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Origine : http://culture.univ-lille1.fr/fileadmin/lna/lna58/lna58p40.pdf
L’intensification du travail est un processus à l’oeuvre
dans la plupart des sociétés engagées dans
la course permanente à la croissance économique, accentuée
par la crise et la crainte d’une relégation sur la
scène internationale. Le modèle historique de développement
des sociétés industrielles, fondé sur le système
taylorien et le compromis fordiste, s’est couplé à
partir des années 1980 avec une révolution managériale
visant à déstabiliser les salariés pour les
mobiliser totalement au travail, jusque dans leur subjectivité
1. Le verrou a sauté et les mondes du travail sont depuis
traversés par une croyance selon laquelle l’intensification
serait une des clefs de la performance économique. Il en
est bien sûr autrement tant ses conséquences affectent
le rapport au travail, sa qualité et son intelligibilité
collective, tant elle est porteuse d’antagonismes sociaux.
Si cette intensification se définit habituellement par une
accélération du rythme de travail et par sa standardisation,
il faut admettre qu’elle reste complexe à caractériser
car elle repose en partie sur des données objectivables,
mais qu’elle est aussi vécue subjectivement, liée
au sentiment d’être mis sous pression. Ce qui nous intéresse
ici, c’est qu’elle paraît être une des causes
déterminantes de la dégradation des conditions de
travail et des manières de vivre celui-ci.
Peu de secteurs d’activité peuvent prétendre
y échapper, qu’il s’agisse d’entreprises
privées, de services publics ou de milieux associatifs. L’enjeu
est soit de satisfaire l’actionnariat et d’augmenter
les performances d’une année sur l’autre, soit
de devoir faire davantage en étant moins nombreux, comme
dans la mise en oeuvre de la Révision Générale
des Politiques Publiques (RGPP), allouant des budgets restreints
aux services publics et réduisant les effectifs. Dans le
milieu hospitalier, par exemple, la volonté de réduire
les coûts et d’accroître l’efficacité
productive (par la tarification à l’acte) s’accompagne
d’un non renouvellement des effectifs et d’une accentuation
de la charge de travail. Ce mouvement est porté par le dogme
managérial du changement permanent et de la gestion par l’urgence
pour accroître la productivité du travail.
Il s’appuie sur des restructurations, des externalisations,
des réorganisations, des mobilités systématiques,
des objectifs assignés à court terme. Changement et
urgence sont devenus les normes pour une mobilisation permanente
des individus, obligés de s’adapter sans savoir pour
quelles raisons ni pour combien de temps, vivant leur situation
comme instable et précaire.
1 Danièle Linhart, Le torticolis de l’autruche. L’éternelle
modernisation des entreprises, Paris, éd. du Seuil, 1991.
Cette pression provoque des situations de stress, de burn out,
voire de suicides par vagues, comme ce fut récemment le cas
à France Telecom, au technopole de Renault ou à la
Poste, pour ne retenir que les exemples les plus médiatisés.
Dans ces conditions, les travailleurs sont sommés de tenir
des objectifs inatteignables, sont soumis à des contraintes
temporelles qui réduisent leurs marges de manoeuvre, et les
empêchent de réfléchir sur leurs expériences
et de s’organiser en conséquence. Il en découle
des incapacités à penser le travail, à s’accorder
sur le sens qu’il revêt.
Des liaisons dangereuses entre intensification du travail
et évaluation
L’intensification s’appuie en grande partie sur des
techniques d’évaluation non concertées, souvent
abstraites, qui n’intègrent que la dimension quantifiable
du travail, pour établir des comparaisons par sites et/ou
par individus sur la base d’indicateurs statistiques parfois
ineptes, tels que le taux de réussite par établissement
scolaire ou le taux de mortalité dans les hôpitaux.
L’emploi de ces instruments d’évaluation caractéristique
du New Public Management 2 s’effectue au détriment
de ce qui fait sens pour les acteurs. Ainsi, depuis que la «
tournée du facteur » est soumise au régime d’une
productivité horaire standardisée, les agents se trouvent
dans l’incapacité de maintenir le minimum de lien social
dans les zones géographiques désertées qui
donnait sens à leur métier 3. Il en est de même
des aides soignantes qui ne disposent plus de temps pour rassurer
les patients en parlant avec eux 4, ou des travailleurs sociaux
soumis à des injonctions de traitement quantitatif des populations
au détriment de suivis personnalisés.
Ce glissement vers une évaluation selon des critères
non partagés finit par être vécu comme une forme
de contrôle qui accentue le processus d’intensification.
Le rapport au travail s’en trouve bouleversé : il ne
s’agit plus tant de bien travailler que d’être
rentable, performant et efficace.
2 Pierre Lascoumes, Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par
les instruments, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005.
3 Marie Cartier, Les facteurs et leurs tournées. Un service
public au quotidien, Paris, éd. La Découverte, 2003.
4 Anne-Marie Arborio, Un personnel invisible. Les aides soignantes
à l’ hôpital, Paris, éd. Economica, 2002.
Bien sûr, les effets ressentis de l’intensification
dépendent des statuts et des degrés de soumission
à son égard. Les manières de concevoir une
augmentation de la charge de travail dépendent ainsi des
possibilités de construire ou non une activité convenable
pour soi et pour les autres 5. La pression et le stress sont d’autant
plus admissibles qu’ils s’accompagnent de gratifications
matérielles ou symboliques, telles que les promotions professionnelles,
les augmentations de salaires, etc., mais qui concernent bien souvent
des activités valorisées socialement. À l’opposé,
l’intensification du travail peut ne pas être réelle
et pourtant vécue comme telle 6. C’est le cas pour
l’ouvrier âgé que l’on maintient sur un
poste pénible et cadencé alors qu’il est usé
et que son ancienneté mériterait la gratification
d’un travail plus paisible.
Une négation de la dimension collective du travail
qui confronte l’individu à ses limites
Dans la mesure où elle empêche de « bien faire
» son travail, l’intensité excessive de l’activité
oblige à choisir les manières de faire les plus rapides,
rarement les plus pertinentes. Or, les individus abordent ces situations
sans être soutenus car la coopération et l’échange
sont entravés par un management qui tend à nier la
dimension collective du travail. Celui-ci peut alors produire de
l’incompréhension mutuelle, du harcèlement et
de la souffrance. Les récentes enquêtes en sociologie
du travail montrent que l’expérience collective et
socialisatrice que pouvait être le travail (même dans
ses formes les plus subordonnées et dégradées)
s’est muée en une épreuve individuelle.
Cette individualisation de la relation au travail est passée
par l’introduction des horaires variables, la généralisation
des entretiens individuels pour évaluer les performances,
mais aussi les salaires, la carrière, sa place dans l’organisation.
De fait, les collectifs qui se forment dans la pratique de la solidarité,
de l’entraide et de la transmission des savoirs, se sont affaiblis.
Dans ce cadre, les difficultés liées à l’intensification
du travail sont affrontées par les individus qui les vivent
comme une cassure, le signe d’une incapacité personnelle.
Les travailleurs ont à faire leur preuve en permanence avec
la peur de se trouver en situation d’incompétence.
À des situations de précarité objective (liées
aux contrats, aux statuts, etc. 7) s’ajoute une précarité
subjective (liée au vécu du salarié).
5 Christian Baudelot, Michel Gollac, Travailler pour être
heureux ? Paris, éd. Fayard, 2003.
6 Nicolas Hatzfeld, « L’intensification du travail
en débat. Ethnographie et histoire aux chaînes de Peugeot-Sochaux
», Sociologie du travail, n° 46, 2004, p. 291-307.
7 Robert Castel analyse cette précarité au travail
et le risque de désaffiliation sociale qu’elle engendre
: La montée des incertitudes : travail, protection et statut
des individus, Paris, éd. du Seuil, 2009.
Ces expériences et ces ressentiments entraînent un
recul de la solidarité au travail et la montée des
conflits opposant des groupes qui en viennent à se méconnaître
et se concurrencer : les statutaires contre les intérimaires,
les anciens contre les jeunes, les hommes contre les femmes, etc.
Dans ce rapport aux tensions créées par les organisations
du travail, on mobilisait jusqu’à la fin des années
1970 les notions collectives et politiques d’aliénation
ou d’exploitation qui pointaient la responsabilité
des systèmes d’organisation. Autour de problèmes
pourtant communs, mais devenus indicibles, on évoque aujourd’hui
le harcèlement et la souffrance qui se traitent en termes
de défaillance psychologique et d’inadaptation des
individus à ces systèmes. Certaines grandes entreprises
commencent à prendre la mesure des risques, pour leur image
médiatique, des effets humains de cette course à l’intensification.
Les solutions apportées, telles que la création de
cellules d’écoute psychologique ou d’équipes
de managers de proximité, soulignent pourtant leur incapacité
à penser les causes du problème, tant cela remettrait
en question les fondements du dogme.
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