Origine : http://www.isys.ucl.ac.be/working_papers/documents/WP77Brunel,Cultiaux.pdf
Résumé
Les techniques et pratiques de pouvoir en vigueur dans le système
managérial présenté reposent à la fois
sur l'appel aux valeurs partagées et sur la promesse de réalisation
sociale de la personne. Ce faisant, elles permettent l'intériorisation
du contrôle et l'exercice du pouvoir organisationnel par tous
et sur tous. Ce sont avant tout des techniques de production de
l'individu managérial.
Introduction
Les pratiques managériales actuelles, reposant sur le postulat
que l'esprit humain reste l'intégrateur de complexité
le plus efficace pour fournir la réponse la plus adaptée
face à un environnement mouvant, sont conçues de manière
à favoriser l'autonomie, la capacité d'initiative
et la responsabilité des acteurs tout en les orientant dans
le sens des intérêts de l'organisation. L'attitude
et les comportements du salarié seront progressivement orientés
dans un sens productif via des pratiques dites de « développement
de la personne » 3, qui s'apparentent au développement
du « savoir-être ». On retrouve ces pratiques
dans toutes les actions de gestion qui impliquent une opération
de jugement de la personne : recrutement, management de proximité,
évaluation, orientation et gestion de carrière, formations
comportementales, etc. Cette contradiction apparente entre jugement
et développement de la personne est au centre des techniques
de pouvoir que nous allons décrire.
Nous présentons ici les modalités de fonctionnement
d'un système psycho- organisationnel4 remarquable par la
cohérence des processus mis en place pour favoriser l'adhésion
du salarié et son investissement maximal. Cette étude
s'inscrit dans la lignée des travaux ouverts notamment par
Max Pagès 5, Eugène Enriquez 6, Vincent de Gaulejac
et Nicole Aubert 7 sur les processus d'adhésion mis en place
dans les systèmes managériaux.
Le système que nous décrivons favorise une mobilisation
psychique du salarié fondée à la fois sur l'appel
aux valeurs partagées et sur la promesse de réalisation
sociale faite à l'individu. Il s'appuie notamment sur des
processus de développement d'un savoir-être normé
chez le salarié. En nous appuyant simultanément sur
une vingtaine d'entretiens cliniques avec des salariés de
ce système, sur une analyse des textes émanant de
ce système (formations, chartes, présentation de l'entreprise,
etc.), ainsi que sur une expérience personnelle du métier
de conseil, nous nous proposons de décrire les pratiques
en vigueur dans ce système, puis de montrer en quoi elles
permettent des modalités de contrôle extrêmement
efficaces parce qu'intériorisées et/ou détachées
de la contrainte hiérarchique. Enfin, nous aborderons les
implications individuelles et sociales de ces pratiques de management.
I. Le système psycho-organisationnel
I.1. L'organisation du travail
L'organisation considérée est mondialement reconnue
pour la qualité de ses prestations de conseil à ses
clients. Elle repose sur un réseau mondial de bureaux au
sein desquels les pratiques métiers sont très formalisées
et très homogènes. La mobilité des salariés
entre les bureaux est d'ailleurs favorisée. La production
se fait par petites équipes qui interviennent auprès
d'une entreprise cliente, pour une « mission » de 2
à 4 mois. Les consultants changent d'équipe, de collaborateurs
et de manager à chaque mission. Aussi, la définition
des rôles de chacun et des modalités de coordination
sont très formalisées, de manière à
favoriser l'efficacité collective dans un contexte de mobilité
extrême.
I.2. Les valeurs du système
Le système de valeurs est omniprésent dans l'organisation,
il est traduit au quotidien dans les pratiques managériales.
Il repose tout d'abord sur une vocation d'entreprise, partagée
et acceptée par tous, qui consiste à créer
un monde économiquement meilleur, c'est-à-dire un
monde dans quel il y a moins de gâchis. La vocation de l'entreprise
consiste donc à rationaliser les entreprises clientes pour
les rendre plus rentables. Elle repose sur le postulat économique
libéral suivant : la maximisation de l'utilité économique
des appareils productifs que sont les entreprises permet de maximiser
l'utilité collective. Toute perte d'utilité dans l'entreprise
est un gaspillage qui ne profite à personne. Cette vocation,
fondée sur des lois économiques vues comme rationnelles
et universelles, confère une légitimité externe
au pouvoir et à la politique d'entreprise. En découlent
des méthodes et outils de production (analyse et résolution
de problèmes) légitimées et homogénéisées
par la logique de rationalité instrumentale et fondées
sur une volonté de maîtrise et de rationalisation du
monde.
Cette vocation partagée surplombe un corpus de valeurs d'entreprises
au rang desquelles figurent la notion de service au client (l'intérêt
personnel ou organisationnel doit être mis entre parenthèse
au profit de celui du client) et celui de « l'excellence »
vis-à-vis de soi, de ses collègues et surtout de ses
clients. On notera que cette excellence est présentée
par l'entreprise et, souvent, vécue par ses salariés
comme une excellence en soi, absolue, alors qu'elle n'est que l'excellence
au regard des utilités sociales requises par le système.
Ce double appel à l'excellence et au service maximal au client
est l'une des modalités de légitimation et d'intériorisation
du pouvoir organisationnel.
Pour justifier les émoluments demandés aux clients,
qui s'élèvent à trois ou quatre fois les prix
du marché, et pour être à la hauteur de la réputation
d'excellence de l'entreprise, chaque équipe doit faire plus
et mieux que ce qui est attendu par le client. Aussi, la variable
d'ajustement de la production devient la capacité de travail
maximale que l'on peut demander à l'équipe. Les horaires
de travail atteignent fréquemment 12 à 14h par jour,
et les clôtures de mission se soldent généralement
par des nuits de travail. Si les salaires ne dépendent directement
ni du prix facturé au client, ni de sa satisfaction, la pression
est implicite : ceux qui ne se conformeraient pas à cette
norme de sur-travail risqueraient d'être rejetés rapidement
par le système.
Une valeur fondatrice du système est celle du « développement
de la personne » dans un processus de progrès soutenu
et « harmonieux ». En fait de développement harmonieux
de la personne, il s'agit de favoriser une progression professionnelle
rapide de chacun sur un certain nombre d'axes précis et normalisés
qui correspondent aux valeurs et aux qualités requises par
le système : capacité d'action, capacité d'analyse
et de résolution de problème, éthique (honneteté
intellectuelle, sens du client), capacités à «
gérer les interactions » avec l'équipe de travail
et le client. L' « excellence » du système reposant
sur l' « excellence » des individus qui le composent,
les pratiques managériales visent faire progresser rapidement
le salarié en le mettant systématiquement en «
situation d'inconfort » sur des tâches, rôles
et missions qu'il ne connaît pas. Cette norme de progression
et d'apprentissage constants est reliée à un principe
accepté de tous qui consiste à se séparer de
ceux qui progressent moins que les autres (« up or out »).
C'est là que se situe l'écologie du pouvoir organisationnel
: la loi du « up or out » permet de réguler légitimement
la quantité de consultants nécessaires au regard du
marché et de la demande : il suffit d'ajuster le niveau de
licenciement en faisant monter ou descendre la norme minimale de
progression individuelle acceptable. En interne, ce principe est
légitime, voire nécessaire au regard des valeurs d'excellence
et de progression personnelle qui constituent la base de la culture
partagée. C'est donc pour le bien de tous que l'on se sépare
rapidement de ceux dont on pense qu'ils ne seront pas assez bons,
y compris pour leur propre bien : mieux vaut trancher rapidement
que les laisser se fatiguer dans un système où ils
n'ont pas d'avenir.
Que le système de valeurs (et les pratiques qui en découlent)
soit envisagé comme une religion ou comme une simple médiation
entre les besoins de l'organisation et les aspirations individuelles,
il semble considéré de tous comme la meilleure façon
d'obtenir ce qui est attendu des individus à l'intérieur
de l'organisation. Cette adhésion minimale au système
de valeurs de l'entreprise est une condition nécessaire de
maintien du système. Le pouvoir qui s'exerce sur les individus
est légitimé par le fait que ceux-ci reconnaissent,
acceptent et partagent le bien-fondé de la vocation et des
valeurs prônées par l'entreprise. Ce pouvoir s'exerce
par tous et sur tous à travers des processus diffus et omniprésents
de renforcement des valeurs et des comportements adaptés.
Dans ce modèle panoptique d'exercice du pouvoir8, l'autorité
interpersonnelle ou hiérarchique devient superflue : il suffit
que chacun se mette au service de chacun pour l'aider à être
plus conforme aux normes (ou utilités sociales) du système.
Dans la typologie établie par Beauvois 9, la légitimation
du pouvoir par l'appel aux valeurs partagées correspond à
une forme de pouvoir totalitaire. Ce terme nous semble cependant
un peu fort pour décrire une organisation que les individus
sont libres de rejoindre et dans laquelle ils gardent un certain
degré de liberté de pensée. Nous verrons plus
loin que la légitimité du pouvoir s'appuie également
sur un idéal de développement personnel et professionnel,
ce qui le rapproche davantage d'une forme de pouvoir libéral.
I.3. Les pratiques d'exercice du pouvoir managérial
I.3.A. Le recrutement
Les pratiques managériales qui permettent d'assurer un «
développement » du salarié en conformité
avec les qualités attendues de lui et dans le respect des
valeurs de l'entreprise commencent au recrutement. Forte de sa réputation
d'excellence et d'exigence, l'entreprise ne reçoit que les
candidats issus des meilleures formations (en France, Polytechnique
ou HEC principalement). Le mode de recrutement vise à intégrer
des personnalités-type pouvant se conformer rapidement aux
exigences du modèle organisationnel. Pour assurer l'homogénéité
du jugement sur les candidats, le processus de recrutement est mené
par des pairs qui sont formés par compagnonnage et munis
d'une grille d'évaluation standard. Il nous semble que les
personnalités-type jugées compatibles avec le système
possèdent les caractéristiques suivantes :
- avant tout, un esprit vif et analytique, orienté vers
l'analyse logique et rationnelle des faits. Le consultant modèle
doit être capable d'opérer rapidement une analyse des
situations qui séquence celles-ci en problèmes à
résoudre de manière rationnelle.
- une personnalité tournée vers la réussite
(scolaire puis sociale) et la rentabilisation (appelée ici
« développement ») maximale de soi-même.
Le parcours des candidats semble dirigé par un principe d'opportunité
au regard de l'échelle des valeurs dominantes : tout se passe
comme s'ils avaient choisi à chaque fois ce qu'ils pouvaient
faire de mieux au regard de cette échelle de valeur. Cet
aspect semble d'ailleurs lié à une estime de soi marquée
par le besoin de reconnaissance et la fixation permanente d'objectifs
de plus en plus ambitieux. Il s'agit d'un élément
important dans le maintien du système : le contrat implicite
qui va lier l'individu à l'organisation repose sur la promesse
d'une progression substancielle en matière de reconnaissance
sociale (propulsion rapide dans les classes dominantes) en échange
d'un investissement massif de la personne. Pour que ce contrat soit
durable en dépit des sacrifices demandés aux salariés,
il est nécessaire que la volonté de réussite
et d'expansion de soi en termes de pouvoir et de capital symbolique
et financier prévale sur la volonté d'équilibre
ou de bien-être.
- une capacité à fournir des efforts intensifs par
goût du « challenge »
- une éthique du travail marquée par le goût
du travail bien fait, le dévouement au client et à
l'entreprise, la capacité à travailler en équipe
et à faire passer l'intérêt général
avant le sien. Les francs-tireurs et ceux dont l'ambition est trop
manifestement personnelle sont significativement éliminés
du processus de recrutement.
Au niveau groupal, ce processus de recrutement représente
un acte mythique fondateur qui intègre le candidat (par cooptation
de ses pairs et sur des critères précis en matière
de formation, de capacité intellectuelles et personnelles)
au sein d'un groupe fondé sur l'endogamie et l'élitisme.
Sur le plan symbolique, le groupe est porteur d'un pouvoir identificatoire
très puissant. La légitimation du pouvoir organisationnel
s'appuie ici sur une logique libérale d'accomplissement individuel
selon les normes du système dominant. C'est un certain modèle
de l'homme accompli intellectuellement et humainement qui tient
lieu d'idéal à atteindre, et qui soutient le système
d'aspiration sur lequel est fondé le pouvoir organisationnel.
Ces critères d'accomplissement de soi au sein de l'entreprise
vont déterminer les critères d'utilité sociale
qui vont être présentés comme des qualités
intrinsèques de la personne 10.
Une fois entré dans l'organisation, le candidat va être
soumis à un faisceau de processus managériaux permettant
le renforcement des valeurs et la conformisation au modèle
par renforcement des utilités sociales, ce par un double
processus d'incitations à l'action et d'évaluations
permanentes.
I.3.B. Le feed-back
Tout d'abord, au sein de l'équipe de travail, chacun est
incité à donner à ses collègues à
chaque fois que de besoin un « feed-back » (en fait,
une critique constructive) sur la manière dont il perçoit
son travail et sur les moyens grâce auxquels ils pourraient
s'améliorer. Pour éviter les réactions défensives
de celui qui reçoit le feed-back, chacun est formé
à administrer celui-ci d'une manière codifiée
qui le débarrasse de tout ce qui ressemblerait à une
interprétation des faits, à un processus d'attribution
ou à un jugement, pour centrer le propos sur la perception
que l'on a des actes de l'autre, censément « neutre
et objective ». La forme codifiée du feed-back est
la suivante « Voici ce que j'ai perçu/ressenti quand
tu as fait cela. Voici l'effet que cela a produit sur moi.
Voici ce que je te propose de faire pour t'améliorer ».
Dans la culture organisationnelle le feed-back est considéré
comme un don : il est pour celui qui le reçoit l'occasion
de progresser dans un système où le but est la progression
maximale, tandis que celui qui le donne agit de manière «
gratuite et désintéressée ». Cette forme
de « critique-don » est encouragée dans toute
l'organisation, par tous et sur tous. Elle possède un double
rôle : d'une part la régulation interindividuelle,
le désamorçage immédiat des conflits et leur
transformation en interaction constructive, d'autre part l'intériorisation
des normes par surveillance de tous sur tous.
I.3.C. Les évaluations
Le premier type d'évaluation a lieu en fin de mission, lorsque
le manager de cette mission évalue la contribution du consultant
à sa réussite, ainsi que sa capacité à
progresser par l'intégration des feed-back qui lui auront
été donnés. On voit que, bien que censément
gratuits et désintéressés, les feed-back sont
reliés à un système évaluatif puissant
puisqu'il peut aboutir au rejet de la personne hors du système.
C'est tout le système de pouvoir qui repose sur cette dialectique
entre coaching et jugement, entraide et rivalité, progression
personnelle dans la confiance et risque de rejet.
Cette évaluation a toutes les apparences de l'objectivité.
Elle se fonde d'abord sur des faits, des actions factuelles réalisées
par l'individu, ensuite sur une grille précise des qualités
attendues. Ceci permet de limiter en apparence la subjectivité
de l'évaluateur et d'aboutir rapidement à un consensus
entre évaluateur et évalué. L'individu ne peut
qu'entériner le portrait en apparence objectif qu'on fait
de lui. Mais ce qui est mesuré, c'est l'utilité sociale
de l'individu au regard des valeurs collectives. Elle permet donc
de présenter comme des qualités dans l'absolu ce qui
ne sont que des utilités dans un système donné
(naturalisation des utilités sociales).
Le second type d'évaluation est bi-annuel et reprend les
évaluations de fin de mission pour mesurer les progrès
réalisés par la personne au cours du semestre. La
encore, cette évaluation est vécue comme relativement
objective et incontestable puisqu'elle se fonde sur un faisceau
de témoignages. Elle est réalisée par un coach
non hiérarchique, qui assume le triple rôle d'évaluation
neutre des contributions de la personne à des projets où
lui-même n'est pas impliqué, d'accompagnement de la
personne dans son développement professionnel, de coaching
et orientation de carrière. Cette seconde évaluation
est transmise à un collège d'évaluateurs composé
d'associés auprès duquel le coach du consultant sera
son avocat ou son juge. Le jugement évaluatif ne sera pas
attribué à la personne avec laquelle on procède
à l'évaluation mais à ce collège, lui-
même garant des valeurs du système. Ceci contribue
à la dépersonnalisation du pouvoir et à son
hypostase dans le fonctionnement et les valeurs du système.
L'existence de lieux d'évaluation des managers par les managés
renforce encore le sentiment d'égalité, de neutralité,
de dépersonnalisation du pouvoir au profit de valeurs partagées.
De ce fait, la relation entre évaluateur et évalué
peut être débarrassée de toute autorité
interpersonnelle et de tout pouvoir coercitif au profit d'une sorte
de coaching centré sur le développement de la personne.
L'aspect « contrôle de rendement » de l'acte évaluatif
est minimisé par rapport à l'aspect de coaching, marqué
par un dialogue ouvert au cours duquel le salarié pourra
faire état de ses aspirations, de ses faiblesses, et se voir
conseillé. Ce principe quasi-confessionnal s'apparente à
un pouvoir pastoral 11 de direction de conscience, qui permet une
implication affective plus grande du salarié et renforce
sa soumission aux objectifs de l'organisation et sa conformisation
au modèle attendu. La production par le sujet de sa vérité
aux regard des utilités de l'organisation naturalisées
en valeurs absolues est l'une des conditions majeures de son obéissance.
Chaque évaluation représente donc une médiation
entre l'individu et le système de valeurs de l'organisation.
Elle permet la conciliation des objectifs de l'individu (se développer,
progresser) et de ceux de l'organisation et marque la fin du conflit
entre individu et organisation.
I.3.D. Les formations comportementales : typologies de personnalité
et techniques d'influence
A leur arrivée dans l'organisation, les consultants suivent
une formation destinée appréhender quels vont être
les modes de réflexion, de relations aux autres et de travail
qui vont leur convenir le mieux. La formation se fonde sur le classement
de chaque participant dans une typologie de personnalité
à 16 cases, en fonction des 4 axes suivants : l'orientation
de la libido (introverti ou extraverti), l'origine des jugements
(sur des analyses logiques ou sur des valeurs), les préférences
en matière d'organisation du travail (spontanéité
ou planification), les préférences en matière
de production intellectuelle (échange ou réflexion
solitaire).
Cette typologie, qui est assortie d'une formation aux techniques
d'influence les plus efficaces en fonction des personnalités
et des situations, a pour but de maximiser l'utilité de chacun
et de tous au travail : dans quel mode de travail suis-je le plus
productif ?
quelle est la meilleure manière de me manager ? Il s'agit
de donner des clés d'appréhension du réel qui
permettent d'en réduire la complexité et de fournir
des outils simples de maîtrise de soi, des autres et des situations.
Le corrélaire de cet effort de classification est de «
ranger les personnes dans des cases ».
En identifiant les personnes qui nous entourent au travers de la
typologie, on leur attribue de facto un ensemble de traits corrélés
qui ne lui appartiennent pas forcément, ce qui peut jouer
le rôle d'une prophétie auto-réalisatrice. D'une
part, ce jugement fondé sur une théorie implicite
de la personnalité influence ce que l'on perçoit des
comportements effectifs de la personne. D'autre part, il peut aussi
influencer la manière dont la personne se vit et ce qu'elle
donne à voir d'elle.
Dans la mesure où ces pratiques de classification comportementale
s'inscrivent dans un système de feed-back et d'évaluations
permanents, où chaque évaluation repart de ce qui
a été dit et écrit précédemment,
on comprend à quel point la personne est prise dans un faisceau
de jugements normatifs qui peuvent se nourrir et s'influencer réciproquement.
Celui-ci est plutôt bien accepté par les personnes
dans la mesure où il est censé être fondé
sur des faits, ce qui rend l'argumentation possible, et où
le regard porté sur l'individu est perçu comme «
globalement bienveillant » car tourné vers le développement
de la personne plus que vers la sanction. Le fait que ce développement
s'apparente en fait à l'intégration du modèle
organisationnel et à une exigence de performance de plus
en plus élevée, sous peine de se voir éjecté
du système, n'est pas une remise en cause car il correspond
à un idéal de développement de l'homme managérial
et est en conformité avec la légitimité du
pouvoir libéral.
II. Production de l'individu managérial
I.1. L'intériorisation du contrôle
L'individu est profondément lié à l'organisation
par le sentiment qu'il a d'oeuvrer pour son développement
personnel à travers son investissement professionnel. Le
modèle d'homme managérial regroupe toutes les qualités
dont l'organisation a besoin : l'autonomie, la flexibilité,
l'investissement dans le travail, l'attention aux autres et l'écoute,
la capacité de leadership, etc. Pour l'individu, il représente
un idéal dans le système de valeurs proposé
par la société libérale. Il permet donc la
mise en cohérence des objectifs organisationnels et individuels.
La légitimation du pouvoir par l'accomplissement individuel
repose nécessairement sur la double conviction que chacun
est libre et est la cause de ce qui lui arrive (norme d'internalité,
Beauvois, 1994). Paradoxalement, cette double conviction implicite
est nécessaire à la non remise en cause du système
organisationnel.
D'une part, une fois que l'individu a eu le sentiment de choisir
librement de rejoindre cette organisation (peu importe la pression
sociale qui l'y a poussé), il se sent engagé par son
choix et accepte non seulement d'être corvéable à
merci, mais aussi de faire les actes les plus contraires à
son éthique personnelle - la rationalisation des entreprises
ne va pas sans heurs (théorie de l'engagement, Beauvois &
Joule, 1981). Il juge devoir être cohérent avec son
choix de rejoindre cette organisation, c'est-à-dire partager
ses valeurs et accepter ses pratiques. Il modifiera même son
propre système de valeur pour être en cohérence
avec les actions que l'organisation le pousse à accomplir
(réduction de la dissonance cognitive, Beauvois & Joule,
1981).
D'autre part, l'individu porte seul la responsabilité de
ce qui lui arrive, et notamment de son devenir professionnel. Tout
se passe comme s'il jugeait avoir accepté et donc devoir
se conformer aux règles de l'organisation, notamment celle
qui consiste à devoir soit progresser autant ou plus que
la moyenne, soit partir. S'il devait être contraint à
partir, ce serait la preuve de son incapacité à être
à la hauteur.
L'ensemble de ces pratiques permet de situer le contrôle
à l'intérieur de la personne : l'individu fait siens
les objectifs et les valeurs organisationnels, se conforme à
un modèle de pensée et de comportement, adopte une
vision du monde normée et fondée sur la rationalité
instrumentale, y compris au niveau de la représentation de
soi schématisée dans un objectif de mesure de l'utilité
sociale.
Enfin, nous avons vu que le désir de reconnaissance sociale
était un élément structurant pour rejoindre
ce système. C'est aussi un élément structurant
dans le maintien des techniques de pouvoir que nous venons de décrire.
Les individus ont le sentiment d'avoir été accepté
dans le cercle restreint de ceux qui incarnent l'excellence et l'idéal
de réussite libéral. Leur formidable dépendance
à reconnaissance sociale (financière, symbolique,
etc.) dont ils bénéficient par leur appartenance à
ce système limite leur capacité à remettre
en cause le fonctionnement de celui-ci.
II.2. L'instrumentalisation du développement de soi
Le pouvoir organisationnel est ici intimement lié à
des techniques de production de l'individu. Les techniques de pouvoir,
qui constituent un ensemble si cohérent, sont aussi des techniques
de soi : elles vont jouer sur la manière dont l'individu
se connaît, s'envisage, agit et interagit. Il ne s'agit pas
ici simplement, comme pour toute activité de travail, d'une
codification des modalités de socialisation, mais d'une accession
à un savoir sur soi que l'on pourra qualifier d'instrumental
(car schématisé au profit d'un objectif de maîtrise
et d'efficacité).
En effet, l'accession au savoir sur soi s'opère par une
description normalisée reposant sur des outils rationnels
(typologies de personnalité, grilles d'évaluations)
qui naturalisent les utilités sociales proposées par
l'entreprise. Autrement dit, l'image qui est donnée de chacun,
c'est son positionnement par rapport à une grille de qualités
attendues par l'organisation, lesquelles finissent par être
vues comme des qualités absolues, « naturelles ».
Le regard sur soi s'origine dans une visée instrumentale
de conformisation à un modèle organisationnel. C'est
non seulement le rapport à soi, mais aussi le rapport aux
autres et au réel qui est marqué par une conformisation
et une volonté de maîtrise : il s'agit de gérer
les interactions pour étendre sa sphère d'influence.
Nous avons vu que l'activité évaluative, clé
de voûte de l'exercice du pouvoir organisationnel, reposait
sur une apparence d'objectivité (principes de la grille d'évaluation,
du jugement sur des faits, du consensus) qui permettait d'accepter
une vérité (organisationnelle) sur soi vue comme neutre
et incontestable.
Par ailleurs, à travers le feed-back, l'incitation à
l'action « utile » relève d'un regard panoptique
de tous sur tous qui facilite la conformisation de chacun au modèle
d'homme libéral éclairé auquel chacun aspire.
Enfin, l'activité de "coaching" ou de "mentoring",
autorisant chacun à faire l'aveu de ses aspirations ou de
ses fragilités à un représentant de l'autorité
organisationnelle, agit comme un pouvoir pastoral 12, de direction
de conscience. Ce type de pouvoir est renforcé par l'intrication
des activités de coaching et d'évaluation.
A mesure que l'individu intériorise les règles sociales
et comportementales exigées par le système, que la
maîtrise interne prend le pas sur le contrôle externe,
la contrainte semble s'alléger.
Plus l'individu est conforme, plus il se sent
libre.
Conclusion
De plus en plus d'organisations s'attachent à développer
ce modèle comportemental de l'homme managérial ; responsable,
autonome, doté d'une forte estime de soi et d'habiletés
relationnelles, capable de gérer efficacement l'interaction
avec autrui, impliqué mais dans la juste distance, etc. Or,
ce modèle est fortement lié aux positions dominantes
dans la société. Le mode de relation à soi
et à l'autre qu'il implique est la marque du pouvoir : on
l'attend de celui qui le possède, et il est le signe qu'on
le possède. On peut se demander dans quelle mesure ces pratiques
managériales fondées sur le savoir-être ne participent
pas d'un mouvement de dichotomisation de la société
: il y aurait ceux qui auraient le potentiel (issu du capital culturel
et symbolique) pour adopter le modèle comportemental de l'homme
managérial, et les autres, voués à des positions
subalternes, voire à l'exclusion.
******************
Bibliographie
Livres :
Aubert, N., et de Gaulejac, V. (1991). Le coût de l'excellence.
Seuil.
Beauvois J.L., & Joule R. (1981). Soumission et idéologies
: psychosociologie de la rationalisation, PUF.
Beauvois J.L. (1994). Traité de la servitude libérale,
Dunod.
Enriquez, E. (1992). L'organisation en analyse, PUF.
Foucault, M. (1975). Surveiller et Punir. Gallimard.
Foucault, M. (2001). L'Hermeneutique du sujet : Cours au Collège
de France (1981- 1982) ; Hautes études Gallimard - Seuil.
Pages, M., Bonetti, M., de Gaulejac, V., Descendre, D. (1979) L'emprise
de l'organisation, PUF. Réed. Desclée de Brouwer,
1998.
Chapitres de livres :
Aubert, N. (1994) Du système disciplinaire au système
managinaire, l'émergence du management psychique. In Bouilloud,
J.P. & B.P. Lécuyer (eds.),
L'invention de la gestion, Editions L'Harmattan, p. 119-134.
Eraly, A. (1994) L'usage de la psychologie dans le management :
l'inflation de la réflexivité professionnelle. In
Bouilloud, J.P. & B.P. Lécuyer (eds.),
L'invention de la gestion, Editions L'Harmattan, p. 119-134.
Gaulejac V. de (2002). Critique des fondements de l'idéologie
gestionnaire, in Pratiques de consultation, coll. Changement Social,
L'Harmattan.
Palmade, J. (1987) Le management postmoderne ou la technocratisation
des sciences de l'homme, in Management et organisation en question(s),
L'Harmattan.
- Articles :
Palmade, J. (1990). Postmodernité et fragilité identitaire,
Malaise dans l'identification, Connexions n°55, p.7-28.
Communications :
Eraly, A. (1994) L'idéologie dans le discours managérial,
communication présentée au séminaire Condor,
Paris, ESCP.
*************
Notes :
1 Chercheure au Laboratoire de Changement Social, Université
Denis-Diderot (Paris VII), 105, rue de Tolbiac, 75013 Paris.
Conseil en management dans le cabinet Sustainable, 11, rue de Rome,
75008 Paris.
valerie.brunel at noos.fr
2 Assistant d'enseignement et de recherche en Analyse des organisations
(Université Catholique de Louvain, Belgique/Institut d'administration
et de gestion) 1, place des Doyens 1348 Louvain- la-Neuve, cultiaux
at rehu.ucl.ac.be
3 Les expressions entre guillemets font partie du vocabulaire courant
dans le système organisationnel que nous présentons.
4 Ensemble des bouclages entre processus psychiques et processus
organisationnels.
5 L'emprise de l'organisation, 1979, Réed. Desclée
de Brouwer, 1998.
6 L'organisation en analyse, 1992, PUF 7 Le coût de l'excellence,
1991, Seuil.
7 Le coût de l’excellence, 1991, Seuil.
8 Foucault, M., 1975
9 Traité de la servitude libérale, 1994
10 Il s'agit ici du processus de naturalisation des utilités
sociales décrit par Beauvois et Joule in « Soumission
et idéologies » (1981)
11 Pouvoir du chef et du guide d'une communauté, de celui
qui a la charge de guider la spiritualité d'un ensemble de
personnes.
12 Pouvoir spirituel de direction de conscience auprès d'une
communauté, par référence aux pasteurs spirituels.
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