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Informations à la solde du divertissement
Publié le jeudi 17 février 2005 imprimer poster
Nous publions ci-dessous, sous forme de tribune, une contribution
à l’analyse - que nous avons peu abordée jusqu’à
présent - de l’information-divertissement (Acrimed)
Voici revenu, deux fois par an, le temps des soldes. Et dans nos
radios, sur nos écrans, les mêmes sons et visages de
clientes euphoriques devant tant de promotions, qui tout d’abord
repèrent, essaient, puis se repaissent de tous ses biens,
griffés-dégriffés, acquis à la va vite
à prix cassés ; les mêmes réactions de
commerçants exaltés à l’idée d’être
dévastés, puis comblés ou déçus
par la ruée consommatrice au terme des soldes. Et les mêmes
questions prudemment polémiques : doivent telles durer 4
ou 6 semaines ? Faut-il les faire, surtout l’été,
au même moment dans toute la France ? Leur échec ou
leur succès dit il quelque chose sur l’optimisme des
français ?
De cette grande braderie, nos médias tirent un jus qui a
pour nom « infotainement ». Autrement dit, information
divertissante et divertissement à la fois. Divertissante
pour celui qui la consomme comme une information, un moment du réel,
et divertissement pour celui qui lui accorde, comme il se doit,
une maigre importance. L’infotainement est en effet à
très faible teneur informative, toujours fédératrice
des opinions, et grand public dans son traitement journalistique.
Il s’agit donc, en l’occurrence, d’un mélange
audacieux de la banalité quotidienne (le fait d’acheter
un produit de masse, - en masse) et de sa mise en spectacle dans
une comédie médiatique : La comédie du bonheur
d’acheter. Le témoin consommateur est d’ailleurs
toujours souriant, y compris quand, malgré sa vélocité
à se précipiter sur l’ordinateur ou la machine
à laver en solde, il arrive bon dernier sous le regard amusé
de la caméra.
Une prétention au bonheur dont l’authenticité
est d’autant plus « vraie » que ce jour là,
le public joue l’acteur de sa quête matérielle
du bonheur. Car pour être ludique et efficace jusqu’au
bout, l’infotainement a besoin de sa complicité active.
Ainsi, à la radio et à la télévision,
le public acheteur se reconnaît et les autres publics s’amusent
de tant de frénésie contaminatrice, qui d’ailleurs,
finit parfois par les contaminer à leur tour.
Certes, il y a dans ce spectacle des soldes une répétition
saisonnière qui en d’autres temps lui aurait valu le
nom de « marronnier ». Non pas l’arbre, mais le
sujet qui revient périodiquement et dont le prototype est
: « la rentrée des classes ». Un marronnier journalistique
automnal. En effet, à l’heure où tombent de
l’arbre, les bogues épineux et les fruits à
glacer, les écoliers font, invariablement, leur rentrée.
D’où l’appellation de « marronnier ».
L’infotainement a cependant sur lui bien des avantages. Il
n’est pas seulement - comme le marronnier - rapide à
produire, à date fixe, et prévisible dans son contenu
sur l’antenne, -ce qui est un avantage pour les radios télés
de flux comme France info ou LCI ; il est surtout foncièrement
positif, ludique, et il distille une petite musique propagandiste
sur le monde tel qu’il est.
Le jour des soldes, cette petite musique nous dit - par médias
interposés - que patrons-salariés-consommateurs sont
une famille d’intérêts conjugués. Tous
ont a y gagné quelque chose. Un chiffre d’affaire,
des salaires assurés, des prix bas. D’où l’omerta
généralisée. On ne dira donc rien, ce jour
là, sur la maigreur des salaires des employés à
mi temps. On ne dira rien, non plus, sur la formation des prix.
Le jean’s qui hier coûtait 80 euros n’en vaut
plus aujourd’hui que 50. Autrement dit soit hier, on me volait,
soit aujourd’hui comme hier, on exploite collectivement celui
qui l’a taillé. Enfin, on ne dira rien sur les fauchés
- éremistes et autres millions de pauvres - absents au festin.
La fête ne doit pas être gâchée. Et pour
eux, il y a les vestiaires du Secours Populaire ou d’Emmaüs.
Et si d’aventure, elle l’est, par le refus par exemple,
des salariés, de venir ouvrir le magasin à minuit
pétante le jour des soldes, il se trouvera devant la grande
surface des consommateurs pour revendiquer leur droit à posséder
d’urgence le fameux jean’s de tout à l’heure.
Et au besoin, la création d’emplois - même temporaires
pour la nuitée - leur servira de faire valoir. Tant pis,
s’il va de soit qu’au matin, redevenus des salariés
comme ceux de la nuit des soldes, ces mêmes consommateurs
seront enclins à contester l’obligation qui leur serait
faite de travailler un Dimanche.
L’infotainement a aussi ceci de particulier qu’on peut
le créer de toute pièce. Le « marronnier »
n’est à l’inverse qu’une habitude, une
coutume, une routine sociale plus ou moins ritualisées et
diffusées par les médias. L’infotainement est
au contraire un outil de communication. C’est-à-dire
au service d’un intérêt qu’en général,
les médias présentent comme l’intérêt
général par excellence ; c’est-à-dire
neutre : d’où sa fonction fédératrice
et son acceptation d’emblée, à la fois comme
sujet médiatique incontournable et comme valeur morale commune.
Notre société d’individus, très individualistes,
particulièrement en quête de lien social est donc grande
créatrice et grande consommatrice d’infotainement qui
occupe les journalistes et le temps d’antenne des médias.
Il n’est que de citer, par exemple, les journées du
patrimoine, la journée sans voiture, la journée du
sida, la journée de la femme, la semaine du goût, etc.
Bref ce que l’académicien Bertrand Poirot-Delpech appelle
les « journées des dupes » [1]. En effet, par
exemple, avant d’être une question de formation du goût
alimentaire, de prix des bons aliments, de façons de cuisiner
et d’assaisonner, de temps à y consacrer, la question
du goût renvoie aux conditions de la production agricole :
au productivisme, aux engrais, pesticides et autres moyens de forcer
la nature à produire en toute saison des fruits et légumes
normés, calibrés de formes, d’aspect, et d’espèces,
facile d’utilisation, qu’on peut conserver longtemps,
des viandes pas chères pour rayon boucher en grandes surfaces....tandis
que la radio ou la télévision donnent à voir
et à entendre durant cette semaine du goût des gosses,
qui d’habitude mangent à la cantine une purée
en flocons et qui, ce jour là, découvrent, ô
merveille des merveilles.... la purée de pommes de terre.
Durant ces journées, l’infotainement est donc lui
aussi hyophilisé. Car le média, qui se contente de
relater la réalité immédiate, prend ainsi l’illustration
d’une situation - le possible changement de goût des
enfants - pour l’explication, et au lieu de favoriser la réflexion
de fond sur l’industrie du dégoût alimentaire,
les nécessaires changements de mode de production, il propose
à ses auditeurs l’adhésion à l’évidence
toute faite, positive, pleine de bons sentiments fédérateurs,
la solution de l’éducation au goût durant une
semaine. Celle du sida ne change rien non plus à la réalité
des malades, à leur insertion sociale, à nos comportements
collectifs et individuels face au développement de la pandémie.
C’est d’ailleurs un autre trait de l’infotainement
que d’esquiver à la fois et le débat de fond,
et les mesures à prendre. Ainsi les journées sans
voitures vident un dimanche par mois les rues du centre de certaines
grandes villes. Elles n’améliorent pas concrètement
les transports urbains, n’incitent pas les usagers à
les prendre, ne favorisent pas le développement des voitures
non polluantes, ou les déplacements alternatifs comme le
vélo. L’infotainement divertit et constitue de fait
« des manipulations de type publicitaire » qui «
sont supposées envoyer aux foules le fameux signal fort dont
rêve tout dirigeant , dispenser d’agir, orienter l’opinion,
hâter les prises de conscience, produire du consensus, améliorer
les sondages . La réussite des « événements
» ainsi crées se mesure exclusivement à la couverture
médiatique qu’ils attirent » [2].
Mais les médias ont une explication à leur choix
qui est aussi la force de l’infotainement. Il passe à
leurs yeux, comme les sondages d’opinion, pour un moyen de
dire les évolutions de mentalité, de comportements,
bref de faire une sociologie du quotidien .... en soldes.
Frédéric Bourgade
[1] « Journées des dupes », par Bertrand Poirot-Delpech,
de l’Académie française, Le Monde du 22 Septembre
1999.
[2] Bertrand Poirot-Delpech, article cité.
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