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L'immigration, objet du débat politique
Catherine Withol de Wenden
Confluences Méditerranée N°14 Printemps 1995

Origine http://confluences.ifrance.com/textes/14withol.htm

Depuis une douzaine d'années, l'immigration est devenue un thème central du débat politique, à l'échelon national et local en France, mais aussi chez nos voisins européens comme l'Allemagne, l'Autriche ou l'Italie. Confiné auparavant, dans les années 70, à des débats de spécialistes ou de militants, le thème a envahi la scène politique au cours des années 80 en changeant quelque peu de nature: l'approche économiciste (coûts/avantages) ou ouvriériste (place des immigrés dans le mouvement ouvrier) a cédé la place à l'approche politique, voire politicienne (maîtrise des flux, réfugiés, citoyenneté-nationalité, identité nationale) et culturelle (intégration, islam, communautarisme, multiculturalisme ou assimilation). La décennie 90 semble, d'ores et déjà, marquée par de nouveaux enjeux, à dominante plus géopolitique (l'Europe et l'Islam, demandeurs d'asile dans le monde, allégeances et ingérences, citoyenneté en Europe) ou au contraire plus locale et domestique (familles, banlieues, exclusion).

Quelques stéréotypes envahissent les imaginaires et les représentations collectives: ainsi, la fascination-répulsion pour les prétendus modèles anglo-saxons ou américains du ghetto ou du communautarisme à base ethnique ou religieuse. Des amalgames se font jour autour du musulman, du délinquant et du clandestin. Peu à peu, le débat politique tend à fabriquer des prototypes, enfermant les populations concernées dans des catégories et les assignant à des identités exclusives et réductrices.

Ces mutations, tant qualitatives que quantitatives, de la place de l'immigration dans le débat politique, sont révélatrices de l'orientation des politiques migratoires vers des politiques d'opinion, où les pouvoirs publics, tant en France qu'à l'étranger, cherchent à satisfaire des mentalités inquiètes, voire à donner l'impression de mener des politiques radicalement différentes de leurs adversaires tout en faisant sensiblement la même chose car la marge de manoeuvre est faible. Comment le débat politique s'est-il laissé progressivement enfermer dans ce cercle vicieux ?

Les années 70 : les travailleurs étrangers

Par delà la pauvreté du débat politique sur l'immigration durant cette période et la rareté relative des écrits, les années sont marquées par l'avènement de la crise et le souci de maîtriser les flux de main d'oeuvre. Quelques dates-clés caractérisent la période: circulaire Marcellin-Fontanet du 23 février 1972 mettant fin à la régularisation de tout étranger entré sur le territoire sans autorisation de travail ni attestation de logement, circulaire du 5 juillet 1974 suspendant l'immigration de travailleurs salariés, rapport Le Pors 1976 sur les coûts et avantages de l'immigration, mise en place de l'aide au retour en 1977, débat sur la loi Bonnet relative au statut des étrangers en 1979, ceux-ci étant régis dans le même temps par un maquis de circulaires, notes, télex, qualifiés parfois d'infra-droit. A l'actif du débat public, s'inscrit cependant la loi de 1972 contre le racisme.

Dans cette toile de fond, les formes d'expression des immigrés, qualifiés alors plutôt de "travailleurs" ou d'étrangers, se modifient: les années 70 marquent en effet l'émergence de conflits durs de l'entreprise (grèves, lutte contre la résorption des bidonvilles, long conflit de la Sonacotra entre 1976 et 1980, grèves de la faim des clandestins et débuts de la mobilisation des "secondes générations". Confusément, l'opinion et les hommes politiques prennent progressivement conscience que l'immigration n'est plus une simple force de travail traitée en haut lieu en des termes technocratiques visant à dépolitiser le débat, mais devient peu à peu un thème d'importance nationale.

Quelques thèmes clés, à travers la presse et les ouvrages de l'époque donnent la mesure du débat: immigritude, tiers-mondisme, impérialisme, conscience de classe, grèves "dures" et "exemplaires" et luttes "sauvages" dans l'usine, dans la rue, pour le logement, pour le droit au séjour, contre les expulsions, contre le racisme, contre la circulaire Fontanet-Marcellin. Cette effervescence donne souvent lieu à un plus large débat sur la nature de la participation des immigrés à la vie politique: expression sociale ou politique ? Renfort du salariat intégré ou ferment de révolution ? Aliénation politique ou figure de proue de la classe ouvrière ? Les interprétations, souvent étayées par le relatif succès des histoires de vies, vont des plus gauchistes aux plus technocratiques.

Plusieurs discours s'en dégagent mais, quelles qu'en soient les tendances et les interprétations, la plupart des univers de référence qui définissaient alors le "travailleur étranger", caractérisé à la fois par sa place sur le marché du travail et son statut de non national ont aujourd'hui largement disparu du débat politique: point de musulman, ni de demandeur d'asile ni de clandestin, ni de "secondes générations" (sauf tout à la fin de la période), ni de "banlieues ghettos". Les immigrés sont avant tout perçus comme des travailleurs en instance de choix, non sans un certain décalage entre les représentations et les données de fait, car ces années marquent le développement de l'immigration familiale et portent en germe la plupart des questionnements des années 80. Les Portugais occupent souvent le devant de la scène dans les conflits. On a eu trop tendance à l'oublier depuis.

Les années 80 : beurs et musulmans

A bien des égards, les années 80 constituent des années charnières, puisque cette période est celle du passage du travailleur étranger aux "générations issues de l'immigration" et d'une approche économique à une approche politique et socio-culturelle du débat public sur l'immigration. Des années de mutations profondes aussi, marquées par la visibilité accrue de l'Islam, la poussée associative, la mondialisation des flux migratoires, de l'Est et du Sud et leur diversification (familles, élites, classes moyennes, demandeurs d'asile, clandestins), sur fond de chômage et de "galère" des banlieues. Des années de questionnements enfin, car le modèle intégrationniste a pour rival l'émergence d'identités collectives à base communautaire de groupes qui veulent négocier collectivement leur présence dans la société française.

Mais ces années de double politisation, du débat sur l'immigration, profondément marqué par l'"effet Le Pen" et des immigrés ou de leurs enfants comme acteurs politiques, sont surtout celles d'un affrontement de valeurs, révélateur d'interrogations profondes sur l'identité française, la citoyenneté, l'égalité des droits ou le droit à la différence, l'assimilation individuelle ou le communautarisme comme outils de l'intégration, l'égalité d'accès aux services publics ou les discriminations positives, la place de l'Islam en France et en Europe, la maîtrise des frontières ou la politique des quotas... non sans contradictions et divergences de vues perturbant les lignes du clivage droite/gauche.

Le paysage politique qui sous-tend le débat public est lui-même fort diversifié, à la mesure des avancées, des revirements, des thèmes exacerbés, des questions laissées en suspens. En bref, l'immigration a souvent tenu lieu durant ces années de point central d'affrontement droite/gauche, dans un contexte d'effritement des clivages idéologiques, mais aussi de remise en question de ces clivages quand les politiques publiques affichent un large consensus sur leurs objectifs et moyens.

Les débats de la période s'articulent autour de quelques thèmes centraux: la liberté d'association, accordée aux étrangers en 1981 et ses incidences sur le développement de la "nouvelle citoyenneté", du "passage au politique et du localisme dans le mouvement beur", la place de l'Islam dans la société française, les liens entre nationalité et citoyenneté.

En 1981, lors de l'arrivée de la gauche au pouvoir, la liberté d'association figure parmi les 110 propositions du programme commun (avec le droit de vote local des étrangers). Accordée par la loi du 9 octobre 1981, elle met fin au décret - loi de 1939 qui soumettait les associations étrangères à une autorisation préalable du ministère de l'Intérieur. Cette loi va favoriser le développement d'un mouvement associatif jeune, où les franco-maghrébins donnent le ton, inséré dans le tissu social des banlieues urbaines et qui va promouvoir à la fois le thème de la nouvelle citoyenneté contre le racisme, de l'intégration de proximité grâce aux "intermédiaires culturels", "hommes-frontières" et "personnes-relais", mais aussi d'identités collectives à base ethnico-religieuse et communautaire. Ces associations, financées essentiellement par des fonds publics, ont constitué, avec quelques opérations plus médiatiques (marches de 1983 et de 1984, fête des "potes" à la Concorde en juin 1985), l'un des instruments privilégiés de la culture "beur" (jeune, métissée), de la promotion d'élites associatives jouant à la fois sur les thèmes du civisme et de la citoyenneté laïque et républicaine tout en s'appuyant sur des réseaux de solidarité plus traditionnels (ethniques, familiaux, religieux), et de la lutte contre le racisme. On voit ici poindre l'un des points faibles du débat politique sur l'immigration durant la période, oscillant entre le droit à la différence (du début des années 1980) et le droit à l'indifférence (de la fin de la décennie), entre l'intégration par la citoyenneté et le communautarisme, sur un fond de durcissement général du discours sur l'immigration à partir des élections municipales de 1983.

Un autre événement a profondément marqué le débat politique durant la décennie 1980-1990: c'est l'émergence de l'Islam comme seconde religion de France, un Islam qui désormais s'affiche publiquement et cherche à asseoir sa présence sur le sol français, à travers les conflits de l'automobile de 1983-1984, l'apparition d'une demande d'Islam (salles de prière, marché de la viande "halal", carrés musulmans dans les cimetières) et les "affaires" (Rusdhie, foulard, guerre du Golfe). C'est aussi dans l'opinion le constat qu'une partie importante de l'immigration en France avait une religion, l'Islam: constat parfois difficile à admettre pour certains, dans une société laïque mais sur fond de culture chrétienne, en proie à une crise d'identité face à une Europe en construction et à l'effondrement d'une classe ouvrière qui avait structuré les affrontements partisans pendant près d'un siècle. Le contexte international, le vieillissement en France des primo-migrants maghrébins qui ont abandonné le mythe du retour, la désindustrialisation, la désyndicalisation, le chômage ont aussi favorisé la recherche de points de repère que l'Islam se propose d'offrir dans un mouvement associatif qui a aussi bénéficié de la loi de 1981. Si l'Islam tranquille domine, des mouvements fondamentalistes et intégristes largement médiatisés (lors des affaires Rusdhie en 1988 et du foulard en 1989) suscitent les peurs et les fantasmes d'une opinion en proie à une idéologie de plus en plus sécuritaire. De leur côté, les pouvoirs publics ont reconnu que l'Islam n'était plus une religion étrangère en France, pratiquée dans la semi-clandestinité et ont essayé de mettre en place des structures de dialogue.

Le troisième thème de débat emblématiques des années 1980-1990 est celui de la citoyenneté et de la nationalité. Si la revendication du droit de vote local pour les étrangers résidents connaît un progressif enfouissement à gauche car il ne fait pas l'unanimité et est utilisé par la droite comme effet-repoussoir (notamment lors de l’élection présidentielle de 1988), elle a néanmoins eu pour mérite de dissocier dans le débat la nationalité de la citoyenneté, brèche qui sera confirmée constitutionnellement par le traité de Maastricht. Quant au thème de la nationalité, il fait l'objet d'une irrésistible ascension dans le débat public, porté sur la scène politique par le Front National dès 1985 ("Etre Français ça se mérite", les "Français de papier", les "Français malgré eux"), récupéré par la droite qui cherche à transformer à partir de 1986, le débat sur l'immigration en un débat sur la réforme du code de la nationalité par la nomination d'une Commission des Sages en 1987, dont l'issue sera remise à plus tard. De son côté, la citoyenneté va connaître certaines faveurs moins passionnelles dans le discours politique, mais au prix d'une certaine mystification, à droite comme à gauche, sur son contenu: nouvelle citoyenneté participative, dissociée de la nationalité et enracinée dans la participation locale, chère aux beurs, et localisme des banlieues, citoyenneté jacobine, citoyenneté de résidence pour les adeptes du droit de vote local réunis autour du collectif "J'y suis j'y vote" en lutte contre la démagogie électoraliste qui se nourrit de l'absence des étrangers aux urnes, citoyenneté du contrat social "revisité" à droite autour des droits et des devoirs, suspicieux sur le "vouloir vivre collectif" des franco-maghrébins. D'autres thèmes forts, tel que l'anti-racisme ou l'inscription des secondes générations sur les listes électorales vont utiliser la citoyenneté comme support, tout en reposant eux-mêmes sur des valeurs qui font l'objet de débats de société au cours de la période: multiculturalisme ou promotion des valeurs universalistes ? Intégration individuelle ou négociation avec les communautés ?

Les années 1990 : banlieues, exclusion, maîtrise des flux migratoires

Ces trois thèmes hantent le paysage politique français des années 90. Les banlieues, d’abord, nouvelles figures des "classes dangereuses", qui transforment le débat sur l’immigration en un débat sur la ville, l’exclusion, la crise de la citoyenneté et la montée des communautarisme. Très présent sur la scène politique française, ce thème l’est beaucoup moins chez nos voisins européens et contribue à enraciner le débat politique dans une dimensions à la fois locale et sociale. Après les splendeurs et misères du mouvement beur et les désillusions du passage au politique chez les leaders associatifs, la banlieue donne une priorité aux débats concrets, valorise les "expériences de terrain" et le travail social. C’est en effet le lieu de toutes les expérimentations relatives aux politiques de la ville (mises en place à l’aube des années 90), mais aussi des plus grandes misères: drogue, délinquance, Islam "dur", violence, morts, en sans amalgames largement médiatisés. Des peurs collectives se sont fait jour autour de quelques figures sociales: le musulman intégriste, l’exclu, le délinquant, dans un imaginaire nourri par un sentiment croissant d’insécurité et d’individualisme, sur fond de chômage.

Le thème de l’exclusion, présent dans les débats des années 70 à propos de la résorption des bidonvilles, a fait une nouvelle entrée plus remarquée dans le débat public à partir des années 90 car il est le symbole d’une cassure sociale et la fin de la société de classes sur laquelle a fonctionné le débat politique français depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une société de classes moyennes avec, à ses marges, des exclus, lui aurait ainsi succédé, comportant son lot d’immigrés, noyés dans un débat de société plus vaste et plus consensuel, bien qu’ils servent encore, à l’extrême droite de boucs émissaires, à en juger par le programme électoral du candidat du Front National aux présidentielles de 1995: "Trois millions d’immigrés rapatriés".

Quant au thème de la maîtrise des flux migratoires, il fait partie de questions restées sans réponse, à droite comme à gauche, mais il a pris une dimension plus géopolitique et s'inscrit dans un débat largement européen: l'Allemagne traversée en 1993 par la réforme du droit d'asile et aujourd'hui par le débat sur l'ouverture de sa nationalité aux résidents de longue date, l'Italie, soucieuse d'afficher une crédibilité face à ses partenaires européens devant l'afflux de l'immigration clandestine, l'Autriche, plus récemment, agitée par la xénophobie et confrontée, comme l'Allemagne à des flux de l'Est et du Sud dans une Mitteleuropa retrouvée.

En France, les débats politiques se plaisent à répéter qu'il ne peut y avoir d'intégration s'il n'y a pas maîtrise des flux migratoires. Aussi, chacun promet de verrouiller les frontières encore davantage que son adversaire ou prédécesseur, pour satisfaire une opinion publique inquiète qui se croit investie du rôle de "contrôler le contrôle": une situation qui laisse entière la question ambiguë de l'immigration clandestine, où l'économie est contre la politique, car elle satisfait une demande structurelle sur le marché du travail. La politique d'affichage quant à la fermeture des frontières domine dans le débat politique, bien que sa mise en oeuvre absolue soit impossible, ce qui continue à alimenter les discours les plus xénophobes et crée une fuite en avant dans la dialectique du contrôle et du verrouillage. Depuis la fin des années 80, ce thème en alimente un autre, hier peu politisé et aujourd'hui devenu central: celui des réfugiés et demandeurs d'asile, qui focalise des franges croissantes de l'opinion autour des "faux réfugiés" entretenant une suspicion de fraude, de tricherie à propos de groupes entiers de populations qui peuvent de moins en moins être pris en compte au titre de l'application de la Convention de Genève. L'accueil des demandeurs d'asile, intégrée depuis peu parmi les instruments de maîtrise des flux, et à tort, fait de surcroît partie aujourd'hui de la politique d'opinion, qui caractérise le traitement de la question migratoire.

L'immigration, dans le débat politique français mais aussi européen s'inscrit désormais dans une dimension symbolique qui transcende largement les réalités: symbolique de la réforme du code de la nationalité en 1993, symbolique de la législation sur le séjour des étrangers, symbolique de la réforme constitutionnelle relative au droit d'asile fin 1993. Le jeu politique consiste à suggérer que l'on fait quelque chose dans une logique de l'offre et de la demande politiques.

Mais d'autres tendances du débat se profilent également, apparemment contradictoires avec la politique d'opinion: celle du refus du politique où soit on n'en parle pas (ainsi le thème de l'immigration a été soigneusement évité dans la campagne présidentielle pour l'instant), soit "c'est du social" et les clivages classiques de la politique politicienne n'auraient plus leur place. Cette évacuation du politique est particulièrement notoire pour les questions relatives à l'intégration locale, là où, pourtant la dimension électorale est encore plus forte.

Enfin, par delà ces évolutions, se profile en filigrane un thème politique, quoique souvent non-dit et plutôt suggéré: le débat sur l'appartenance, central dans la conception française de la citoyenneté, avec des variantes autour de l'allégeance (code de la nationalité), de l'ingérence (FIS et CIA, service militaire des franco-algériens), des frontières intérieures, de l'Islam où l'ordre externe viendrait contrarier l'ordre politique interne et reposent la question: quelle citoyenneté?

Si l'immigration, depuis quinze ans a fait irruption dans le débat politique français et européen, il semble que l'on assiste aujourd'hui à un certain épuisement de l'utilisation de ce thème comme enjeu politique. Ne serait-il devenu qu'un enjeu politique fictif, après avoir tenu lieu de ligne de clivage idéologique artificiel?

Catherine Withol de Wenden