"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Daniela JACOMME IONESCU
Étude sociologique de la dysmorphophobie
La nouvelle relation individu/société, à l’aube du XXIe siècle

Origine : La dysmorphophobie : la maladie du triple regard (étude sociologique) Session : Septembre 1999 Daniela Jacomme IONESCU

http://www-asim.lip6.fr/~ludo/dana/

http://www-asim.lip6.fr/~ludo/dana/memoire/sommaire.html

http://www-asim.lip6.fr/~ludo/dana/memoire/chap1.html


« Dans nos sociétés occidentales, il y a un impératif d'apparence idéale, de jeunesse et de séduction, encouragé par les médias et la publicité. L'extension de ce « souci de soi »,qui prend parfois des proportions inquiétantes, date de la fin des années `70. Avec la crise du sens des valeurs et du lien social, l'apparence est devenue la seule manière d'exister. Le plus profond est la surface, la peau et les formes du corps sont la seule manière dont on va exister aux yeux des autres. Dans une société sans boussole, notre place dans le monde devient problématique. Ce manque d'investissement de soi par la société est intériorisé. En plus, la société de consommation nous pousse à nous dévaloriser pour consommer davantage. C'est un cercle vicieux et destructeur. » Ces mots écrits par l'anthropologue David le Breton illustrent très bien le sujet dont je parle dans mon mémoire.

J'ai choisi comme thème une maladie qui touche de toute évidence la société occidentale, et qui s'appelle la dysmorphophobie. Une maladie qui est liée directement l'image qu'on porte chacun d'entre nous sur son propre corps, et qui souffre de plus en plus, d'après les opinions des spécialistes, d'une profonde distorsion. Trop exigeant envers nous-mêmes, trop occupés à atteindre la perfection en tout, nous sommes devenus d'un coup les proies faciles de nos propres obsessions. Incapables de voir la réalité telle qu'elle est, avec ses limites et ses défauts inhérents, les gens se proposent des buts théoriquement réalisables mais qui s'avèrent après tout purement et simplement surréalistes! « Etre le meilleur » - voilà l'idéal de chacun de nous dans une société de toute façon imparfaite ...

La nouvelle relation individu/société, à l’aube du XXIe siècle

La première analyse dans le cadre de mon travail va se concentrer autour des changements qui sont intervenus au niveau de la relation établie entre l’individu et la société dont il fait partie, dans une perspective postmoderne. . Il y a tout au long de l’histoire sociale des « moments charnières » liés à des transformations irréversibles. Le dernier, pris en compte en tant que tel par, pratiquement tous les travaux sociologiques, est celui des années ‘68. Plein de significations sociales, ce moment représente, avant tout, le début des changements opérés au niveau des moeurs et des attitudes. On le lie invariablement à la notion de « liberté » et surtout de « libération ». A partir de ce moment, l’histoire de l’individu et celle de la société, ont commencées à être transcrites dans de nouveaux termes. En fait, il s’agit d’anciens termes, déjà présents dans l’imaginaire collectif, mais qui changent progressivement de sens. Je pense, ainsi, à la notion de « famille » dont le sens traditionnel s’est vu petit à petit incorporé dans celui de « couple ». Le terme reste toujours d’actualité, mais il a changé en grande partie de signification.

La période des années 68 a eu différentes connotations à travers le monde. Une signification dans les pays occidentaux, une autre dans les pays du Bloc de l’Est. Moi, je me rappelle plutôt du Printemps du Prague, avec ses espoirs liés à la mise en place d’un socialisme qui rompait une fois pour tout avec la rigueur et l’inertie stalinienne du communisme importé de l’ex-URSS. Mais ce qui est intéressant à retenir c’est la façon dont les mots étaient choisi pour refléter les revendications (sociales, après tout). Si à Prague on entendait crié le mot « liberté » (avec son cortège de significations), de l’autre côté du « Rideau » celui-ci se voyait changer de sens, en devenant plutôt « libération ». Le moment 68 est resté aussi important pour l’Ouest que pour l’Est, mais le message reste quand même différent.

Je vais garder cette période des années ‘68 comme simple décor pour l’arrière-plan parce que je la crois devancée par une autre, la période des années ‘80. Une période qui, apparemment sans faire trop de bruits, s’est attaquée à quelque chose de beaucoup plus intime : la vision que l’individu avait de lui-même. Si jusque là on avait assisté aux changements des attitudes collectives vis-à-vis de différents systèmes : social, politique ou bien économique, les années ‘80 touchent l’individu dans ce qu’il a de plus profond : son attitude vis-à-vis de lui-même. Ainsi, une fois le goût de défier le système, passé, et la sensation de vivre « libéré » vécue, l’individu cherche à contourner l’état d’inertie, dont il a horreur, et trouve comme échappatoire sa propre personne avec une double perspective : corps et imaginaire. Et le défi est relevé : on commence à défier ses propres limites physiques, intellectuelles, sentimentales. Et c’est justement ce moment-là qui m’intéresse. Je trouve que l’individu « incertain » et fatigué qu’on connaît aujourd’hui, représente entièrement son chef-d’œuvre. Et comme la dysmorphophobie, en tant que maladie psychique, a aussi une origine sociale, je la lie à l’existence d’un individu de plus en plus fragilisé, vivant à l’intérieur d’une société en manque de repères. Je vais, ainsi, commencer mon travail par la caractériser en quelques lignes.

Le charme postmoderne d’une société incertaine

Umberto Eco, dans son livre « Au nom de la rose », réussit à donner une définition plus que pittoresque à « l’attitude » postmoderne. « La réponse post-moderne au moderne consiste à reconnaître que le passé, étant donné qu’il ne peut être détruit parce que sa destruction conduit au silence, doit être revisité : avec ironie, d’une façon non innocente. Je pense à l’attitude postmoderne comme à l’attitude de celui qui aimerait une femme très cultivée et qui saurait qu’il ne peut lui dire : « je t’aime désespérément » parce qu’il sait qu’elle sait (et elle sait qu’il sait) que ces phrases, Barbara Cartland les a déjà écrites. Pourtant, il y a une solution. Il pourra dire : « Comme dirait Barbara Cartland, je t’aime désespérément ». Alors en ayant évité la fausse innocence, en ayant dit clairement qu’on ne peut pas parler de façon innocente, celui-ci aura pourtant dit à cette femme ce qu’il voulait lui dire : qu’il l’aime et qu’il l’aime à une époque d’innocence perdue. Si la femme joue le jeu, elle aura reçu une déclaration d’amour. Aucun des deux interlocuteurs ne se sentira innocent, tous deux auront accepté le défi du passé, du déjà dit que l’on ne peut éliminer, tous deux joueront consciemment et avec plaisir au jeu de l’ironie ... mais tous deux auront réussi encore une fois à parler d’amour »1

Réanalyser la modernité, armés d’une nouvelle mentalité, complètement différente, nous permet ainsi de surprendre l’originalité de l’époque post-moderne. Toutes les valeurs traditionnelles, attachées à la modernité, vont changer de sens, dans un processus de renouvellement. D’autres valeurs traditionnelles vont passer pour anachroniques mais elles ne seront jamais oubliées. Ainsi, Nicolas Riou, fait un inventaire parallèle des valeurs modernes et postmodernes. Comme valeurs modernes il cite : la raison, le progrès, la science (empirisme/technologie), l’universalisme, le travail, la réalité, l’épargne, l’effort, la liberté, la nation, le devoir, la morale et le désintéressement. Les valeurs postmodernes seraient : le pluralisme, l’hétérogénéité, la fragmentation, le globalisme, le multi-culturalisme, l’image, la juxtaposition, le mélange, la tolérance, la non-hiérarchisation, le ludisme et le popularisme. 2

Quant au philosophe Jean-François Lyotard, il conçoit le postmodernisme en tant que « incrédulité à l’égard des métarécits. celle-ci est sans doute un effet du progrès des sciences mais ce progrès à son tour la suppose. A la désuétude du dispositif métanarratif de légitimation correspond notamment la crise de la philosophie métaphysique, et celle de l’institution universitaire qui dépendait d’elle. La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs etc., chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques « sui generis »3

En même temps « les universitaires américains Firat et Venkatesh estiment que le marketing est devenu un nouveau « métarécit » de nos sociétés occidentales. Pour eux, le marketing est postmoderne par essence, autrement dit, il tend à installer les conditions de la postmodernité. Il privilégie le règne de l’image sur la réalité, il développe la fragmentation, l’indifférence, l’érosion des barrières modernistes. Mais, aussi, il prend à contre-pied le modèle moderniste qui fixait des contraintes, édictait des règles. Le marketing n’impose rien, il n’est préoccupé que par le marché, en voie de devenir l’instance de régulation suprême »4

Cette « crise de légitimation » explique pourquoi aujourd’hui les valeurs traditionnelles passent pour quelque chose qui a prouvé une fois pour toute sa validité et qui doit faire place à d’autres. Mais, à mon avis, le problème est justement là. Apparemment l’individu est incapable, pour le moment, de trouver un nouveau système de valeurs, aussi viables que les anciennes. Tout ce qu’il a pu faire, c’est créer, autour de lui-même, un empire de l’éphémère ! Cette crise durera encore quelque temps tout en gardant comme règle du jeu le « politiquement correct ». « Quand le modèle social unique éclate, quand la morale et les valeurs ne parviennent plus à s’imposer pour contrôler les comportements individuels, le « politiquement correct » devient le nouveau garde-fou », affirme Nicolas Riou5.

L’individu, de plus en plus libre dans ses choix de comportement, de vie, de sentiments, apprend à tout permettre si cela ne touche pas à son petit univers. Ainsi, toutes les barrières tombent les unes après les autres. Tout devient normal, tout est possible. Celui qui risque de contrarier, par sa position, le « politiquement correct », aussi bien que celui qui a encore recourt à des valeurs anciennes pour guider sa vie, va être, dans le meilleur des cas, toléré au sein de la société. A mon avis, cette tolérance exhibée comme la dernière grande acquisition de la société occidentale, sert comme accusation virulente contre tous ceux qui restent encore fidèles aux valeurs traditionnelles.

« La culture postmoderne c’est l’émiettement des valeurs qui facilite la perte des repères, le flou généralisé dans lequelle nos sociétés cherchent leur voie. C’est aussi le manque de foi à l’égard des normes et des valeurs traditionnelles, qui engendre le pluralisme, l’éclectisme, et favorise l’émergence de nouveaux comportements. (...) Elle favorise l’émergence d’un nouveau type d’individu, à géométrie variable, changeant ses comportements de consommation en fonction des aspirations du moment, des envies » 6

Pour mieux décrire les traits principaux de la postmodernité, je vais m’appuyer sur le livre de Nicolas Riou, le seul document qui, à mon avis, réussit à ordonner d’une façon logique toutes les informations concernant cette époque.

La culture médiatique se substitue à la culture classique

« La culture des médias comprend tout ce qui participe à la nouvelle culture du spectacle et est amplement relayée par les médias internationaux. C’est l’amalgame de personnalités et d’événements disparates, appartenant à des disciplines différentes. Leur point commun : avoir été crées par les médias. Ces derniers leur portent un intérêt tel qu’ils en deviennent essentiels à leur époque. Apparaissant comme les nouveaux fondements de l’imagination collective, leur dimension est désormais universelle. (...) Cette culture est éclectique. (...) Un assemblage de personnalités disparates, qui illustrent la pluralité de l’époque et finissent par s’imposer comme les nouveaux ambassadeurs de la culture médiatique. (...) Peu importe leur origine ou leur domaine d’activité, les nouveaux ambassadeurs de la culture médiatique sont avant tout choisis selon leur aptitude à passer auprès des médias. (...) Leur point commun est leur pouvoir de séduction. (...) La culture médiatique est hétérogène, éphémère et s’oriente là où l’actualité médiatique l’appelle, sans craindre la superficialité »7

Ce premier trait de la postmodernité est très important parce qu’il joue un immense rôle dans les changements opérés au niveau de l’imaginaire humain. On doit comprendre le fait que, en perfusant continuellement, pendant des années, des images véhiculant la performance professionnelle et la perfection physique, et cela dans une société en manque de repères, on ne fait qu’aider l’individu (replié déjà sur lui même) à développer un état, même diffus, de mécontentement vis-à-vis de lui-même. Cet état peut avoir comme conséquence une mobilisation de l’individu pour « franchir » des barrières (après tout, tout est possible!), mais il peut aussi augmenter son angoisse et le pousser vers la dépression. C’est uniquement, une question de temps. Et, même si maintenant la nouvelle génération sait développer un esprit critique vis-à-vis du message véhiculé, les résultats de la cure médiatique déroulée tout au long des années ‘80, commencent à être visibles uniquement aujourd’hui. Je pense surtout aux pourcentages des américains, hommes et femmes, ayant « une image de soi négative ». Mais, il s’agit uniquement d’une hypothèse.

La fragmentation de la société en tribus, et l’accroissement de l’indifférence

« La société postmoderne se fragmente en de multiples sous-groupes. (...) L’ère moderne proposait une vision universelle de la société et un système de valeurs qui opérait comme un fort ciment social. Les clivages sociaux étaient donc plutôt liés à la classique division capitaliste de la société en classes sociales qu’à des systèmes de valeurs différenciés. A ces logiques de clivages verticaux succèdent de nouvelles logiques horizontales. (...) Les tribus d’aujourd’hui présentent une spécificité forte par rapport aux mouvements des années ‘70. C’est leur aspect évanescent, éphémère. (...) Aujourd’hui, l’adhésion à une tribu reste ponctuelle. (...) c’est le mélange d’appartenances variées à différentes tribus, en fonction des moments, qui conduit à la culture plurielle de la société postmoderne »8

De toute évidence, la recherche de nouveaux liens sociaux est plus qu’évidente. Tout seul dans sa petite coquille, l’individu commence à se rendre compte que, même le plus grand confort ne réussit pas à épargner le vide qui le ronge à l’intérieur. En coupant tous les ponts avec le monde traditionnel (évolution oblige !), il s’est retrouvé seul et ... performant ! En arborant l’attitude discrète comme condition des relations civilisées, il réalise qu’il s’efface petit à petit, dans un monde aussi effacé que lui. Ces tribus peuvent représenter, même si elles sont ponctuelles et éphémères, un début de retour à la normalité, à un style de vie basé sur des liens forts et sur la communication interhumaine.

En même temps « chaque entité culturelle, chaque mode de vie développe ses propres codes, ses propres systèmes de valeurs et de références. En conséquence, les valeurs se fragmentent. A un système homogène orientant la société tout entière, s’est substituée une multitude de valeurs disparates, correspondant à chacun des micro-groupes sociaux. (...) Toute identité personnelle ou collective devient légitime et respectable. Les anciennes hiérarchies, qui structuraient la société, s’effacent progressivement. Cette atomisation s’accompagne d’un repli sur soi ou sur son groupe. Plutôt que de s’intéresser aux modes de vie et de pensée des autres, on renforce le lien à l’intérieur de son propre groupe. (...) Cette situation pourrait rapidement menacer la cohésion sociale. Si elle est viable, c’est parce qu’un nouveau ciment a fait son apparition : un respect qui s’apparente à de l’indifférence. A une nation unie autour d’un système de valeurs, et résultant du choix positif de chacun de ses membres d’aller dans la même direction, se substitue une nation à géométrie variable »9

La carte du « mélange » jouée à la fois dans l’espace social et dans le domaine culturel

« Le champ du social est le théâtre d’un recul des hiérarchies héréditaires, des anciennes distinctions qui structuraient la société moderne. Tout devient acceptable en l’absence de modèle dominant »10

L’auteur donne comme exemples illustratifs : le rapprochement des comportements des différentes classes d’âge; l’effacement du modèle patriarcal; l’effacement de la distinction entre sexes; tendance de confusion entre l’espace privé et professionnel.

Ainsi, dans le premier cas il s’agit d’abord de la disparition du « rite de passage » entre l’adolescence et la vie adulte (l’armée pour les jeunes garçons, le mariage pour les jeunes filles). Mais, on constate le même phénomène entre les adultes et leurs aînés, surtout, je crois, à cause du rejet de l’imaginaire social, du vieillissement en tant que preuve incontestable de notre défaite face au temps. Dans le cas de l’effacement du modèle patriarcal, ce qui est remis en discussion c’est le mariage traditionnel mettant en place le couple « père-mère », et autour d’eux, les enfants. « La sociologue Irène Théry déclarait au Nouvel Observateur que « près de 5 millions de personnes vivent en union libre, 40% des enfants naissent de parents non mariés » 11.

Quant à la confusion des rôles homme/femme dans la société contemporaine, tout est lié, dans la plupart des cas, au fait que, dans un couple de nos jours, les deux partenaires travaillent mais, en plus, le père commence de plus en plus à remplir des tâches domestiques, comme celle de s’occuper des enfants, des tâches autrefois destinées exclusivement à la mère. Pour le dernier exemple, Riou choisit de présenter l’impact de la nouvelle technologie sur la manière d’envisager le travail. fax, portable, ordinateur, tout concoure à brouiller la limite entre l’espace professionnel et privé.

En ce qui concerne la disparition des hiérarchies dans la culture contemporaine, d’après l’auteur celle-ci devient « un immense puzzle où l’on assemble des parties hétérogènes, voire contradictoires. Ainsi du nouveau tour que prend l’information. (...) Sous le règne du marché, l’information fait place à « l’infotainement », mélange d’information et de divertissement. (...) L’amalgame entre la culture élitaire et la culture populaire témoigne aussi de cet effacement des vieilles distinctions. (...) La culture postmoderne est cool, cosmopolite et décomplexée. Sous l’impulsion du marché, elle balaye les vieilles oppositions. Chacune des principales facettes de la création culturelle est gagnée par une envie de faire cohabiter les contraires, de réconcilier les anciens antagonismes »12.

Le pouvoir de l’image

« La plupart des nouveaux moyens de communication privilégient l’image sur le discours, la forme sur le fond. Nous entrons dans l’ère de ce que les chercheurs et sociologues appellent « hyperréalité », qui signifie la prise du pouvoir par l’image. Ce qui était initialement du domaine de la simulation ou de l’image devient réel. (...) Les images se substituent au réel ! (...) La consécration de Lara Croft au rang de première star virtuelle est un signe des temps. L’héroïne du jeu vidéo « Tomb Raider », immense succès mondial avec plus de trois millions d’exemplaires vendus dans le monde, tient désormais sa place dans le top 5 des stars de la culture jeune. Accédant à une notoriété mondiale, elle fait la couverture des magazines, du journal anglais « The Face » à « Libération » en France. Le plus surprenant est que cette créature purement immatérielle réussit à créer des phénomènes d’identification de la part des jeunes, comme une vraie star du cinéma. Et que pour la première fois, le réel part d’un point de départ virtuel : les stylistes musiciens et designers, s’emparent de cette créature d’image et en dérivent des produits bien réels. Les technologies sont prêtes à peupler notre imaginaire de créatures semblables. Et, comme l’écrivait O. Séguret dans « Libération », le 27 juillet 1997, on peut se demander si Lara n’est pas « une sentinelle avancée d’un peuple virtuel encore à nos portes ». Mais le phénomène ne concerne pas que le futur, il prétend nous offrir une révision virtuelle de l’histoire. (...) Le mode revival du Che célébrant le 20e anniversaire de sa mort en 1997, illustre la mécanique de « déréalisation » de l’histoire. Le personnage a été mythifié par les médias comme incarnant une certaine image du romantisme (vivre vite et mourir jeune), à l’égal de Rimbaud ou James dean. Le marché s’est vite emparé du mythe et, les documentaires, les CD, les merchandising se sont développés, véhiculant une image soft de l’ancien leader castriste »13

J’ai préféré de rendre cette citation dans sa quasi intégralité à cause de son extrême importance dans mon analyse. C’est probablement le plus important aspect de la culture postmoderne. L’individu, depuis quelques décennies, se trouve totalement sous l’emprise de l’image. Et s’il était habitué avec celle en deux dimensions, maintenant il commence à pénétrer de plus en plus dans l’espace fabuleux du 3D. Il connaît ainsi un autre univers, beaucoup plus fascinant que la réalité quotidienne. Les jeux vidéo s’adressent à toutes les tranches d’âge, en ouvrant pratiquement un monde parallèle. Et, une fois entré, on est pris au piège. Des heures et des heures collé devant la télé, on se laisse entraîner dans la logique diabolique du jeu en oubliant tout ce qui se passe autour de soi, en s’oubliant soi-même.

Si la télé représentait autrefois « la boîte à malheur », elle se retrouve aujourd’hui remplacée par la console vidéo. Et comme il s’agit de l’intéractivité, l’individu arrive presque à se confondre avec le personnage du jeu. Lara Croft, personnage d’un jeu d’aventure, représente le cas le plus concluant. Prototype de la femme de notre fin siècle, capable de surmonter, toute seule, n’importe quelle difficulté, d’un look respectant la condition d’un corps soigné et maintenu dans sa meilleure forme, cette héroïne aide, en fait, les gens de se dépasser eux mêmes, de se prouver qu’il n’y a pas d’obstacle infranchissable. La sensation éprouvée, après avoir fini un niveau, est voisine à l’euphorie. On a l’impression d’avoir accompli quelque chose d’extraordinaire, comme si la réalité serait là, dans le jeu, et pas autour de soi. Quant au succès de cette « femme virtuelle », en dehors de l’espace vidéo, cela dit beaucoup si l’on pense que, jusqu’à aujourd’hui, les stylistes avaient comme poupée-fétiche, la célèbre Barbie. On change d’époque, on change de modèles.

Voilà le court rappel des traits de la société postmoderne. Au milieu de ses transformations se trouve l’individu, capable ou pas de s’adapter. Liée à ce phénomène d’adaptation, « l’image de soi » peut tourner vers le côté négatif, dans le cas d’une personne fragile psychiquement. Mais avant d’analyser le concept « d’image de soi », on doit insister un peu sur l’individu de nos jours et sur son univers ... postmoderne !

L’individu face à lui même

« Directement issu de la pensée des Lumières, l’individu de l’ère moderne obéissait à une logique de l’identité. Autrement dit, il ne pouvait avoir qu’une seule identité sexuelle, idéologique, professionnelle. (...) L’individu postmoderne présente, en revanche, des contours indéfinis. Obéissant au principe des sincérités successives, il est en état de vagabondage affectif, idéologique et professionnel. L’individu d’aujourd’hui est devenu fluide, éparpillé. Il n’hésite pas à virevolter d’une tribu à l’autre, et ses attitudes se fragmentent en fonction de ses aspirations, de ses émotions du moment. Guidé par la revendication du droit d’être absolument soi-même, il multiplie des comportements qui pouvaient auparavant sembler contradictoires : banquier le jour, raver le soir ! »14

« Etre absolument soi-même », « compter exclusivement sur soi-même », « s’aimer soi-même », toute une panoplie de nouveaux comportements à l’intérieur de la postmodérnité. L’ère du « Soi-même » ! Plus que jamais, l’individu se fie à la solitude pour se sentir épanouit. Comme si, le fait de faire confiance à Autrui, serait équivalent à l’écrasement de sa propre personnalité. On s’en sert d’une séduction contrefaite pour mieux cacher la peur d’aller à l’encontre de l’autre, on garde une attitude réservée pour pouvoir toujours conserver un espace qui peut servir comme une échappatoire. En même temps on se met à l’abri de ceux qui oseraient briser notre solitude protectrice. « Chacun pour soi », résume bien ce que vivent la plupart des gens aujourd’hui. Et on n’appelle pas ça de l’égoïsme, mais de la mise en garde pour ne pas être blessé, parce que la solitude rend l’individu fragile. Le manque de communication le rend susceptible, angoissé, mécontent, critique, et le repli exclusivement sur lui-même.

« Aujourd’hui, chacun, d’où qu’il vienne, doit faire l’exploit de devenir quelqu’un en se singularisant. Cette exigence implique non de s’identifier à un modèle supérieur établi à priori, mais, (...) de forger son propre modèle : réussir à être quelqu’un, c’est entreprendre de devenir soi-même. Nous sommes donc entrés dans l’âge de l’individu quelconque, c’est-à-dire un âge où n’importe qui doit s’exposer dans l’action personnelle afin de produire et montrer sa propre existence au lieu de se reposer sur des institutions qui agissent à sa place et parlent en son nom »15

Pour analyser les transformations intervenues dans la conduite de l’individu produit de la postmodernité, j’ai choisi d’employer des termes génériques. Ainsi, il s’agit du processus de personnalisation, avec son double enjeu : l’émergence du Moi et du néo-narcissisme, et la dépression en tant que réponse directe à la généralité du phénomène de compétition.

Le Moi, la nouvelle identité de l’individu postmoderne

« Un nouveau stade de l’individualisme se met en place : le narcissisme désigne le surgissement d’un profil inédit de l’individu dans ses rapports avec lui-même et son corps, avec Autrui, le monde et le temps, au moment où le capitalisme autoritaire cède le pas à un capitalisme hédoniste et permissif. (...) En canalisant les passions sur le Moi, promu ainsi au rang de nombril du monde, la thérapie psy, (...) génère une figure inédite de Narcisse, identifié désormais à « homo psychologicus ». (...) Dans ce dispositif psy, l’inconscient et le refoulement occupent une position stratégique. Ils sont des opérateurs cruciaux du néo-narcissisme : poser le leurre du désir et la barre du refoulement est une provocation qui déclenche une irrésistible tendance à la reconquête du Moi : « Là où ça était je dois advenir »16

Lipovetsky réduit tout à la dimension psychologique des choses. Pour lui, l’émergence du Moi dans la société postmoderne est liée à une sorte de mutation anthropologique, c’est-à-dire l’apparition de « l’homo psychologicus ». Entre outre, il considère la postmodernité comme la phase ultime de « l’homo aequalis ». De la même façon que dans un étude de psychanalyse, l’inconscient joue un rôle capital. Quant au narcissisme, doué d’une capacité d’auto-absorption, c’est lui qui permettrait à l’individu de s’adapter fonctionnellement à l’isolation sociale et de transformer le Moi en cible de tous les investissements. Dans l’ordre logique des choses, une fois le Moi devenu centre de toutes les références, la relation avec Autrui sera, par conséquent, détruite. La dépendance de l’individu envers les autres ne fait que diminuer. En même temps l’état d’incertitude de l’individu augmente. « Comme l’espace public se vide émotionnellement par excès d’informations, de sollicitations et d’animations, le Moi perd ses repères, son unité, par excès d’attention : le Moi est devenu un ensemble flou. Partout c’est la disparition du réel lourd, c’est la désubstantialisation, ultime figure de la déterritorialisation, qui commande la postmodernité »17

La dissolution du Moi conduit à l’instauration d’une éthique permissive et hédoniste et d’un état d’indifférence pure, source d’un social atone. Mais, en même temps, en éliminant « les résistances et les stéréotypes » il s’ouvre à « l’assimilation de modèles de comportement », on assiste à la naissance d’un « esprit plié à la formation permanente » et à l’expérimentation. Le Moi dissout explique la disparition des rôles sociaux, « jadis strictement définis », en instaurant une « identité entre les individus ». L’Autre se retrouve ainsi écarté de la scène sociale, et une nouvelle division se met en place : entre conscient et inconscient. « Je est un Autre -amorce le procès narcissique, la naissance d’une nouvelle altérité, la fin de la familiarité du Soi avec Soi, quand mon vis-à-vis cesse d’être un absolument Autre : l’identité du Moi vacille quand l’identité entre les individus est accomplie, quand tout être devient un « semblable »18

Dans la vision de Lipovetsky, le processus de personnalisation ne fait que dégeler les codes sociaux et en inventer d’autres dans le but déclaré de produire une personne pacifiée. Son comportement, pour être authentique, doit être cool, chaleureux et communicatif, loin des manifestations trop exubérantes. L’authenticité doit se manifester dans un « cadre préétabli », suivant de nouvelles normes. On prend la discrétion pour la forme moderne de la dignité, comme la marque du self-control. La sentimentalité ne peut que gêner mais, en la déclarant « sentiment interdit », la personnalisation contribue à « l’éradication des signes rituels et ostentatoires du sentiment ». On parle de pudeur sentimentale, d’une fuite devant les signes de la sentimentalité. Mais cette attitude ne fait que rendre de plus en plus difficile la possibilité d’établir de vraies relations d’amitié ou d’amour. Parce que rester continuellement dans une position d’attente ne fait que diminuer « le miracle fusionnel ». « Désolation de Narcisse, trop bien programmé dans son absorption en lui-même pour pouvoir être par l’Autre, pour sortir de lui-même, et cependant insuffisamment programmé puisque encore désireux d’un relationnel affectif. »19

Deuxièmement, la personnalisation conduit au « désinvestissement du conflit » et à la détente, ainsi l’individu est moins désireux d’être admiré par les autres, mais aussi moins envieux d’eux. Par conséquent l’Autre perd le rôle de pôle de référence, l’individu ne se préoccupant que d’être « soi » absolument. « L’homo psychologicus aspire moins à se hisser au-dessus des autres qu’à vivre dans un environnement détendu et communicationnel, dans les milieux « sympa », sans hauteur, sans prétention excessive. (...) Le désir de reconnaissance a été colonisé par la logique narcissique, il se transistorise, devenant de moins en moins compétitif, de plus en plus esthétique, érotique, affectif. »20

La vision que Lipovetsky a sur le processus de personnalisation semble plutôt optimiste. Il donne l’impression de ne regarder que le bon côté des choses. Pour lui, le narcissisme remplit une sorte de fonction thérapeutique en aidant l’individu à devenir ce qu’il appelle « une personne pacifiée ». Mais si ce pacifisme est bâti sur le repli exagéré sur soi, sur l’absence totale d’intérêt pour l’Autre et sur la destruction des relations interhumaines, je ne sais pourquoi, mais il n’y a aucune différence avec l’inertie de la mort !

Elisabeth Badinter choisit d’approfondir le sujet du manque de lien dans le cas du couple contemporain. Et elle réussit ainsi à mieux expliquer l’indifférence qui suit le processus de personnalisation. Dans sa vision « Nous voilà confrontés à un triple défi : concilier l’amour de soi et l’amour de l’autre; négocier nos deux désirs de liberté et de symbiose; adapter enfin notre dualité à celle de notre partenaire, en tentant d’ajuster constamment nos évolutions réciproques ».21 L’auteur met en avant le rapprochement actuel des sexes et la dualité qui se manifeste de plus en plus fort en chacun des nous. Elle nous appelle « des androgynes imparfaits » qui recherchent à la fois l’autosuffisance et la relation fusionnelle.

« L’émergence de notre nature androgynale multiplie nos exigences et nos désirs. Nous voulons tout parce que nous éprouvons nous-mêmes comme une totalité en soi. Nous avons le sentiment plus ou moins prononcé d’être un exemplaire représentatif de toute l’humanité. Un succédané de la totalité divine. Nous nous voulons complets et autosuffisants, mais l’altérité intériorisée enlève de l’urgence et du piquant à sa recherche. A présent, l’Autre a un prix à ne pas dépasser. Il est désiré s’il enrichit notre être, rejeté s’il lui demande des sacrifices. (...) Si c’est l’Autre qui est cause de notre insatisfaction, nous le quittons. Mieux vaut cultiver son Moi qu’étouffer un aspect de sa personnalité. Si nous ne savons pas nous faire aimer tels que nous sommes, en revanche nous sommes toujours prêts à nous aimer avec passion ».22

Dans la vision de Badinter, le Moi a été promu au rang de « bien le plus précieux », doté d’une valeur esthétique, économique et morale. Sa valeur absolue va de pair avec la valeur relative reconnue à l’Autre. On est prêt à tout miser sur lui en le transformant en un vrai objet de culte et de culture. Sa dévalorisation est similaire au pire des échecs (traduit par des réactions désespérées comme le suicide ou la drogue). Il est lié directement à l’existence du narcissisme, poussant l’individu à s’aimer soi-même plus que tout. L’amour de soi est devenu une éthique. Et, évidemment, « tout cela influe directement sur notre façon d’aimer. L’amour oblatif - qui a longtemps le modèle de l’amour - a des sérieuses limites, ainsi qu’on l’observe dans la relation conjugale et même maternelle. (...) D’abord on procrée pour satisfaire en priorité un désir personnel et l’on répugne à avoir un enfant dont on n’a pas envie, dans le seul but de faire plaisir à l’Autre. Encore moins pour que survive l’espèce, ou autre nécessité socio-économique. (...) L’amour oblatif est encore plus limité dans la relation conjugale, notamment parce que l’Autre n’est pas une partie de Soi au même titre que l’enfant. L’altruisme est contrebalancé par l’impératif de la réciprocité. Consciemment ou non, nous procédons à une stricte évaluation des pertes et profits du Moi. Donner pour recevoir, telle est la condition du couple »23

Peut-être ses considérations portées sur la manière dont une famille est conçue aujourd’hui, semblent trop excessives. Mais la réalité est là, à côté de chacun de nous. On aime bien réfléchir avant de faire le pas. Je traduirais cette attitude par un manque totale de confiance à la fois en soi et en l’autre. On ne veut pas risquer. Peur d’être blessé et de souffrir ? Ou l’horreur devant la perspective d’avoir perdu du temps en faisant un mauvais investissement ? Ou simplement de l’égoïsme ? De toute façon, la notion de « famille » telle qu’on la connaissait autrefois, a beaucoup changé. Réduite à l’état de « pacte », elle montre clairement l’hésitation de l’individu à assumer tout seul et non pas poussé par la société, des responsabilités. Le contrat de mariage impliquait automatiquement la « clause » de fidélité des deux partenaires. Le pacte ne pose pas de questions là-dessus. Une fois de plus, l’individu essaie de repousser tout ce qui peut entraver sa liberté. Plus que s’aimer soi-même, on aime se sentir libre de tout faire, de tout essayer. Une preuve de plus qui témoigne d’un égocentrisme sans mesure. On résume tout à soi en tant que seul point de référence et, par conséquent, on élimine tout ce qui ne va pas avec. Une règle simple et efficiente qui ne peut que nous réconforter dans notre univers où Moi est le centre !

« A tout prendre, les jeunes générations choisissent de plus en plus aisément les risques de la solitude à l’union tensionnelle de moins en moins supportée. Trois mots expliquent ce changement d’attitude : liberté, complétude, et apathie, avec ses connotations positives et négatives. (...) En vérité, le couple, loin d’être un remède contre la solitude, en sécrète souvent les aspects les plus détestables. (...) En nous faisant abdiquer notre liberté et notre indépendance, il nous rend plus fragiles encore, en cas de rupture ou de disparition de l’Autre. (...) Pour lutter contre cette solitude-là - la pire des aliénations -, on apprend, non sans plaisir, à vivre pour soi et de cultiver son Moi. Nul doute que nous y sommes puissamment aidés par notre narcissisme exacerbé et l’idéal de la complétude qui est devenu le nôtre. Protéger son Moi des risques d’une souffrance venue de l’Autre est devenu un impératif catégorique. »24

Badinter étend son analyse du couple aux sentiments mêmes qui le fondent. Et elle observe le manque de vraies passions et de désir, faute de l’importance accrue du modèle de la ressemblance qui lui sert comme fondement. Ce modèle remplace de plus en plus celui de la complémentarité qui était d’actualité autrefois. Le but même de l’union a changé, c’est de retrouver en l’Autre notre jumeau plutôt que notre complément. En outre, la relation amoureuse commence de plus à plus à s’inspirer du modèle de l’amitié et pas de celui de la passion. Les passions impliquent parfois des déchirements et de la souffrance. On les oublie comme on oublie de la même manière la perspective de devenir dépendent de l’Autre, en choisissant la sérénité, la transparence et la confiance. « Aujourd’hui, l’Amour-Tendresse est au rendez-vous du mariage; on reste marié tant que l’on en éprouve de la satisfaction. (...) L’amour se veut intense mais non passionnel, la relation paisible et non guerrière. L’union des coeurs se nourrit de la transparence propre à l’amitié. Aujourd’hui on attend du couple une réussite parfaite dans tous les domaines : affectif, sexuel, intellectuel, matériel. Rien ne sera fait pour sauver une union branlante. Au nom de l’authenticité, on se sépare. C’est le salut ou l’enfer. »25

Dans la société d’aujourd’hui, le couple ne représente plus la seule variante qui assure l’intégration de l’individu. Un fort nombre de personnes vivent seules, soit par la force des choses, soit parce qu’elles ont choisit la solitude comme mode de vie. Et, il y a de plus en plus de gens qui font ce choix aujourd’hui. La solitude dévient ainsi une « expérience banalisée » et elle progresse dans le groupe des moins de 30 ans et des divorcés. La personne célibataire n’a plus une connotation négative, elle n’est plus jugée par la société comme étant suspecte et dangereuse. Le célibat constitue aujourd’hui un choix surtout pour ceux qui habitent en-haut de l’échelle sociale. « L’ambition féminine et les carrières valorisantes sont des puissants facteurs de solitude ou d’appartements séparés ».26 Choisie ou forcée, transitoire ou définitive, la solitude est de plus en plus préférée au lien forcé.

A travers les quelques paragraphes du livre d’Elisabeth Badinter, on a eu l’occasion de mieux se rendre compte en quoi consiste aujourd’hui, en pleine postmodernité, la relation Moi-Autre, surtout dans le cas particulier du couple. On a pu constater comment des valeurs traditionnelles sont en train de changer de contenu tout en gardant la forme. C’est le cas de la « famille » qui reste de plus en plus considérée comme une simple choix et non pas comme une obligation fondamentale. Le couple postmoderne n’a presque rien à voir avec la famille connu par nos grands-parents. Les règles qui lui servent comme base sont dictées surtout par une longue réflexion, accompagnée d’un amour de soi plus grand que jamais. Signe d’évolution ou de perte de repères ? Cela reste à voir. Ce qui est important, c’est que, une fois de plus, l’individu préfère au rapport à l’Autre, le repli sur Soi, son univers meublé des incertitudes et des défis à relever, ayant comme centre le Moi !

La dépression ou le coût de la personnalisation

Le processus de personnalisation a transformé profondément l’individu postmoderne. « Etre soi-même » est devenue équivalent à « être performant » coûte que coûte. La vie s’est transformée dans une course en solitaire vers des buts qui ne peuvent être atteints que dans le domaine de l’imaginaire. Parce que l’état de performance demande de la part de chacun d’être jeune et dynamique tout au long de sa vie, si cela est possible. On a le droit de montrer aucun signe de faiblesse, que ce soit physique ou moral. Dépasser l’âge (biologique) de la jeunesse signifie être mis hors compétition et donc mis à l’écart de la vie sociale. Par conséquent, on doit tout faire pour « tromper l’œil » et, plus encore, se tromper soi-même. Un environnement à l’allure de simulacre, ne peut engendrer qu’un comportement artificiel. Se mentir à soi-même dans le but déclaré de se faire passer pour l’authenticité même, c’est l’effort quotidien de l’individu postmoderne. Et, d’après le constat d’Alain Ehrenberg, cela coûte assez cher. Pour rester celui qu’on n’est pas, on le paie avec un état de dépression, qui devient de plus en plus courant, de plus en plus banal. Parce que, pour dépasser cet état et rester dans la course de la performance, on a cherché des remèdes. « On annonce des molécules pour chaque type de récepteur sérotoninergique (une quinzaine ont été découverts) et noradrénergique. « A déprimés divers, antidépresseurs différents », titre une revue médicale française en 1996. (...) Au total, nous disposerions aujourd’hui de produits apparemment anodins et efficaces dans les divers symptômes de la dépression. « Ecarter la dépression devient aussi simple que d’éviter la grossesse : prenez votre pilule et soyez heureux », écrit-on dans le « Lancet » en 1990. (...) Une économie de la sérotonine s’est développé depuis une dizaine d’années. »27

L’analyse effectuée par Alain Ehrenberg sur le rôle joué par les antidépresseurs dans cette société de fin de siècle, me semble la plus pertinente. Et la plus réelle aussi. Elle s’oppose encore plus à la vision optimiste qu ’à Lipovetsky sur le processus de personnalisation. Dans les trois livres qui étudient l’individu de nos jours (Le culte de la performance, 1991; L’individu incertain, 1995; La fatigue d’être soi, 1998) il réussit très bien à caractériser la société en crise des années ‘80-’90. En utilisant ses recherches, on peut très bien argumenter l’origine sociale d’une maladie comme la dysmorphophobie. Une maladie qui risque se développer de plus en plus, grâce à la fragilisation continue de l’individu.

La péiode des années ‘80 est très importante dans la vision d’Ehrenberg, pour argumenter les transformations opérées au niveau de la personnalité. Ainsi, « dans les années ‘80, une chose changea dans la représentation de l’individu hédoniste : son épanouissement, il n’allait le devoir qu’à lui-même. (...) L’individu conquérant de la mythologie hexagonale était l’analogue du self-made-man américain, un des traits du mode de vie de la culture politique des Etats-Unis. (...) La rapide montée en puissance du thème de l’individualisme au cours des années ‘80 s’est construite à la fois comme le symbole de la valorisation des initiatives de la société civile et la crise de la représentation politique. Ce que la politique ne pouvait plus faire, l’économique allait s’en occuper : l’entreprise, nouvelle solution miracle, devenait citoyenne. »28

Le seul responsable du phénomène d’individualisation excessive, c’est, d’après Ehrenberg, la crise du politique, la diminution de l’importance de l’Etat-Providence, celui qui avait essayé, pendant des décennies, de protéger les intérêts des individus. L’individualisme représenterait « l’aspect le plus visible d’un changement global de la relation à l’égalité », comportant trois déplacements dans les représentations que la société se donne d’elle-même : l’effondrement de la représentation sociale en termes de classes; le recul de l’assujettissement disciplinaire de l’individu; et l’effondrement des diverses politiques de l’émancipation collective29. L’auteur parle d’un individu-trajectoire et de son aventure entrepreneuriale des années ‘80 (équivalente à l’épanouissement personnel), aventure qui transforme complètement les rapports entre le publique et le privée. La rhétorique de la comparaison « analogue à la compétition sportive », contraint l’individu de se penser à la fois « unique et semblable », et représente « le modèle généralisé d’autodestruction », et l’expression même de « l’expérience actuelle de l’égalité »30

Mais, « la mythologie entrepreneuriale amorce sa décrue à la fin de la décennie quand l’on s’aperçoit du degré de dégradation du tissu social et de l’inefficacité des stratégies mises en oeuvre par l’action publique : le culte de la performance ne garantit plus l’emploi. (...) Nous entrons dans une société de frustrations car l’imaginaire d’ascension sociale persiste dans un contexte qui ne lui est plus favorable, et il n’est guère certain qu’il sera davantage à l’avenir. (...) La rhétorique concurrentielle des années ‘80 laissait entendre que le premier venu pouvait réussir, celle d’aujourd’hui laisse craindre que tout citoyen peut sombrer dans la déchéance. (...) L’individualisme de masse a commencé sa carrière en France sous l’emblème de l’aventure entrepreneuriale, il la poursuivrait sous la menace de la dépression nerveuse. (...) L’individu souffrant semble avoir supplanté l’individu conquérant. Pourtant, l’un ne succède pas à l’autre, ils sont deux facettes du gouvernement de soi, suscitées par les styles de relations sociales et les modèles d’action aujourd’hui dominants. »31

Et, nous voilà devant le phénomène d’individualisme même, qui demande avant tout la capacité de prendre soi-même des décisions, d’être son unique responsable. Plus qu’un repli sur sa vie privée, il s’agit de la montée de la norme d’autonomie : décider et agir par soi-même, avec toutes les conséquences qui en découlent. L’individualisme actuel signifie deux choses à la fois : « le changement dans les normes d’action », et « le changement dans les relations entre le privé et le public » traduit par la modélisation de la vie privée sur la vie publique, et l’aboutissement à un espace communicationnel destiné à négocier et pas à commander/obéir. « Privatisation de la vie publique et publicisation de la vie privée sont le double processus que ces changements recouvrent. L’individualisme contemporain est le produit de leurs mutations parallèles ». 32

« Vouloir » et « devoir » être l’acteur de sa propre vie, devient l’essence des rapports à la société; « l’estime de soi » se transforme en condition de l’action individuelle. Mais, cette augmentation sans précédant de la responsabilité de soi-même implique l’accroissement de la capacité individuelle d’agir en fonction seulement de son « jugement personnel » et de son « autorité privée ». L’individu devient ainsi de plus en plus vulnérable « simultanément plus sollicité et plus avide de reconnaissance ». On parle d’un individu « incertain » marque d’une « société de désinhibition », ayant comme unique but « l’amélioration de soi ». Cette amélioration se réalise dans deux registres complémentaires : « la mise en scène de soi », à travers les moyens médiatiques, et « la technique de soi » par le biais des drogues. « Ingestion de substances psychotropes et exposition télévisuelle sont utilisées ici comme deux entrées sur la distance qui fait lien. La télévision et la drogue sont approchées comme des mythologies de la liberté : elles expriment les dilemmes de la liberté qui accompagnent les mutations de l’imaginaire égalitaire, elles nouent différemment des contradictions de la liberté qui sont moins visibles ailleurs. »33

Les trois volets dédiés par Ehrenberg à l’individu de nos jours traitent de la manière dont celui-ci doit être « assisté » pour réussir à s’inscrire dans ce qu’on appelle « normalité ». Il est clair pour l’auteur que l’autonomie convoitée par tous, reste impossible à atteindre et qu’en plus, le prix qu’on doit lui payer en coupant les ponts vers Autrui, vers le monde extérieure, coûte trop cher. Si cher que maintenant on trouve plus la force nécessaire de s’intégrer tout seul, on demande de l’aide. On demande de l’aide pour communiquer, pour affronter la réalité, pour trouver le fameux « bien-être » qui était censé dépendre de l’unique mise en valeur du Soi-même. En fait, le Moi s’est prouvé plus faible qu’on l’imaginait, son seul exploit se résumant à nous rendre seuls et angoissés. Par contre, dans sa logique implacable, la société continue à nous pousser vers l’acquisition d’une authenticité vidée de tout contenu, et vers un Soi-même artificiel et sans aucune valeur. Tout le monde le reconnaît, les médias le clament, mais ce qui est pire encore, on s’est habitué à vivre avec.

L’assistance d’un individu incapable de communiquer mais qui, par contre, doit en faire preuve tous les jours, est assurée, d’après Ehrenberg, par deux moyens: les médicaments psychotropes et le terminal relationnel que sont la télévision et les nouveaux moyens de communication (le new age électronique le cyberspace). Dans le cadre des médicaments psychotropes, son intérêt porte sur le Prozac, médicament « miracle » de nos jours, dont on a déjà dédié des livres (Petre D.Kramer, « Listening to Prozac », mais aussi Peter and Ginger Brigin, « Talking back to Prozac »). On doit savoir que le Prozac et la thérapie comportementale et cognitive (TCC) restent les traitements les plus efficaces en ce qui concerne la dysmorphophobie. C’est pour cela que je vais utiliser quelques unes des considérations d’Alain Ehrenberg sur l’essor fantastique des psychotropes dans la société d’aujourd’hui.

Il est lié directement, d’après Ehrenberg, à la « survie des individus placés dans une concurrence sans dehors ». Ainsi, l’individu sous perfusion est un aspect de l’entreprenarisation de la vie. L’obsession de gagner, de réussir, d’être quelqu’un et la consommation en masse de médicaments psychotropes sont étroitement liées parce qu’une culture de la conquête est nécessairement une culture de l’anxiété qui est la face d’ombre. Les petites pilules du bonheur, c’est le profil cocoon au coeur même du profil training, la réintroduction du bien-être dans un style de vie où la prise de risque, la mise en avant de la singularité individuelle et le self-control définissent les normes de conduite de chacun. Profil cocoon car ces médicaments se rattachent à l’univers de la consommation par la recherche d’un confort ou d’un bien-être psychologique qui n’était pas auparavant globalement perçu comme une toxicomanie ou comme une ivresse de type alcoolique. (...) Dérivés de l’opium, alcool, cannabis, hallucinogènes, médicament psychotropes, tous ces produits sont des moyens de multiplication de l’individualité. (...) Les drogues sont des techniques employées par l’individu qui cherche à devenir Dieu. (...) Car l’individu est in abstracto le dieu de la société démocratique. Il est sa transcendance, mais une transcendance mobile aux limites indéterminées (il est à la fois tout-puissant et impuissant. (...) Les drogues sont le mode d’action de l’homme qui ne s’est pas encore conquis ou qui est perdu, c’est-à-dire qui, incapable d’atteindre l’autonomie, dérive vers une indépendance tant à l’égard de lui-même que de la réalité sociale. Elles sont une manière de se décharger du poids de cette pesante liberté qu’est l’autonomie. »34

Les médicaments psychotropes passent pour des drogues « d’intégration sociale et relationnelle », capables de produire « des modifications d’états de conscience » des individus. Leur rôle déclaré ? « Renforcer les capacités corporelles et psychologiques afin de mieux affronter la compétition ». « En effet, les médicaments psychotropes expriment la recherche forcenée de tenir le coup quand le rapport à Autrui, y compris les formes de la solidarité, est de plus en plus envisagé sous l’angle de la concurrence : ils permettent de se stimuler ou de se calmer pour être compétitif et de se rendre indépendant des contraintes sociales tout en restant socialisé. Ils sont une auto-assistance. La difficulté à atteindre l’autonomie est alors simultanément évacuée par des moyens artificiels et masquée par le souci de fournir l’image d’autonomie, du dynamisme ou de la maîtrise de soi. Ils concernent, comme les stages de look destinés aux cadres chômeurs, les formes que prend le rapport à Autrui et à Soi quand l’apparence de l’individu devient essentielle dans sa réussite professionnelle. »35

Cet effort amène l’individu, dans des conditions normales, à un état d’épuisement physique et, surtout, psychique. Et la réalité nous le montre clairement, il y a une hausse très nette du syndrome dépressif en Occident (surtout en ce qui concerne les dix dernières années), les déprimés étant plus jeunes et plus nombreux qu’auparavant (par exemple, en France, entre le début des années ‘80 et celui des années ‘90, le taux de dépression augmente de 50%)36. « L’insécurité identitaire et l’action déréglée sont les deux faces des états dépressifs à la fin du XXe siècle ».37

Mais Ehrenberg n’oublie pas de rappeler le lien qui existe entre la prise des médicaments psychotropes et les modifications « d’états de conscience » traduites par « la multiplication artificielle des possibilités de résistance physique et psychologique » de l’individu. Il parle ainsi d’un véritable « psychic-building » comme unique moyen d’intégration sociale et d’accroissement de la performance. Plus l’insertion sociale est bonne, moins élevé est la consommation des psychotropes. Ils rendraient aux gens « la vraie personnalité », celle traduite par une grande confiance en soi et une absence totale d’inhibition. « Les antalgiques de l’humeur, les drogues de fonctionnement, qui éliminent le risque de destruction de soi et rendent dépendant au comportement, addict à la normalité sociale, sont aujourd’hui un des avenirs des psychotropes. Ils accompagnent le remplacement de l’intériorisation des normes et l’adaptation à un rôle par l’extériorisation de soi, l’exigence qui fait que chacun est normal, non quand il est conforme ou applique une règle, mais quand il « assure. (...) L’individu sous perfusion psychotrope est aujourd’hui une possibilité socialement envisageable, sous l’effet des normes et des aspirations qui conduisent à augmenter l’estime que l’on se porte et le souci que l’on accorde à l’Autre, et techniquement réalisable, par les antidépresseurs qui soignent des troubles dont il importe de moins en moins de savoir s’ils sont des maladies »38

L’état de « normalité » envisagé aujourd’hui, demande non pas une identification à des « modèles parentaux » ou à des « rôles sociaux », mais une identité totale (« être semblable à soi »). En même temps, il demande de la part de l’individu la capacité « d’action individuelle ». « La question de l’identité et celle de l’action se nouent de la manière suivante : versant normatif, l’initiative individuelle s’ajoute à la libération psychique; versant pathologique, la difficulté à initier l’action s’associe à l’insécurité identitaire. Le recul de la régulation par la discipline conduit à faire de l’agent individuel le responsable de son action. (...) Commettre une faute à l’égard de la norme consiste désormais moins à être désobéissant qu’à être incapable d’agir. Il y a là une autre conception de l’individualité. (...) L’insécurité identitaire et l’action déréglée sont les deux faces des états dépressifs à la fin du XXe siècle »39

« Désinhiber l’action », voilà l’urgence immédiate. Pour être accepté et inséré au sein de la société on n’a pas le droit de connaître l’inhibition. On doit être désinvolte et capable d’entrer facilement en communication avec les autres. On doit être capable d’agir. Mais, depuis quelques temps, on ne peut plus le faire tout seul. On a besoin d’aide. Et on a trouvé les antidépresseurs, en ciblant aussi le point faible: le taux de sérotonine (neurotransmetteur, considéré comme le vecteur neurochimique de l’équilibre de la personne). Au cours des années ‘80, on assiste au lancement d’ISRS (les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine), mais en même temps on n’est pas encore capables de dire si les variations de la sérotonine sont vraiment responsables de l’action antidépressive (?!) ou s’il s’agit simplement d’un marqueur de mécanismes plus complexes. De toute façon, les ISRS seraient proches de l’antidépresseur idéal, cela veut dire, sans effets secondaire. On entre ainsi dans le merveilleux monde du Prozac.

« Le Prozac est un antidépresseur dit de troisième génération, qui modifie le taux d’un neurotransmetteur, la sérotonine. Il fait l’objet de nombreux détournements d’usage de la part de patients non déprimés à cause de ses propriétés psychostimulantes. Elles ne sont pas spécifiques au Prozac, pas plus qu’aux autres sérotoninergiques, mais c’est investie sur lui une telle demande de la part des gens « bien portants » qu’il a fait l’objet d’intenses débats publics dès 1990 aux Etats-Unis. Moralité : pour réussir désormais dans la vie et être bien dans sa peau, il est recommandé, psychologiquement, d’avoir un comportement hyperthymique et, biologiquement, un fort taux de sérotonine. La preuve? Des personnages dynamiques, comme le milliardaire Donald Trump ou le téléévangeliste Jim Bakker, en ont pris, en prennent ou en prendront, et ne le cachent pas. Si les gagneurs sont saisis par la dépression, s’ils souffrent de carence narcissique (version psychanalytique) ou d’insuffisante estime pour eux-mêmes (version comportementaliste), les troubles mentaux ne sont plus une faiblesse à cacher : ils relèvent de la normalité »40

Il est toujours intéressant de voir en quoi consiste « les troubles mentaux ». Apparemment, d’après la dernière édition DSM III-R (Manuel Statistique et Diagnostique des Troubles Mentaux), publié par l’Association américaine de psychiatrie, les troubles mentaux passent pour des « perturbations comportementales ». De cette façon une souffrance psychique consiste en un trouble d’humeur qui se manifeste par un simple « déficit d’énergie ». En même temps, l’évolution de la neurobiologie du cerveau a permis la découverte d’une sorte de schéma de fonctionnement des troubles mentaux. Tout est ainsi réduit aux neuromédiateurs et à leurs cibles, les récepteurs de type neuronal. Ce sont justement ces récepteurs qui permettent la diversification de la gamme des antidépresseurs : « des molécules de plus en plus précises quant aux récepteurs qu’elles visent », ayant par ailleurs de moins en moins d’effets secondaires. « En soignant des fonctions mentales, des troubles de comportement, en s’orientant sur les variations des neurotransmetteurs de mieux en mieux ciblées, on abandonne des entités nosographiques spécifiant des maladies pour se centrer uniquement sur les symptômes qui handicapent le citoyen ordinaire dans son existence. L’utopie pharmacologique de la modification chimique du moindre trait de caractère, pour développer des comportements hyperthymiques, devient une réalité. Le style des pratiques de recherche, les progrès de la neurobiologie et les changements dans la classification des maladies mentales conduisent à cette bizarre pratique clinique qui offre la possibilité imaginaire de bâtir à la demande une personnalité virtuelle : le diagnostic consiste à repérer les troubles en se référant à ce que « ressent » le « malade » puis à les apaiser. Les troubles de l’humeur n’ont plus l’encadrement normatif de la nosographie et le médecin risque de devenir un régulateur d’automédication, qui diminue un symptôme ou développe une sensation choisie par le patient. (...) La tendance à la « médicalisation de l’existentiel », recouvre le délicat débat sur le statut de la souffrance psychique ». (...) On est passé progressivement du traitement des troubles psychiques à la médicalisation systématique de la simple souffrance psychique existentielle ».41

Apparemment, le mythe de la performance a atteint aussi le domaine de la recherche médicale. On se veut efficient et surtout rapide dans la « guérison » de l’individu. En réduisant la maladie psychique à un trouble d’humeur qui peut être décrit d’une manière simple : un neurotransmetteur et un récepteur neuronal, on gagne en précision mais, surtout, on gagne du temps. Par ailleurs, la découverte du Prozac, « la pilule de l’initiative » a permis non seulement d’améliorer l’humeur et de faciliter l’action, mais aussi d’influencer d’une façon positive le comportement des gens (parfois pas véritablement déprimés). Il les aident à assurer. Ce médicament doué de précision, qui a un champ d’action large (tous les troubles de comportement) et n’a pas d’effets secondaires, devient « un modificateur de conscience qui transforme la personnalité dans un sens socialisant sur le plan relationnel », « il rend l’individu disponible à Autrui, lui permet de faire face aux situations conflictuelles ou de supporter les multiples frustrations de la vie ordinaire ». Il est à la fois, un médicament et une drogue.42

Mais il n’y a pas de drogues parfaites. Leur consommation comporte toujours des risques. Dans le cas des psychotropes, deux me semblent les plus importantes. La première est liée à la tendance de rendre pathologiques certaines traits de personnalité lorsqu’elles ne correspondent pas au profil demandé par la société. De cette façon, une personnalité dépressive peut passer pour une maladie, alors que l’hyperthymie serait considérée comme un état de santé optimal.43 La deuxième semble encore plus problématique. En administrant ces médicaments « de confort » sans différencier la souffrance psychique d’un simple malheur ordinaire, on risque de ne plus pouvoir affronter les difficultés quotidiennes sans une « assistance chimique ». On entre ainsi dans un phénomène de dépendance, similaire à celui produit par les drogues traditionnelles.

Par ailleurs, même si l’on a transformé la dépression en une simple maladie de la « transmission neurochimique » elle reste « récidivante » et « à tendance chronique ».44 Ainsi, les dépressions ont un caractère récurrent dans trois quarts des cas. « De nombreux auteurs portent alors l’attention aux traitements de maintenance - les traitements prophylactiques des dépressions récurrentes. La plupart de ces patients devraient bénéficier d’un tel traitement car seule sa durée est sujette à discussions : pour certains, le traitement peut être poursuivi une vie entière, pour d’autres, la durée butoir est de cinq ans, mais les critères relèvent plus de l’intuition clinique que de résultats standardisés. On voit, en tout cas, proposer un traitement à vie pour un seul épisode dépressif si le patient a plus de 50 ans, pour deux épisodes s’il a plus de 40 ans, pour plus de deux en dessous de 40 ans ».45 En outre, l’interruption du traitement avec des antidépresseurs peut présenter un risque accru de rechute dépressive. De toute évidence, même si les effets positifs sont visibles, le traitement contre l’état de dépression ne conduit pas à une guérison complète.

Les antidépresseurs diminuent plus ou moins l’insécurité identitaire d’une personne ressentant chroniquement son insuffisance, ils favorisent la régulation de l’action aussi longtemps qu’ils sont ingérés - du moins quand la dépression ne résiste pas. L’accompagnement de longue durée se substitue à la guérison, précisément parce que les antidépresseurs sont aussi des médicaments antinévrotiques : ils mettent les conflits à distance. (...) Cette situation paradoxale, où le médicament est investi de pouvoirs magiques alors que la pathologie se chronicise, commande l’interrogation sur les limites de la maladie. On comprend que la distinction entre normal et pathologique soit devenue un problème d’ordre moral. »46

Mais les propos les plus intéressants sont ceux visant le champ d’action individuelle dans le XXe siècle. Dans la perspective de l’auteur on assiste à une demande « institutionnelle » d’agir à tout prix, en s’appuyant exclusivement sur Soi-même, à « avoir de l’initiative » plutôt qu’à « obéir », à s’interroger sur « ce qu’il est possible de faire » et non plus sur « ce qui est permis de faire ». L’homme contemporain vivrait avec la certitude que « chacun devrait avoir la possibilité de créer par lui-même sa propre histoire au lieu de subir sa vie comme un destin ». Mais, plus il tend vers le surhumain (« agir sur sa propre nature, se dépasser, être plus que Soi »), plus il est fragile. « La dépression est ainsi la mélancolie plus l’égalité, la maladie par excellence de l’homme démocratique. Elle est la contrepartie inexorable de l’homme qui est son propre souverain. Non celui qui a mal agi, mais celui qui ne peut pas agir. La dépression ne se pense pas dans les termes du droit, mais dans ceux de la capacité. »47

En même temps, la dépression et la dépendance aux médicaments (contre les troubles du comportement) représentent les aspects de la pathologie de l’insuffisance (due à l’inhibition). La dépression représenterait « la pathologie d’une conscience qui n’est qu’elle-même », alors que la dépendance serait « la pathologie d’une conscience qui n’est jamais assez elle-même ».48 Et la remarque d’Ehrenberg semble plutôt amère : « On me pardonnera peut-être cette bien mauvaise nouvelle : la toute-puissance annoncée des antidépresseurs est le cache-misère d’une maladie inguérissable, comme nous allons le voir dès à présent. Tout devient dépression parce que les antidépresseurs agissent sur tout. Tout est soignable, mais on ne sait plus très bien ce qui est guérissable. En même temps que le conflit se perd de vue, la vie se transforme en maladie identitaire chronique. Ce n’est pas nécessairement un mal, car nos individualités sont parfaitement construites pour supporter cette « maladie », mais il vaut mieux savoir ce que celle-ci recouvre. »49

Le discours d’Alain Ehrenberg sur l’individu contemporain semble assez triste mais, certainement, il est beaucoup plus réaliste que celui de Lipovetsky. Cette course après une authenticité entièrement artificielle, cet effort au-dessus des limites, pour être toujours en action, toujours ouvert aux autres, toujours capable de prendre des initiatives, ne représentent que le moyen sûr de sombrer dans l’angoisse et dans la dépression. « Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille) le monde a changé de règles. Elles ne sont plus obéissance, discipline, conformité à la morale, mais flexibilité, changement, rapidité de réaction etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective, capacités d’action font que chacun doit endurer la charge de s’adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un monde instable, provisoire, fait de flux et de trajectoires en dents de scie. La lisibilité du jeu social et politique s’est brouillé. Ces transformations institutionnelles donnent l’impression que chacun, y compris le plus humble et le plus fragile, doit assumer la tâche de tout choisir et de tout décider. »50

Cette émancipation individuelle en deux vagues : « la conquête de l’identité personnelle » et « la réussite sociale par l’initiative individuelle », nous a amené à un point où « on change sans avoir le sentiment de progresser ».51On sait plus vers quel but concentrer les efforts, on a l’impression d’être arrivé à un endroit où tout ce qui reste à faire c’est attendre en bougeant continuellement comme les molécules dans un mouvement brownien. Ces médicaments psychotropes réussissent à nous maintenir dans un état d’agitation avec des pertes énergétiques mineures. Plus la société nous impose d’agir pas nous-mêmes, moins nous en sommes capables. Plus elle nous demande d’entrer en contact avec Autrui, plus nous le faisons à travers une séduction froide et plus nous restons coincés dans notre univers bâti autour du tout-puissant Moi. Plus il est fort, plus l’individu est fragile.

Baudrillard caractérise très bien la séduction dont la postmodernité se sert largement. Dans sa vision « la séduction est ce qui ôte au discours son sens et le détourne de sa vérité. (...) Toutes les apparences se conjurent pour combattre le sens, pour déraciner le sens intentionnel ou non et le reverser à un jeu, à une autre règle du jeu, arbitraire celle-ci, à un autre rituel insaisissable, plus aventureux, plus séduisant que la ligne directrice du sens. »52 Il parle de la séduction du discours mais aussi de celle de l’image où Narcisse est plus que présent. « Car si toutes choses ont pour vocation divine de trouver un sens, une structure où elles fondent leurs sens, elles ont sans doute aussi pour nostalgie diabolique de se perdre dans les apparences, dans la séduction de leur image, c’est-à-dire de réunir ce qui doit être séparé en un seul effet de mort et de séduction. Narcisse. (...) Le miroir de l’eau n’est pas une surface de réflexion mais une surface d’absorption. (...)Dans le mythe narcissique il ne s’agit pas d’un miroir tendu à Narcisse pour qu’il s’y retrouve idéalement vivant, il s’agit du miroir comme absence de profondeur, comme abîme superficiel, qui n’est séduisant et vertigineux pour les autres que parce que chacun est le premier à s’y abîmer. (...) I’II be your Mirror !, ne signifie pas « Je serai votre reflet » mais « Je serai votre leurre ». Séduire c’est mourir comme réalité et se produire comme leurre. (...) La stratégie de la séduction est celle du leurre. (...) La séduction ne produit que du leurre et elle en obtient tous les pouvoirs, dont celui de renvoyer la production et la réalité à son leurre fondamental. Elle guette même l’inconscient et le désir, en refaisant de ceux-ci un miroir de l’inconscient et du désir. »53

Plus que jamais les gens ressemblent à ces leurres dont parle Baudrillard. Plus que jamais on se laisse engloutir par l’artificiel tout en essayant d’être authentique. Et le corps subi le même traitement. Se sentir soi même lorsqu’on est âgé signifie ne surtout pas montrer les signes du vieillissement, rester jeune, aussi jeune que l’âme. Etre soi-même se réduit justement à cacher tous les petits détails qui donneraient la touche personnelle. Il s’agit, en réalité d’un Soi-même envisagé et mis au point par la société; pour être ainsi on doit obéir à certaines règles de comportement, de tenue vestimentaire ou de présence physique. Le Soi-même, qui normalement devrait être inné, devient quelque chose d’acquis qui demande de la part de l’individu des efforts soutenus avec l’aide des psychotropes. On ne peut pas être soi-même, c’est la plus grande illusion de tous les temps. Dans une société où la séduction froide et l’attitude réservée passent pour des signes du comportement civilisé, le Soi-même ne ferrait que nous mettre dans une situation embarrassante.

La société postmoderne est celle qui nous faire oublier la vérité des choses en nous leurrant avec la perspective du « tout est possible ». Peut-être, mais avec quels efforts ? Tout ce qu’on a réussit à faire c’est s’isoler et couper tous les ponts vers Autrui. Une distance raisonnable à garder pour ne pas empiéter sur son intimité, une attitude réservée et la séduction vidée de tout contenu, voilà ce qu’on utilise comme liens. Et, tout ce qu’on ressent (en raison de l’absence d’une réelle communication), c’est la peur du regard de l’Autre, la peur de la façon dont il va nous analyser. Pour le contrecarrer on soigne les apparences, on les rend les plus parfaites possibles. Et si, par malheur, cela n’est pas possible, la peur se transforme en une sorte de déception vis-à-vis de soi-même. Un mécontentement qui peut nous accompagner tout au long de notre vie et qui, parfois, peut se radicaliser sous la forme de troubles obsessionnels. La dysmorphophobie en fait partie. Et son traitement est justement basé sur les antidépresseurs décrits par Ehrenberg dans ses livres sur l’individu « incertain ».

Les psychiatres ont essayé de trouver les causes génératrices de cette maladie. Dans son livre, Katherine Phillips, avance comme hypothèse l’existence de trois facteurs qui agissent en même temps : biologique, psychologique et sociologique. Le facteur biologique se réfère justement au taux de sérotonine et confère des raisons pour l’utilisation des ISRS; le facteur psychologique est lié à des antécedents familiaux, quant au facteur sociologique, il reste encore à analyser. Tout ce qu’on sait c’est que la culture médiatique, par les images des corps parfaits qu’elle véhicule, peut aggraver l’état de souffrance des malades. Mais, en parcourant tout ce tableau avec les nouvelles données sur la société et l’individu qu’elle construit, je me rend compte que la problématique est encore plus complèxe qu’à première vue.

Les gens atteints par la dysmorphophobie (la forme la plus sévère), fuient la compagnie, quittent le milieu social même leur propre famille, pour se replier complétement sur eux-mêmes. Ils deviennent incapables de communiquer ou de simplement accepter la présence de l’autre de peur que celui-ci ne fasse pas attention aux défauts monstrueux qu’ils imaginent avoir. En même temps, ils réfusent d’en discuter ou ils ont honte de ce qui leur arrive. Ils trouvent que cette anormalité pourrait être soignée par une intérvention chirurgicale, mais une fois vu le résultat ils n’éprouvent aucune satisfaction. Et, après de nombreux essais, soit ils intérviennent d’eux-mêmes sur le défaut à l’aide d’une chirurgie artisannale, soit ils font des tentatives de suicide.

Le dysmorphophobique illustre le mieux l’angoisse qui assaille l’individu contemporain face au regard de l’Autre. Les gens les plus forts savent bien cacher cette peur sous l’apparence d’une attitude résérvée, sous le masque d’une politesse qui peut tenir l’Autre à l’écart, d’une manière civilisée. En regardant les changements opérés au niveau de la société entière, on se rend compte qu’après avoir cassé toutes les normes, après avoir renversé toutes les valeurs traditionnelles, on passe, pour l’instant, par une période de transition où les choses essaient de se remettre en place. Cette remise en place demande toutefois, une règle à suivre. Un système de valeurs autour duquel on peut établir un nouvel ordre. Et ceci, pour le moment, n’existe pas. La seule valeur viable pour l’individu, reste sa propre personne entraînnée tous les jours dans le rythme agité d’une vie linéaire. C’est une routine qui assure, à première vue, un état de confort. On s’y habitue et on trouve cela normal.

La plupart du temps on est confronté à l’Autre et à l’angoisse qu’il nous provoque. Faute de manque de communication, on le perçoit plus facilement comme source potentielle de problèmes que comme un partenaire dans notre existence quotidienne. Mais ce qui reste le plus triste est le fait qu’on trouve cette attitude de défense, absolument normale. On vit avec jusqu’à la dépression qui, elle aussi devient « normale » dans de telles conditions. La dysmorphophobie ne fait que montrer, d’une manière extrême, ce qui nous arrive depuis quelques temps. La peur de Soi-même, s’il n’est pas conforme aux attentes de la société, s’ajoute à l’agoisse vis-à-vis de l’Autre (qui reste le seul capable d’entrevoir, si c’est le cas, la petite défaillance dans notre « parfait » fonctionnement), et les individus ne font que s’habituer avec. Et lorsque cette peur les dépasse, ce sont les troubles « du comportement » qui les remplacent en tant que « Moi » solitaire et inadapté. La dysmorphophobie c’est la maladie de la peur de l’Autre lorsque Soi-même évite de la regarder en face.


1 v. Umberto Eco, Au nom de la Rose. apud Nicolas Riou, Pub Fiction. Société postmoderne et nouvelles tendances publicitaires, Editions d’Organisation, 1999, p.11

2 v. Nicolas Riou, Pub Fiction. Société postmoderne et nouvelles tendances publicitaires, Editions d’Organisation, 1999, p.9

3 v.Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, les Editions de Minuit, 1979, pp.7-8

4 v. Nicolas Riou, ibidem, p.74

5 v. op. cit., p.79

6 v. op. cit. , p.7

7 v. op. cit., pp. 13-16

8 v. op. cit., pp.43-49

9 v. op. cit., pp.67-68

10 v. op. cit. , p.93

11 v. op. cit., p.94

12 v. op. cit., pp.96-98

13 v. op. cit., pp.117-121

14 v. op. cit., p. 53

15 v. Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calman-Lévy, 1991

16 v. Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Editions Gallimard, 1983, p.56, pp.60-61

17 ibidem, p.63

18 ibidem, p.67

19 ibidem, p.87

20 ibidem, p.79

21 v. Elisabeth Badinter, L’Un est l’Autre, Odile Jacob, 1986, p.320

22 ibidem, p.322

23 ibidem, pp.325-328

24 ibidem, pp.334-336

25 ibidem, p. 346

26 v. François de Sangly, « Mariage, dot scolaire et position sociale », Economie et Statistiques, no.142, mars 1982. apud Elisabeth Badinter, L’Un est l’Autre,...., p.351 « Plus la position est élevée dans l’échelle sociale et plus le taux de célibat progresse : 10% chez les ouvrières, il atteint 24% chez les femmes cadres supérieures. (...) Près de 28% des femmes célibataires sont cadres moyens ou supérieurs contre 8% des hommes célibataires; 14% des femmes mariées sont cadres contre 21% des hommes mariés. »

27 v. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être Soi, Odile Jacob, 1998, p.195

28 idem, L’individu incertain, Calman-Lévy, 1995, pp.15-16

29 idem, Le culte de la performance, Calman-Lévy, 1991, pp.280-281

30 ibidem, p.282

31 idem, L’individu incertain, Calman-Lévy, pp.17-18

32 ibidem, pp.18-19

33 ibidem, pp.23-28

34 idem, Le culte de la performance, Calman-Lévy, pp.257-259

35 ibidem, p.260

36 idem, La fatigue d’être Soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998 p.196

37 ibidem, p.182

38 idem, L’individu incertain, Calman-Lévy, 1995, pp.149-150

39 idem, La fatigue d’être Soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998, pp179-180

40 idem, L’individu incertain, Calman-Lévy, 1995, p.142

41 ibidem, pp.143-147

42 ibidem, p.146

43 ibidem, p.150

44 idem, La fatigue d’être Soi. Dépression et société, 1998, p.208

45 ibidem, p.211

46 ibidem, p.217

47 ibidem, pp.234-236

48 ibidem, p.238

49 ibidem, p.205

50 ibidem, p.200

51 ibidem, pp.199-201

52 v. Jean Baudrillard, De la séduction, Galilée, 1979, pp.77-79

53 ibidem, pp.95-99