
L'avènement des sciences humaines ne signifie pas une décision calme de constituer enfin l'homme en objet de vérité, après une séculaire négligence. Il dépend archéologiquement d'une expérience incandescente et massive, où une culture joue, risque et constitue son identité en excluant un dehors, qui par là contient le secret de son être. À l'homme confronté aux menaces d'un cauchemar-monde à la Renaissance ou au grand partage pur de l'Être et du Néant, du Jour et de la Nuit pour la période classique, s'est substituée la confrontation de l'homme et du fou. L'homme est bien devenu objet de vérité, mais la vérité de cette vérité tremble dans le délire du fou.

Les Mots et les Choses continuent d'explorer ce moment anthropologique de notre culture, non plus pourtant à partir du geste originaire qui sépare pour une culture le sens du non-sens, mais depuis les dispositions d'ordonnancement interne des savoirs positifs pour une époque. La vérité des sciences humaines alors s'inscrit dans un dispositif général de finitude caractéristique du savoir moderne. Un projet de vérité sur l'homme devient pensable à partir du moment où connaître ce n'est plus suivre les articulations, détailler les nervures d'une représentation, mais rechercher, découvrir des conditions de possibilité. C'est-à-dire que la pensée ne pense plus le vrai en suivant le mouvement par lequel elle se signifie et s'analyse, mais par un perpétuel mouvement de décentrement où elle tente de se décaler pour ressaisir ce qui la soutient. Si toute vérité suppose bien ce mouvement cognitif, cette pensée de la pensée — la structuration du mouvement réflexif — est historique. La pensée de la pensée à l'âge classique est un déploiement infini des signes qui composent son discours, de telle sorte qu'elle coïncide toujours secrètement avec une combinatoire, un système divins. À l'âge moderne, la pensée de la pensée est un enracinement de l'objet de pensée dans le sujet qui le pense, de sorte qu'elle est toujours à la fois anthropologique — l'“ homme” figurant par excellence ce chiasme du sujet et de l'objet — et finie — la limitation du savoir sur l'homme déterminant immédiatement et réciproquement la limitation de son être.

Et si, à l'époque contemporaine de Foucault, la pensée de la pensée devient autre chose (échanger des signes, communiquer, parler le langage), alors c'en est fini de l'homme comme lieu de vérité. Mais aussi bien ce nouveau lieu de vérité désigné (tout est discours et règles du discours) renvoie immédiatement à la méthode archéologique. De telle sorte que Foucault ne ferait que traduire en méthode ce nouveau régime de vérité. En voulant désanthropologiser les savoirs, en ayant recours à une histoire discontinuiste et en décrivant des discours sans sujet, il ne ferait jamais qu'être à la verticale de son temps.

Politiques de la vérité

La seconde période intellectuelle de Foucault, caractérisée par un engagement toujours plus marqué dans des luttes politiques (Groupe d'information sur les prisons, etc.), est désignée souvent comme “généalogique”. On distingue alors commodément les archéologies du savoir et les généalogies du pouvoir. Mais la continuité avec les études antérieures demeure profonde. L'interrogation archéologique portait sur ces grands systèmes qui constituaient pour les connaissances vraies, et en deçà d'elles, un espace d'ordre, de rassemblement et de recueil. Ils avaient jusque-là reçu des statuts ambigus où se mêlaient les héritages contrastés de la phénoménologie, du formalisme structuraliste, de l'histoire des mentalités, et peut-être surtout de l'expérience littéraire. C'était l'expérience culturelle fondamentale (Histoire de la folie, 196U l'articulation structurale de la parole et du regard (Naissance de la clinique, 1963,), un réseau formel et abstrait (Les Mots et les Choses, 1966), les règles de formations discursives (L'Archéologie du savoir, 1969).Cette fois, il s'agit de retrouver, comme matrices des discours vrais, des dispositifs de pouvoir. Le concept de “volonté de savoir” sert à cadrer ces analyses. Il faut alors opposer le désir de connaissance à la volonté de savoir. Le désir de connaissance, de Platon et Aristote à Spinoza, est ce qui noue entre un sujet et une vérité pré-donnés un accord intérieur, depuis toujours déjà secrètement noué, de telle sorte que le mouvement par lequel le sujet connaît la vérité accomplit sa nature immémoriale. La volonté de savoir, des sophistes à Nietzsche et à Freud, découvre derrière la quête de vérité le jeu toujours mouvant des pulsions ou des instincts de domination : le rapport du sujet à la vérité est un rapport de pouvoir qui se noue dans l'extériorité de l'histoire, appuyé par des pratiques et des intérêts sociaux. C'est dans cette perspective que la sexualité sera décrite non comme une constante anthropologique peu à peu découverte dans sa nature par des savoirs positifs, dépassant courageusement les censures et interdits sociaux, mais comme une prise de pouvoir sur les corps et la parole : inciter, dans le secret de l'échange, à avouer indéfiniment la vérité de son désir et éveiller, dans la culpabilité, une sensualité polymorphe (La Volonté de savoir, 1976).

La généalogie se comprend donc comme histoire politique de la vérité. C'est pourquoi Foucault ne va pas réfléchir le problème de la vérité depuis le biais de l'épistémologie et de l'histoire des sciences, mais en prenant comme point d'appui historique les pratiques judiciaires. Le passage d'une conception de la justice comme rapport de forces dans la Grèce archaïque, où il est question de défaite ou de victoire — symbolisée par la pratique du serment - défi dans laquelle je m'expose à la colère des dieux — à une conception de la justice comme ordre du monde, mesure exacte des échanges et des dettes, égalité (démocratique) des rapports, permet l'avènement d'une pratique sociale de vérité comme mesure, matrice des mathématiques et autres sciences des quantités justes (cours au Collège de France de 1971). Une seconde étude, portant sur la période du haut Moyen Âge au XVIIP- siècle en Occident, décrit cette fois le passage d'une justice privée, logique de vengeance et de transaction, à une justice publique dans laquelle il s'agit par une instruction de trouver qui a fait quoi, à quel moment et dans quelles circonstances. Un savoir d'enquête se développe, qui trouvera des prolongements importants dans les grandes sciences empiriques de l'Occident (cours au Collège de France de 1972).

Enfin la dernière étude se concentre autour d'un troisième pouvoir - savoir constitué par l’examen. Il s'agit de comprendre comme relevant d'une seule configuration historique l'émergence des sciences humaines, l'avènement de la prison comme peine unique, l'apparition d'une justice pénale s'appuyant sur le savoir psychiatrique pour former son jugement, et encore la mise en place d’organisations disciplinaires dans de grandes institutions (prisons, asiles, usines, écoles). Tous ces éléments prennent sens dans la perspective du développement, en Occident depuis le XVIIP siècle, d'un type nouveau de pouvoir : le pouvoir de la norme {Surveiller et punir, 1975) qui prend comme objet l'homme dans sa dimension de corps vivant (bio-poli-tique).

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Toute cette démarche généalogique suppose une pensée de la vérité bien éloignée des grandes traditions classiques. On en retiendra ici trois dimensions : la vérité comme technologie, comme production de réalité et comme procédure d'assujettissement.

On pourrait dire, d'une manière extrêmement générale, que la vérité, dans une conception classique, est pensée en droit comme universelle, étemelle et désintéressée. Elle serait donnée idéalement à tous et partout, même si, de fait, elle ne se découvrait qu'aux esprits suffisamment rigoureux, désintéressés et avertis. La démarche généalogique pense au contraire la vérité comme production, rituel, procédure réglée, ou encore crise, guerre, rapport de forces, victoire. Dans cette perspective, la vérité a une géographie précise : elle ne se révèle qu'en certains lieux et dans certains cadres. Elle ne peut être énoncée ou proférée que par des sujets qualifiés. Elle dépend de rituels correctement exécutés, de dispositifs déterminés, de circonstances et de moments précis. Elle suppose un jeu de forces mouvant.
En tout, elle est doit être réfléchie comme événement produit plutôt que comme nature découverte.

Le deuxième grand thème classique de la vérité consiste à la penser comme discours adéquat à un réel pré-donné : est vrai l'énoncé qui reflète correctement un état de fait. Pour Foucault, ce rapport doit être inversé : les techniques de vérité produisent de la réalité plutôt qu'elles ne la reflètent. C'est ainsi que, pour Foucault, la maladie mentale, la délinquance, le marché, la sexualité, l'État (notions relevant de la politique, de l'économie ou des sciences humaines) n'existent pas. Ils sont quelque chose qui n'existe pas, mais qui n'en est pas moins réel et vrai. Réel et vrai parce que portés, soutenus, produits par un système de juridiction et de véridiction. Les systèmes de droit et les savoirs vrais, quand ils s'appliquent à des corps et à des conduites, les infléchissent, les travaillent selon ces choses qui n'existent pas, mais qui prennent réalité du fait de leur puissance d'effets sur les corps, les pratiques et les comportements La vérité, appuyée par des systèmes de pouvoir, produit donc la réalité de ce qui n'existe pas, contraignant les existences matérielles à ressembler à cette réalité : c'est ainsi que l'asile peut être décrit comme une machine à produire des fous, au nom d'une science médicale de la maladie mentale.

Enfin la vérité, classiquement, suppose, pour la penser, un sujet pur de connaissance. Il va s'agir au contraire pour Foucault de montrer comment les systèmes de pouvoir et de vérité fabriquent des sujets, produisent des individus. Les techniques de vérité et de pouvoir assujettissent : elles forment et transforment leur point d'application. C'est ainsi que le sujet de droit des théories juridiques et l'homme normal des sciences humaines peuvent être réfléchis comme des productions de ce pouvoir disciplinaire qui informe les pratiques, inculque docilité et régularité, normalise les conduites.

Mais, à ce point, un retournement est possible : car qui ne veut pas être gouverné comme ceci ou comme cela pourra à son tour opposer, à un pouvoir-savoir dominant, d'autres jeux de vérité et de pouvoir, et donc finalement d'autres formes de subjectivation. C'est ainsi que les hystériques de la Salpêtrière, pour résister au pouvoir médical, opposèrent au corps neurologique, que Charcot leur supposait et leur imposait, un corps sexuel. C'est ainsi que des formes de spiritualité peuvent s'affirmer pour s'opposer à la gouvernementalité d'État. À ces refus et ces résistances, Foucault donne le nom de “critique”.

Une éthique de la vérité

Les années quatre-vingt ouvrent une dernière période intellectuelle : celle des actes de vérité. Elles se placent sous le signe d'une fidélité renouvelée à la question kantienne “Qu'est-ce que les Lumières ? ”. Le rapport de la vérité au sujet se trouve posé de manière plus frontale. Le sujet n'est plus réfléchi comme simple effet de vérité (au sens où les régularités discursives archéologiques dessinaient des positions pour des subjectivités virtuelles et où les pouvoirs-savoirs fabriquaient des individus). Il est moins ce qui se trouve constitué par un dispositif de vérité que ce qui se constitue et se transforme à partir d'un discours vrai, dans un rapport déterminé à lui. Il n'y a du reste toujours pas rupture franche avec les études précédentes, puisque aussi bien la “ gouvernementalité ” comme direction rationnelle des conduites supposait, du côté des gouvernés, un consentement libre, ou au contraire une résistance à être gouverné comme ceci ou comme cela, et partant une structuration éthique du sujet. On peut de manière très générale avancer que Foucault étudie, au cours de ces dernières années, trois grandes procédures historiques de subjectivation, c'est-à-dire trois grandes manières pour le sujet de se constituer comme tel depuis un rapport réglé à un discours vrai : la confession, le souci de soi et le franc-parler.

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D'abord la confession chrétienne. Foucault en étudie la lente formation, de Tertullien à Cassien, à travers les mises en place du sacrement de pénitence et de la direction de conscience dans les premiers monastères. Le sujet est sommé de produire à partir de lui-même et sur lui-même un discours de vérité. Ce discours vrai dont il constitue lui-même pour lui-même l'objet, il doit le construire depuis une adresse à l'Autre, à un autre (son directeur de conscience, plus tard son psychanalyste). C'est-à-dire que le sujet ne cherche sa propre vérité qu'en tant qu'il se soumet à une injonction venue d'un autre (“Lis en toi-même les traces de ton désir ”), et qu'à cet autre il doit, selon les règles monastiques, une obéissance inconditionnelle. Mais si, d'autre part, il élabore ce discours vrai dont il est simultanément le sujet et l'objet, c'est sur fond d'une éthique du renoncement à soi, afin de pouvoir totalement se donner, se vouer à Dieu dans la plus grande pureté. Sujet donc de la mort à soi-même et de l'obéissance indéfinie à l'Autre.

Ce discours vrai qu'il articule sur lui-même, il le construit depuis l'injonction extérieure “ Qui es-tu ? ”, et cette question introduit en lui une séparation, une coupure. S'il doit se demander “ Qui suis-je ? ”, c'est bien qu'il l'ignore, c'est-à-dire que ce qu'il peut immédiatement connaître de lui-même, la conscience immédiate de son identité, ne correspond pas à ce qu'il est vraiment. S'introduisent dès lors un soupçon fondateur et une quête. Le soupçon, c'est qu'entre la conscience de qui je suis et qui je suis vraiment, il y a non-correspondance. Entre moi et moi, se creuse la distance décisive d'un secret. C'est dire déjà que ce qui me sépare de moi-même se monnaie en termes de connaissance. Les techniques de subjectivation dominantes sont des techniques de connaissance de soi (herméneutique du sujet). Mais elles supposent pour leur mise en œuvre la présence insistante de l'autre, du directeur de conscience, du confesseur, du psychologue, puisque aussi bien pour prétendre franchir ou déplacer la ligne qui sépare ce que je crois que je suis de qui je suis vraiment, il me faut supposer ce savoir vrai de moi-même comme aliéné dans l'autre. Ce point du contrôle de l'autre tout au long du procès de subjectivation est évidemment décisif pour Foucault, parce qu'il situe le sens politique des pratiques chrétiennes de subjectivation et de leurs dérivés laïques : c'est une même chose pour nous de nous chercher nous-mêmes et d'obéir à l'autre. Parce que aussi bien la question “ Qui suis-je ? ” n'est jamais première mais n'est que l'écho d'un “ Qui es-tu ? ” qui me soumet à l'autre dans le même mouvement qui me contraint à m'examiner moi-même.

Dans ses études sur “le souci de soi”, à travers une lecture des textes de la philosophie antique (Platon, Épicure, Épictète, Sénèque, Marc-Aurèle...), Foucault tente de proposer un mode de subjectivation irréductible au modèle chrétien. Le souci de soi ne doit surtout pas être confondu avec une posture narcissique de repli béat sur soi, comme tentent de le faire croire des critiques hâtifs ou malveillants. Il s'agit par cette notion de thématiser un rapport de soi à soi qui n'est plus creusé par une méconnaissance fondamentale, mais par une œuvre à construire. De soi à soi, il faut supposer la distance d'une œuvre de vie à accomplir. Il y a bien toujours une question d'un autre pour précipiter les pratiques de subjectivation, mais ce n'est plus : “Qui es- tu ? ” Plutôt: “Que fais-tu de ton existence ? ” C'est cette question après tout que Socrate pose à Calliclès dans le Gorgias, et qu'il pose à Alcibiade dans le dialogue du même nom. Question donc, non plus de l'identité cachée de soi à reconnaître, mais de l'œuvre de vie à construire, l'idée étant d'appréhender sa vie comme matériau auquel il faudrait donner une forme, par des règles de conduite. Tel est, très généralement décrit, le principe de l'“ esthétique de l'existence”. Il ne faut donc pas comprendre trop vite cette attitude éthique comme dandysme, affectation, repli égocentrique, mais comme structure de subjectivation permettant la production d'un sujet de l'action droite. La dimension esthétique du souci de soi tient en effet dans la mise en forme réglée de l'existence. Il s'agit d'ordonner sa vie selon des principes à la fois constants et cohérents entre eux, de telle sorte qu'elle présente un aspect d'harmonie pour qui la considère de l'extérieur. Elle tient aussi dans la dimension de visibilité. Car il s'agit par le souci de soi de rendre visibles dans la trame de son existence des principes spirituels d'action. C'est ainsi que Socrate est celui qui fait voir à travers sa vie ce qu'est la vraie justice. Ce qui suppose que les principales techniques de soi (examen de conscience, direction d'existence, concentration spirituelle, etc.) ne sont pas des techniques d'objectivation (par lesquelles je me constitue pour moi-même objet de connaissance), mais des techniques d'activation éthique par lesquelles je m'attache à rendre présents, dans le monde extérieur des hommes, des principes spirituels. Le rapport entre sujet et vérité ici se redessine, dès qu'on accepte de considérer les principes d'action comme énoncés, s'articulant en discours de vérité. Le sujet grec ne noue donc pas un rapport à la vérité qui le replie sur une intériorité invisible et psychologique, mais qui le voue à l'extériorité politique des rapports sociaux. Se soucier de soi, ce n'est ni se soigner comme si l'on était à soi-même l'oeuvre la plus précieuse et la plus rare, ni se livrer à une introspection cognitive, c'est intensifier la présence à soi afin de se constituer extérieurement comme sujet de l'action droite quand il le faut. Le sujet n'établit pas son rapport à la vérité comme quête indéfinie d'une correspondance toujours plus assurée entre ce qu'il croit qu'il est et ce qu'il serait vraiment, mais comme recherche d'une correspondance harmonique entre ses paroles et ses actes.

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La deuxième posture subjective construite par Foucault dans un rapport d'opposition à la confession chrétienne est ce que les Grecs nomment parrêsia et les Latins libertas, et qui signifie la liberté de parole, la franchise, même un peu brutale, le courage de dire des vérités qui dérangent. La parrêsia caractérise en fait le régime de parole du maître d'existence (un sage dont les disciples suivent les leçons pour apprendre à bien se conduire). Dans le dispositif antique de subjectivation, il revient en effet au directeur de parler et au dirigé d'écouter et se taire. Celui qui apprend à vivre doit alors user d'une parole directe, franche, sans concession ni démagogie. La parrêsia comme “ franc-parler”, transparence, c'est l'anti-flatterie : il s'agit pour le directeur d'ébranler le sujet, et pas de l'entretenir dans une fausse image de lui-même. Le maître de vie tient un discours vrai. Pas au sens d'énoncés scientifiquement démontrables pourtant, mais au sens où premièrement il ne dissimule pas à l'autre ses défauts et ses vices et où d'autre part il fait voir dans sa propre vie l'effet de ses propres principes. La vérité ainsi s'éprouve et s'atteste dans la conduite du sage, elle prend forme stable dans un sujet.

Par là, le parrêsiaste manifeste toujours du courage. La parrêsia, c'est “le courage de la vérité”. Ce qui fait la vérité du dire là encore tient au sujet, moins au sens simplement d'une mise en œuvre effective de ses principes déclarés que d'un risque assumé pour celui qui la prononce. La parrêsia est parole courageuse en ceci que celui qui la tient se met en danger. Il adresse un discours à l'autre portant leur relation à une limite extrême de tension, puisque aussi bien il ne s'agit pas d'un discours de flatterie mais de mise à l'épreuve. Il y a mise à l'épreuve précisément parce qu'il y a vérité, et la vérité est réfléchie comme ce qui met un sujet en demeure de se mettre en question.

La parrêsia contient enfin une dimension de scandale. Après la franchise du directeur d'existence stoïcien et le courage socratique, c'est le scandale cynique. La vérité est ce qui, dans le marais des certitudes partagées, fait rupture. Et le cynique fait de sa propre existence un théâtre du scandale de la vérité. Il inquiète par son caractère subversif, il irrite par ses explosions de franchise. En tout, il démontre que la vérité n'est pas à la mesure de nos convenances sociales, et met en scène, par sa conduite intransigeante et tapageuse, cette rupture. Le rapport de la vérité au sujet ne se construit plus à la manière chrétienne (la confession) comme un repli introspectif vers l'intime doublé d'une obéissance inconditionnelle, ni à la guise stoïcienne, comme une correspondance harmonique entre la parole et les actes, assurée par des techniques spirituelles qu'à la limite de son être, le sujet provoque la vérité en la rendant visible dans sa propre vie.

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À l'issue de ce parcours, il faut comprendre que s'il y a un intérêt à décrire ces modalités par lesquelles le sujet et la vérité s'impliquent, c'est évidemment dans une perspective de libération. Tant il est vrai que toujours cette enquête manifeste un double mouvement non-symétrique : d'une part, le sujet se constitue et s'invente, résiste aux grands systèmes politiques de contrainte depuis un mouvement de vérité inquiet ; mais d'autre part les discours de vérité institués, socialement acceptés, l'enferment dans la monotonie inerte de l'habitude et des certitudes communes. La philosophie de Foucault revendique finalement une fidélité totale à la leçon socratique : plutôt que fonder la vérité du vrai, sa fonction est d'inquiéter et déranger le régime des évidences.

Frédéric Gros