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Origine : liste Internet
http://listes.samizdat.net/wws/arc/infozone_l/2005-03/msg00129.html
et
http://quadruppani.samizdat.net/
La démarche des initiateurs de l’appel «Nous sommes
les indigènes de la République « et de leurs soutiens
présente cette originalité de se situer à l’intérieur
d’une succession d’impasses historiques, et de vouloir
les prolonger. Or, on n’insistera jamais assez sur le fait que
prolonger une impasse n’est pas le meilleur moyen d’aboutir
quelque part. Bien sûr, nous parlerons ici du point de vue de
l’émancipation humaine, c’est-à-dire de
la lutte contre l’exploitation, les discriminations et toutes
les oppressions.
Pour cela, nous nous appuierons principalement sur le texte de l’Appel
et sur les « réponses à quelques objections »
rédigées par trois auteurs en réaction aux critiques
essuyées par l’appel qui nous paraissent symptomatiques
(1).
Tiers-mondisme et relativisme culturel
Le combat anti-colonial des années cinquante et soixante s’imposait
comme une exigence universelle : « Un peuple qui en opprime
un autre ne saurait être libre ». Comment s’affirmer
ici les ennemis de l’exploitation et fermer les yeux sur la
surexploitation dans les pays colonisés ? Au prétexte
qu’il n’avaient qu’à attendre l’émancipation
ici ? Devant ce défi, les grandes organisations syndicales
et politiques furent pour l’essentiel en faillite : participation
de la SFIO (Mitterrand compris) aux pires crimes coloniaux, ambiguïtés
et réticences du PC et des syndicats (au début seulement
s’agissant de l’Indochine, presque jusqu’au bout
s’agissant de l’Algérie). Ce fut l’honneur
de petits groupes aux marges de la gauche d’avoir manifesté,
en parole et en actes, et parfois au péril de leur vie, leur
solidarité avec les colonisés rebelles.
Mais les plus lucides des soutiens étaient conscients que l’ambiguïté
se trouvait aussi du côté des organisations qui encadraient
la rébellion : « Nous nous battons pour mettre au pouvoir
des gens que nous dénoncerons aussitôt après »,
disait Morin. Parmi ceux qui criaient « Ho, Ho - Chi - Minh
» dans les manifs contre la guerre au Viêt-Nam, il y avait
des trotskistes qui savaient, ou auraient dû savoir, que le
lettré barbichu avait exterminé leurs semblables pour
asseoir l’hégémonie de son parti sur les masses
et étendre la dictature stalinienne sur tout le Vietnam. De
même, les soutiens à la lutte de libération nationale
algérienne ont bien vu que, sur le terrain, l’appareil
du FLN avait été écrasé à grand
renfort de terreur, de torture et de crimes de guerre et que, face
aux manifestations de masse du peuple algérien et aux pressions
internationales, c’est à une junte rapace de généraux,
appuyée sur des armées de l’extérieur que
De Gaulle a livré l’Algérie.
En l’absence de changements profonds dans les sociétés
dominantes, les sociétés des pays libérés
sont restées doublement dominées, par les ex-puissances
coloniales et par leur propre classe dominante dont la cruauté
et l’avidité prédatrice n’avaient rien à
envier aux anciens colons. Cela ne retire rien à la légitimité
des luttes menées en France, en Indochine, à Madagascar,
en Algérie et ailleurs contre l’exploitation coloniale,
la torture et les crimes de guerre. Mais force est de constater que
la lutte anticolonialiste, si elle a été porteuse d’une
leçon qui n’a pas été perdue (« quand
on se révolte, on peut vaincre »), n’a pas suffi,
comme quelques-uns l’avaient espéré (la révolte
des colonisés étant censée « réveiller
le prolétariat français »…) à faire
progresser la cause de l’émancipation universelle.
Dans son soutien aux luttes de libération nationale, l’anticolonialisme
a souvent renouvelé l’impasse intellectuelle et pratique
où se sont enfermés dans les années cinquante
les compagnons de route du stalinisme : on connaissait les procès
de Moscou, on reconnaissait l’incroyable obscurantisme culturel
des dirigeants staliniens russes et français mais on finissait
toujours par avaler les plus énormes couleuvres au nom du fait
que ces gens-là représentaient quand même l’ouvrier
et le peuple. De même qu’aucun intellectuel français
n’aurait accroché une horreur réaliste-socialiste
dans son salon mais que tous [a] acceptaient que le cher peuple soit
encouragé dans la voie du réalisme-socialiste censé
incarner un art « populaire », les anticolonialistes qui
n’auraient pas supporté qu’on leur impose les aspects
oppressifs des mœurs traditionnelles, refusaient de les mettre
en question chez les peuples colonisés au nom du « respect
des différences ».
Cette impasse intellectuelle et pratique est ensuite passée
de l’anticolonialisme au tiers-mondisme. Il n’est certes
pas équivalent d’être dominé et exploité
par sa propre bourgeoisie (fût-elle alliée aux anciennes
puissances coloniales) et d’être un colonisé, privé
des attributs de la citoyenneté et de son identité.
Mais quand les auteurs des « Réponses à quelques
objections » parlent de la « nullité dramatique
de certains régimes post-indépendance », leur
clémence se doit d’être soulignée. S’agissant
d’un FLN massacreur de la révolte des jeunes de 1988
ou des régimes dictatoriaux de l’Afrique noire, pourquoi
ne pas parler plutôt de « dictatures sanglantes »
? Et pourquoi seulement « certains » ? Existerait-il des
anciennes colonies où ne règnerait aucune sorte d’oppression
de classe, d’ethnie, de clan ? Vite, des noms !
Quand les rédacteurs de l’Appel soutiennent sans rire
: « Comme aux heures glorieuses de la colonisation, on tente
d’opposer les Berbères aux Arabes », le «
on » recouvrant leur unique ennemi : les néo-colonialistes
de la république française, on constate que le tiers-mondisme
tardif qui les inspire aboutit à un aveuglement volontaire
particulièrement obtus. On sait pourtant, grâce aux luttes
des principaux intéressés (les Berbères et les
femmes) que, quelques années à peine après l’Indépendance,
le nouveau pouvoir algérien pratiqua une politique d’arabisation
totale et mit un terme brutalement à tout processus d’égalisation
des droits entre hommes et femmes. L’opposition tantôt
sourde tantôt violente de la Kabylie au pouvoir arabe (et par
conséquent, à l’« analphabétisme
trilingue », comme on dit là-bas, à propos du
système éducatif), fait massif dont les manifestations
sont encore dans toutes les mémoires, est effacée d’un
trait par l’Appel : tout ça, c’est la faute aux
néo-colonialistes. Il n’est pas très étonnant
que, sauf erreur de notre part (toutes les aberrations sont toujours
possibles), les associations de berbères et de kabyles se soient
abstenues de signer un tel appel.
Il est bien vrai que la colonisation a laissé dans les sociétés
indigènes des bombes à retardement (les personnels,
les structures, les frontières, l’exaltation d’oppositions
ethniques, etc.) et que le néo-colonialisme qui a suivi a soutenu
les régimes les plus oppresseurs. Mais ce n’est quand
même pas la faute des Boers ou des Anglais si le président
de l’Union sud-africaine, à l’image d’autres
dirigeants africains, prétend que le HIV est une invention
colonialiste !
Le soutien des tiers-mondistes aux nationalismes des colonisés
pouvait se comprendre, quand ils pariaient sur une évolution
de ces régimes.
Mais nous savons aujourd’hui que le pari a été
perdu et que les discours anti-coloniaux sont désormais, pour
l’essentiel, l’habillage idéologique de luttes
de pouvoirs entre clans dont les couches supérieures n’aspirent
qu’à s’intégrer à l’hyper-bourgeoisie
de l’empire. Et qu’ils n’hésitent pas, comme
tant de politiciens occidentaux du passé et du présent,
à manipuler les passions xénophobes et racistes.
D’un pays comme la Côte d’Ivoire, où les
gouvernants ont inventé le concept meurtrièrement ségrégationniste
d’« ivoirité », les auto-proclamés
Indigènes de la République savent seulement dire que,
dans ce pays, l’armée française se comporterait
« en pays conquis ».
Sur le plan militaire, la conquête paraît pour le moins
limitée. Sur le plan économique, le pays est en réalité
un terrain de rivalités entre intérêts américains,
français et transnationaux, et on a beau être antimilitariste
et antipatriote, on doit constater que, en l’absence de gendarmes
français ou onusiens, la rhétorique de nettoyage ethnique
que continue de répandre le clan de N’Gabo se traduirait
par une tragédie d’ampleur rwandaise. Le tiers-mondisme
tardif qui inspire l’Appel refuse ainsi de voir à quel
point la notion de néo-colonialisme, qui pouvait convenir pour
parler, par exemple, de la « Françafrique », est
aujourd’hui peu adaptée pour traiter de l’exploitation
mondialisée du Sud par le Nord, un Nord auquel sont parfaitement
intégrées les classes dirigeantes du Sud (3).
Jusque et y compris les chefs de milice qui, au Sierra Leone ou au
Congo, traitent par téléphone satellitaire avec les
représentants de grandes compagnies, avant d’intervenir,
à grand renfort de massacres locaux, dans le commerce international
du diamant ou d’autres matières premières.
L’incapacité de la rhétorique anti-colonialiste
à rendre compte de la réalité est flagrante aussi
s’agissant des dernières colonies de la France dont parle
l’Appel. Dans ces sociétés dépendantes
et assistées, si le racisme sévit (dans toutes les communautés,
d’ailleurs), s’il y règne bel et bien des discriminations
qu’il faut dénoncer et combattre, la grande majorité
de la population rejette tout projet d’indépendance.
Que suggèrent les anti-colonialistes ? Que la « métropole
» se retire, et donc retire, de manière unilatérale,
la citoyenneté française, à des gens qui voudraient
la garder ? Et cela, en se basant sur une forme de citoyenneté
fondée sur le droit du sang ? Triste impasse d’un vieux
discours.
Depuis longtemps déjà, la résistance réelle
à l’exploitation des populations pauvres du Sud par les
économies du Nord et par les compagnies transnationales ne
passe plus par une rhétorique nationaliste qui a perdu toute
valeur libératrice. Quand des paysans du Larzac, de l’Inde,
du Brésil et du Mali se rencontrent et luttent ensemble contre
la destruction des cultures vivrières, les OGM et la disparition
programmée de l’agriculture paysanne ; quand des écologistes
de toutes nations s’allient pour lutter contre une destruction
industrielle de la nature dont le Sud est souvent la première
victime ; quand des ouvriers d’un côté de la frontière
nord-américaine viennent prêter main forte à leurs
camarades de l’autre côté pour obtenir de meilleurs
salaires, ils construisent dans les faits une résistance internationale
à l’ordre capitaliste qui transcende toutes les frontières,
nationales, ethniques ou communautaires. Ils construisent dans les
faits un nouvel universalisme libérateur.
« Républicains » contre « relativistes
culturels, un match complètement nul.
Avec de gros sabots polémiques qui ne sont pas sans rappeler
les procédés les plus grossiers des staliniens, les
auteurs de la « Réponse » énoncent ainsi
une des objections qu’on leur aurait faites : « Comment
peut-on oser critiquer la République et l’or de ses attributs,
les Lumières, l’Universalisme, l’Égalité
». Prêter des propos ridicules à l’adversaire
est évidemment un moyen facile d’en triompher ! Nous
n’avons jamais défendu « l’or des attributs
de la république ». Mais sans appartenir à la
tendance des adorateurs d’une République fétichisée,
comme ceux qui se répandent en excommunications, calomnies
et amalgames dans « Respublica », il y a bien des penseurs
des Lumières que nous revendiquons sans vergogne (comme les
matérialistes). Si l’on examine la thématique
de la République qui est le vrai leitmotiv du texte, on lira
dans les objections que la cible visée est la IIIe République
en tant que construction étatique et, son entreprise coloniale.
Cette leçon d’histoire vaut bien un camembert et on voit
clairement que sous la notion vague de « construction étatique
», ce qui est visé c’est tout simplement l’Etat
laïque, la séparation de la sphère du pouvoir politique
de celle du pouvoir religieux comme si c’était cette
séparation qui portait en elle-même la logique colonialiste.
Sans se soucier du fait que l’ensemble des puissances européennes,
qu’elles soient sous régime monarchique ou républicain,
se sont toutes lancées dès le XVIe siècle dans
des entreprises de conquêtes et de colonisation, c’est
dans sa seule forme républicaine que le texte dénonce
le colonialisme. Le colonialisme serait consubstantiel à la
République et ce colonialisme-là, républicain,
« assimilationniste », donc serait pire que les autres
parce que… républicain. La conclusion qui s’impose
c’est que tout anti-colonialiste se devrait d’être
anti-républicain, tout républicain serait par essence
un colonialiste et un raciste. C’est par cet enchaînement
que les auteurs réduisent l’anti-colonialisme à
un anti-républicanisme français .
Il nous faut aujourd’hui dénoncer cette entreprise d’enfermement
de la question sociale et de celle des discriminations ethniques dans
le débat manichéen sur la laïcité, débat
de diversion par rapport aux enjeux sociaux et de la mondialisation
Outre le fait qu’un tel argumentaire est tout à fait
identique à l’anti-colonialisme de la nouvelle droite,
que dire d’une telle sacralisation de la République sinon
qu’elle se tire dans le pied ?
Car si c’est la construction étatique qui hier était
principalement responsable du colonialisme et aujourd’hui des
discriminations et des inégalités, est-ce à dire
que la solution est dans une dérégulation encore plus
poussée et que le marché réussira là où
le politique a échoué ? Est-ce à dire qu’il
y a de bons colonialismes, par exemple le colonialisme britannique
qui n’est pas assimilationiste ?
La dénégation ou le passage sous silence de tout ce
qui gêne est la principale ressource du néo-post-tiersmondisme.
De même qu’elle permet d’oublier la répression
anti-berbère exercée par les Etats maghrébins,
l’invocation des « heures glorieuses de la colonisation
» sert à évacuer comme pur fantasme colonial les
manifestations d’antisémitisme qui ont pu émaner
de certaines franges des « quartiers ».
Autant il serait intolérablement faux d’induire de celles-ci
que les habitants de quartiers défavorisés, principalement
d’origine étrangère, sont antisémites ou
bien « judéophobes », pour reprendre l’expression
lancée par un auteur qui fut autrefois rigoureux et qui n’est
plus qu’un propagandiste (Taguieff), autant il est ridicule
de nier que, dans ces quartiers, on identifie souvent et un peu vite
(avec l’aide empressée du CRIF) les juifs et Sharon.
Il est certes difficile de saisir la profondeur du phénomène,
étant données d’une part l’ethnicisation
rampante des rapports sociaux qui touche tout le monde et pas qu’en
banlieue, et d’autre part l’hyperbolisation médiatique
du phénomène et ses effets pervers (les fausses agressions
antisémites).
Mais il est tout aussi difficile de nier des gestes et des discours
d’autant plus dangereux que des organisations, notamment islamistes,
n’hésitent pas à renforcer les sentiments antijuifs
en puisant dans l’arsenal du vieil antisémitisme européen.
(2) Et ce n’est pas un méchant manipulateur post-colonial
qui tient le plus ouvertement un discours opposant les juifs aux Noirs,
mais un anti-colonialiste patenté, le sieur Dieudonné.
Que ces dérives soient instrumentalisées par les politiciens
de droite et de gauche et par les rackets communautaristes ne les
fait pas disparaître. Nier leur existence ne les empêchera
sûrement pas de continuer à naître et se développer
au cœur de la fausse conscience de populations prolétariennes
travaillées par le spectacle télévisuel qui occupe
tout le champ délaissé par la dépolitisation.
Le tiers-mondisme, aux confins de sa logique relativiste, rencontrait
un différencialisme culturel que la nouvelle droite a repris
à son compte. La même impasse attend le néo-anticolonialisme.
Comment peut-on prétendre œuvrer dans le sens de la solidarité
et de l’universalisme si l’on accepte pour l’autre
ce que l’on n’accepterait jamais pour soi ? Comment peut-on
prétendre mettre en œuvre une solidarité si l’on
n’admet pas que ceux à qui on la témoigne sont
des sujets responsables — et pas seulement des victimes —
sujets envers lesquelles la critique est la forme supérieure
du respect ?
Les violences envers les femmes, les «tournantes », l’aliénation
des garçons à leur rôle de « grand frère
» et de « dur » ne sont pas, contrairement à
ce que sous-entendent les fétichistes de la République,
réservées à la seule « communauté
musulmane »… Il est vrai, comme le remarque un sociologue,
que les mêmes reproches étaient faits aux blousons noirs
des années 60. De la même façon, rien ne prouve
qu’il y a une augmentation du nombre de violences envers les
enfants. Mais ce qui a changé, c’est la tolérance
de la société envers ces violences et ces crimes.
Et ce qui a diminué cette tolérance, c’est la
lutte pour les droits des femmes et pour que soient reconnus des droits
à l’enfant. Dans les années soixante, la société
très conservatrice jugeait in fine que les femmes violées
avaient provoqué leur violeur. Procédant d’une
bonne volonté (refuser la discrimination morale qui frappe
la jeunesse des banlieues), l’attitude actuelle qui consiste
à relativiser ces violences au prétexte qu’elles
auraient toujours existé n’a que l’apparence de
l’objectivité.
D’une part, parler de « ce qui a toujours existé
», en particulier s’agissant des violences sexuelles,
revient, selon une logique conservatrice sinon réactionnaire,
à invoquer une éternelle « nature humaine »
; d’autre part, même semblables à celles des années
soixante, ces violences sont une régression par rapport à
l’évolution générale du niveau de tolérance
général de la société. Cette relativisation
qui procède d’une bonne intention (ne pas stigmatiser
les populations défavorisées, en particulier les jeunes
garçons) n’est pas exempte d’un racisme à
rebours car lorsque la société tolère moins le
viol par exemple, prétendre que dans certains quartiers «
ce n’est pas pire qu’avant donc en somme, c’est
normal », c’est postuler que l’évolution
générale de la société n’atteint
pas ces quartiers ou qu’au sous-développement économique
correspond de facto « un sous-développement de la conscience
morale ». C’est ce que les philanthropes du XIXe siècle
pensaient de la société ouvrière.
En réalité, on assiste aujourd’hui à la
concurrence entre diverses morales dans l’ensemble de la société.
Comment ces morales se lient-elles et se délient-elles et quels
phénomènes favorisent-elles ou produisent-elles ? La
réponse à cette question n’est pas manichéenne,
mais elle ne réside pas non plus dans le déni. Ces morales
sont là.
Faut-il en choisir une ? Pour notre part, nous pensons que l’émancipation
humaine passera par leur dépassement. Par exemple, à
propos d’une affaire mineure, celle de l’interdiction
d’une affiche sous pression de l’Eglise catholique, pourquoi
devrions-nous choisir entre la récupération de l’art
par la vulgarité publicitaire et la censure des bigots catholiques
? On peut refuser l’une et l’autre.
Cependant le relativisme culturel ne laisse pas d’inquiéter
par sa prolongation directe : le relativisme des valeurs d’émancipation.
Opposés à la loi sur les signes religieux à l’école
à cause de son caractère discriminatoire, nous ne pouvons
placer au sommet de la hiérarchie des horreurs à combattre
cette disposition. Plus terrible nous paraît l’imposition
par la coutume de l’excision des femmes par exemple. De même,
dans la série des souffrances endurées par les femmes
afghanes avec des suicides massifs dans les territoires contrôlés
par les Talibans, nous ne considérons pas forcément
que c’est l’occupation américaine seule qu’il
nous faut dénoncer.
Alors, assez de casuistique: oui ou non la diffusion du voile chez
les femmes musulmanes reflète-t-elle l’extension d’une
image réactionnaire du rôle de la femme et son imposition
pratique ? Nous en avons assez d’entendre répondre que
l’Occidentale est tout aussi aliénée, par la publicité,
par la disparité des salaires, etc. C’est une esquive
misérable. D’un côté l’oppression
obscurantiste, de l’autre l’aliénation moderniste.
Dénoncer l’une ne veut pas dire soutenir l’autre!
Que la diffusion du voile ait servi de prétexte à une
entreprise de stigmatisation raciste ne doit pas nous dispenser de
mesurer l’ampleur de la régression qu’elle représente,
et de prendre parti contre elle. Pourquoi au prétexte de la
stigmatisation des jeunes des quartiers, relativiser les souffrances
endurées par les femmes, comment au nom de ces souffrances
justifier l’odieuse politique sécuritaire ? C’est
seulement nous semble t-il par le refus de ce genre de faux choix
que pourra s’affirmer une critique émancipatrice.
Pour nous aussi, les mots sont importants
Les violences exercées par des petites bandes contre les manifs
de lycéens (accompagnées, semble-t-il de relents racistes
anti-blancs) ont suscité deux types de réaction.
La première, qu’on peut résumer (méchamment)
à « Que fait la police ? », s’étonnait
de la passivité des flics. Le second type de réaction
consistait, une fois encore, à nier le réel, et à
trouver « puant » l’appel à témoin
diffusé sur internet et qui, pourtant, loin d’être
dans une démarche sécuritaire, procédait d’une
volonté de réflexion et d’action collectives d’élèves,
de parents et de profs.
Il est possible que la « passivité » des flics
ait résulté d’une volonté délibérée
de briser le mouvement lycéen en laissant agir ceux qu’on
a appelés, bien improprement, des « casseurs ».
Mais outre qu’il est quand même un peu gênant, pour
des libertaires, de se plaindre de la passivité des flics,
outre que la maison poulaga a beau jeu de répondre qu’une
intervention de sa part aurait peut-être entraîné
des conséquences encore pires, l’essentiel n’est
pas là.
Il est dans le constat de la cassure qui existe au sein même
de la jeunesse, entre une partie d’entre elle, capable encore
d’espérer qu’à travers une action collective,
elle trouvera une place dans la société, au besoin (rêvons
un peu) en la rendant plus juste, et une autre partie qui ne voit
dans le corps social aucun autre débouché que des possibilités
de razzias. Cassure tragiquement illustrée par ce lycée
de Montreuil où la moitié des élèves est
allée à la manif pour manifester et l’autre moitié
pour « dépouiller » et brandir ensuite triomphalement
les fruit de ses rapines.
Retourner à une passivité dégoûtée
ou collaborer avec la police : voilà encore un faux choix auquel
les lycéens auront tout intérêt à échapper.
À eux d’apprendre les vertus de l’auto-organisation
et de s’allier avec les parents et les profs qui pourront les
aider à s’auto-organiser et à vaincre la peur.
C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais
le résultat de la manif du 15 est, à première
vue, plutôt encourageant.
Et puis, l’extrême difficulté est le lot commun
de tout ce qui touche à ce trou noir du paysage social français
: le développement de ghettos et de la mentalité qui
va avec. Avec la marche des beurs, au début des années
80, on pouvait espérer un débouché social à
la revendication d’égalité des fils d’émigrés.
SOS-racisme et le PS se sont employés à dissoudre ce
mouvement dans l’anti-racisme consensuel et moral en évacuant
les mécanismes socio-économiques de l’exclusion
et de la relégation des couches populaires.
Dix ans plus tard, en 1990, avec les pillages, dans le cœur marchand
de Paris, menés au cours des manifs étudiantes par des
jeunes des banlieues, on pouvait encore rêver (par exemple avec
Mordicus) que cette énergie pourrait trouver un débouché
social et universel grâce à la rencontre critique avec
des gens vivant hors ghetto (4). Mais ce que signifient de manière
éclatante les cassages de gueule dans les manifs de lycéens,
c’est qu’aujourd’hui, il n’y a plus de place
pour ce genre de rêve.
À nous d’en construire d’autres.
Développer la solidarité et une communauté de
lutte avec les populations ségréguées est plus
que jamais essentiel. On n’y parviendra sûrement pas en
s’enfermant dans des dénégations toujours moins
soutenables, comme le font les partisans de l’Appel des Indigènes.
On n’y parviendra pas davantage en invoquant les mânes
d’une République qui nie le caractère de classes
de la société.
La construction d’une théorie et d’une pratique
en opposition réelle à ce monde de ségrégation,
d’exploitation et d’oppression passera sans aucun doute
par la réappropriation de mots qui sont, et ce n’est
sûrement pas par hasard, absents de l’Appel : capitalisme
et anti-capitalisme.
Prochain article : Pour une critique radicale du républicanisme
laïciste et de ses adversaires tiers-mondistes.
(1) Ces deux textes sont disponibles sur Ouma.com et touteségaux.com
(2) Qu’on ne nous dise pas que c’est un fantasme policier.
En 1990, déjà, à l’époque de l’excellente
revue Mordicus, nous étions allés, à quelques-uns,
à la rencontre des émeutiers de Sartrouville (dont l’agitation
était consécutive à un crime policier) et nous
avions eu la surprise d’entendre, au milieu des émeutiers
exprimant leur juste colère, quelques musulmans organisés
défendre l’« authenticité » du Protocole
des sages de Sion.
(3) Cette année, la troisième fortune mondiale, selon
la revue Forbes, est possédée par un magnat de l’acier
indien et la quatrième par un Mexicain, milliardaire des télécommunications.
(4) Ce rêve n’était pas aussi totalement infondé
qu’il n’y paraît aujourd’hui. La solidarité
exprimée par pas mal de manifestants envers les casseurs montrait
qu’une rencontre était encore possible, entre jeunes
aux parcours divers, qui aurait pu donner d’intéressantes
synthèses.
[a] A l'exception, minoritaire mais tenacement existante, du mouvement
surréaliste. [ note de J.G.]
(On peut retrouver ce texte sur http://quadru.free.fr
ou on pourra le lire dans le prochain numéro du mensuel No
Pasaran)
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