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Les ressorts de l’intensification du travail.
Éprouver les limites jusqu’à la cassure
Par Séverin MULLER
Maître de conférences en sociologie du travail
Clersé, Faculté des Sciences Économiques et Sociales, Université Lille 1
LNA#58 / questions de sciences sociales : rubrique dirigée par Bruno Duriez et Jacques Lemière

Origine : http://culture.univ-lille1.fr/fileadmin/lna/lna58/lna58p40.pdf

L’intensification du travail est un processus à l’oeuvre dans la plupart des sociétés engagées dans la course permanente à la croissance économique, accentuée par la crise et la crainte d’une relégation sur la scène internationale. Le modèle historique de développement des sociétés industrielles, fondé sur le système taylorien et le compromis fordiste, s’est couplé à partir des années 1980 avec une révolution managériale visant à déstabiliser les salariés pour les mobiliser totalement au travail, jusque dans leur subjectivité 1. Le verrou a sauté et les mondes du travail sont depuis traversés par une croyance selon laquelle l’intensification serait une des clefs de la performance économique. Il en est bien sûr autrement tant ses conséquences affectent le rapport au travail, sa qualité et son intelligibilité collective, tant elle est porteuse d’antagonismes sociaux. Si cette intensification se définit habituellement par une accélération du rythme de travail et par sa standardisation, il faut admettre qu’elle reste complexe à caractériser car elle repose en partie sur des données objectivables, mais qu’elle est aussi vécue subjectivement, liée au sentiment d’être mis sous pression. Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’elle paraît être une des causes déterminantes de la dégradation des conditions de travail et des manières de vivre celui-ci.

Peu de secteurs d’activité peuvent prétendre y échapper, qu’il s’agisse d’entreprises privées, de services publics ou de milieux associatifs. L’enjeu est soit de satisfaire l’actionnariat et d’augmenter les performances d’une année sur l’autre, soit de devoir faire davantage en étant moins nombreux, comme dans la mise en oeuvre de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP), allouant des budgets restreints aux services publics et réduisant les effectifs. Dans le milieu hospitalier, par exemple, la volonté de réduire les coûts et d’accroître l’efficacité productive (par la tarification à l’acte) s’accompagne d’un non renouvellement des effectifs et d’une accentuation de la charge de travail. Ce mouvement est porté par le dogme managérial du changement permanent et de la gestion par l’urgence pour accroître la productivité du travail.

Il s’appuie sur des restructurations, des externalisations, des réorganisations, des mobilités systématiques, des objectifs assignés à court terme. Changement et urgence sont devenus les normes pour une mobilisation permanente des individus, obligés de s’adapter sans savoir pour quelles raisons ni pour combien de temps, vivant leur situation comme instable et précaire.

1 Danièle Linhart, Le torticolis de l’autruche. L’éternelle modernisation des entreprises, Paris, éd. du Seuil, 1991.

Cette pression provoque des situations de stress, de burn out, voire de suicides par vagues, comme ce fut récemment le cas à France Telecom, au technopole de Renault ou à la Poste, pour ne retenir que les exemples les plus médiatisés.

Dans ces conditions, les travailleurs sont sommés de tenir des objectifs inatteignables, sont soumis à des contraintes temporelles qui réduisent leurs marges de manoeuvre, et les empêchent de réfléchir sur leurs expériences et de s’organiser en conséquence. Il en découle des incapacités à penser le travail, à s’accorder sur le sens qu’il revêt.

Des liaisons dangereuses entre intensification du travail et évaluation

L’intensification s’appuie en grande partie sur des techniques d’évaluation non concertées, souvent abstraites, qui n’intègrent que la dimension quantifiable du travail, pour établir des comparaisons par sites et/ou par individus sur la base d’indicateurs statistiques parfois ineptes, tels que le taux de réussite par établissement scolaire ou le taux de mortalité dans les hôpitaux. L’emploi de ces instruments d’évaluation caractéristique du New Public Management 2 s’effectue au détriment de ce qui fait sens pour les acteurs. Ainsi, depuis que la « tournée du facteur » est soumise au régime d’une productivité horaire standardisée, les agents se trouvent dans l’incapacité de maintenir le minimum de lien social dans les zones géographiques désertées qui donnait sens à leur métier 3. Il en est de même des aides soignantes qui ne disposent plus de temps pour rassurer les patients en parlant avec eux 4, ou des travailleurs sociaux soumis à des injonctions de traitement quantitatif des populations au détriment de suivis personnalisés.

Ce glissement vers une évaluation selon des critères non partagés finit par être vécu comme une forme de contrôle qui accentue le processus d’intensification. Le rapport au travail s’en trouve bouleversé : il ne s’agit plus tant de bien travailler que d’être rentable, performant et efficace.

2 Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005.

3 Marie Cartier, Les facteurs et leurs tournées. Un service public au quotidien, Paris, éd. La Découverte, 2003.

4 Anne-Marie Arborio, Un personnel invisible. Les aides soignantes à l’ hôpital, Paris, éd. Economica, 2002.

Bien sûr, les effets ressentis de l’intensification dépendent des statuts et des degrés de soumission à son égard. Les manières de concevoir une augmentation de la charge de travail dépendent ainsi des possibilités de construire ou non une activité convenable pour soi et pour les autres 5. La pression et le stress sont d’autant plus admissibles qu’ils s’accompagnent de gratifications matérielles ou symboliques, telles que les promotions professionnelles, les augmentations de salaires, etc., mais qui concernent bien souvent des activités valorisées socialement. À l’opposé, l’intensification du travail peut ne pas être réelle et pourtant vécue comme telle 6. C’est le cas pour l’ouvrier âgé que l’on maintient sur un poste pénible et cadencé alors qu’il est usé et que son ancienneté mériterait la gratification d’un travail plus paisible.

Une négation de la dimension collective du travail qui confronte l’individu à ses limites

Dans la mesure où elle empêche de « bien faire » son travail, l’intensité excessive de l’activité oblige à choisir les manières de faire les plus rapides, rarement les plus pertinentes. Or, les individus abordent ces situations sans être soutenus car la coopération et l’échange sont entravés par un management qui tend à nier la dimension collective du travail. Celui-ci peut alors produire de l’incompréhension mutuelle, du harcèlement et de la souffrance. Les récentes enquêtes en sociologie du travail montrent que l’expérience collective et socialisatrice que pouvait être le travail (même dans ses formes les plus subordonnées et dégradées) s’est muée en une épreuve individuelle.

Cette individualisation de la relation au travail est passée par l’introduction des horaires variables, la généralisation des entretiens individuels pour évaluer les performances, mais aussi les salaires, la carrière, sa place dans l’organisation.

De fait, les collectifs qui se forment dans la pratique de la solidarité, de l’entraide et de la transmission des savoirs, se sont affaiblis. Dans ce cadre, les difficultés liées à l’intensification du travail sont affrontées par les individus qui les vivent comme une cassure, le signe d’une incapacité personnelle.

Les travailleurs ont à faire leur preuve en permanence avec la peur de se trouver en situation d’incompétence. À des situations de précarité objective (liées aux contrats, aux statuts, etc. 7) s’ajoute une précarité subjective (liée au vécu du salarié).

5 Christian Baudelot, Michel Gollac, Travailler pour être heureux ? Paris, éd. Fayard, 2003.

6 Nicolas Hatzfeld, « L’intensification du travail en débat. Ethnographie et histoire aux chaînes de Peugeot-Sochaux », Sociologie du travail, n° 46, 2004, p. 291-307.

7 Robert Castel analyse cette précarité au travail et le risque de désaffiliation sociale qu’elle engendre : La montée des incertitudes : travail, protection et statut des individus, Paris, éd. du Seuil, 2009.

Ces expériences et ces ressentiments entraînent un recul de la solidarité au travail et la montée des conflits opposant des groupes qui en viennent à se méconnaître et se concurrencer : les statutaires contre les intérimaires, les anciens contre les jeunes, les hommes contre les femmes, etc. Dans ce rapport aux tensions créées par les organisations du travail, on mobilisait jusqu’à la fin des années 1970 les notions collectives et politiques d’aliénation ou d’exploitation qui pointaient la responsabilité des systèmes d’organisation. Autour de problèmes pourtant communs, mais devenus indicibles, on évoque aujourd’hui le harcèlement et la souffrance qui se traitent en termes de défaillance psychologique et d’inadaptation des individus à ces systèmes. Certaines grandes entreprises commencent à prendre la mesure des risques, pour leur image médiatique, des effets humains de cette course à l’intensification. Les solutions apportées, telles que la création de cellules d’écoute psychologique ou d’équipes de managers de proximité, soulignent pourtant leur incapacité à penser les causes du problème, tant cela remettrait en question les fondements du dogme.