|
Origine http://infos.samizdat.net/article424.html
http://quadruppani.samizdat.net/
Entreprise pour raconter aux amis italiens ce que j’ai vu,
lu, entendu et vécu du mouvement anti-cpe, l’écriture
de ce texte a pris des chemins de traverse, notamment après
la lecture d’un numéro de la revue Temps Critiques
en partie consacré aux « jeunes en rébellion
» . Elle m’a fourni l’occasion de cristalliser
un certain nombre de réflexions plus anciennes. On ne devra
donc s’attendre ici, ni à un texte militant classique,
ni à de la théorisation conforme aux canons de la
scholastique ultra-gauche, ni à des incantations radicales.
Qu’un objet du quatrième type puisse exister, et qu’il
puisse être utile à préparer la suite, c’est
le pari de cet écrit.
1. Critique de la culture et radicalité
Voilà plus de trente ans, dans un numéro de la revue
l’Internationale Situationniste, était reproduite une
double page du magazine Lui, aujourd’hui disparu, qui étalait
la panoplie d’objets censés caractériser «
l’homme moderne » . Au milieu de l’électro-quincaillerie
des années 60 et d’autres symboles du consumérisme
d’époque, figurait en bonne place le premier tome des
oeuvres de Marx dans la Pléiade. Pour qui connaît un
peu la prose situ (cela fait désormais partie de la culture
générale), il n’est pas difficile d’imaginer
le commentaire accompagnant cette reproduction illustrant la «
récupération » de la subversion par le «
spectacle » . Pour qui connaît un peu les modes médiatiques
en ce début de XXIe siècle, en France et ailleurs,
il est évident qu’aujourd’hui, sur une photo
semblable, devrait figurer à côté du téléphone
mobile et de quelques autres merveilles digitales, la réédition
récente en un seul tome des oeuvres complètes de Guy
Debord. D’émissions de Canal + en phénomène
éditorial, on sait (sauf les derniers des Mohicans du culte
du grand homme), que le principal critique du spectacle et de la
récupération, fut récupéré par
la société du spectacle, y compris avant sa mort et
avec, dans une large mesure, sa complicité . Que les écrits
prônant que « la culture est l’inversion de la
vie » fassent aujourd’hui partie de la culture dominante,
voilà un fait, entre tant d’autres, qui devrait nous
inciter à jeter un regard nouveau sur les concepts fondateurs
des adversaires théoriques de la récupération,
mais aussi sur les comportements qu’ils induisent ou confortent.
Bloquons un instant, le temps de les examiner, quelques automatismes
mentaux si fréquents en milieu radical. En voici un :
« Actuellement, il n’y a aucun moyen d’exprimer
quelque chose de subversif, de façon innovatrice, dans les
formes culturelles : tout a été déjà
fait avant et mieux, et, depuis, elles ont toutes été
récupérées par le système qu’elles
avaient essayé de défier. »
L’utopie de l’abolition de la séparation entre
l’art et la vie, telle qu’elle fut portée par
les avant-gardes, de Dada aux situs, est toujours d’actualité.
Qu’elle n’ait pas encore été réalisée
ne peut conduire au mépris de toute activité créatrice.
Implicitement mais nécessairement, l’auteur de l’énoncé
ci-dessus exclut des « formes culturelles » la production
de théorie radicale ? sinon, le seul acte radical qui lui
resterait, serait de se taire. Mais au nom de quoi est-il si aisément
persuadé, en publiant un texte dans une revue et sur internet
qu’il ne participe pas de la production culturelle ? Au nom
de la supériorité de sa rationnalité révolutionnaire
surplombant toutes les autres formes d’expression, toutes
les autres réflexions ? Ce serait d’une arrogance d’autant
plus ridicule qu’elle se manifesterait dans un courant qui
n’a cessé de s’autocritiquer et de démonter
hardiment ses propres irrationnalités. Alors, serait-ce au
nom du caractère définitivement marginal de ses discours
par rapport aux discours dominants ? L’histoire de l’IS
contient la réponse à cette question. Rien ne garantit
qu’il ne sera pas du dernier chic, demain, dans les Inrockuptibles
ou dans Technikart, de soutenir que « tout a été
déjà fait avant et mieux » . Et d’ailleurs,
ce type de discours a déjà été tenu,
et aussitôt applaudi par les instances de consécration
culturelles : « c’était mieux avant » ,
n’est-ce pas le fond de commerce de l’Encyclopédie
des Nuisances, revue et maison d’édition post-situ
qui a ses fans jusque dans le quotidien centriste du soir ? Une
forme culturelle, toute « innovatrice » qu’elle
puisse être, ne saurait garantir à elle seule l’expression
de « quelque chose de subversif » . En 1917, il y avait
bien « quelque chose de subversif » dans l’acte
de Marcel Duchamp présentant une pissotière dans une
exposition internationale. Il n’entrait pas dans les intentions
de l’artiste de subvertir autre chose que l’art . Mais,
survenant à un moment où, entre boucherie des tranchées
et prise du Palais d’Hiver, les anciennes visions du monde
craquaient de toute part, sa provocation a contribué à
aggraver ces craquements, dans lesquels les révolutionnaires
pouvaient s’engouffrer. Ainsi, la portée subversive
d’une forme culturelle dépend, bien sûr, du projet
plus ou moins conscient dont elle est porteuse, mais aussi des conditions
et du moment de sa production, de la relation qu’elle instaure,
qu’elle le veuille ou non, entre son ou ses créateurs
et le reste de la société, et en particulier avec
les mouvements qui, en son sein, travaillent à son dépassement.
En l’occurrence, cet objet proclamant la mort de l’art
fut aussitôt transformé en objet d’art et le
seul usage subversif est aujourd’hui de pisser dedans, comme
l’ont démontré les ennuis policiers et judiciaires
récents de Pinoncelli, artiste marginal, qui avait voulu
rendre la chose à son usage premier .
Les productions culturelles sont toujours à la disposition
de qui saurait en trouver le mode d’emploi subversif. Bien
sûr, il y a des outils mieux faits que d’autres pour
la subversion. Ici comme ailleurs, il n’y a pas d’outil
(de technologie) neutre. Entre le livre, né sous l’ancien
régime et vecteur de la révolution bourgeoise, et
la télé, produit de la domination réelle du
capital, la puissance d’aliénation s’est surmultipliée.
Avec internet et les mobiles, les choses sont un peu plus compliquées,
il semble qu’on retrouve cette bonne vieille contradiction
entre forces productives et rapports de production. Qu’ils
incarnent une forme d’individualisation déshumanisante
et qu’ils recèlent d’infinies possibilités
d’accroître le contrôle social ne saurait faire
oublier les services rendus par internet à l’organisation
des mouvements sociaux non institutionnels et par les mobiles à
la mobilité des manifs. D’une manière générale,
l’industrie de la communication digitalisée a ouvert,
d’une façon que n’avaient pas prévu ses
propriétaires, sur des possibilités de reproduction
qui élargissent de manière exponentielle le champ
de la gratuité immédiatement possible, et donc de
la remise en cause du rapport marchand.
Lors d’un envahissement du plateau, les intermittents avaient
commencé à montrer le seul usage possible de ce grand
moment de soumission à l’imaginaire capitaliste qu’était
l’émission Star Academy : le foutre en l’air.
Dans l’article dont une phrase nous a servi de point de départ,
Nicolas Langlais a bien analysé les limites de l’idéologie
culturalo-travailliste des intermittents qui ont fait irruption
sur le plateau de l’émission-poubelle, et qui les ont
empêchés d’aller jusqu’au bout en bloquant
définitivement la diffusion de l’émission. Dommage
qu’un peu plus loin, il tranforme en hiérarchie la
chronologie qui va du chant d’esclave au blues et au jazz
puis au rock, le premier étant « étranger au
besoin de faire de l’argent » , le dernier « totalement
marchandisé » . En réalité, dès
le chant des esclaves, est présente l’ambiguïté
de toute forme culturelle : si on peut dire que leur chant leur
permettait de ne pas avoir « le coeur complètement
brisé » , on peut tout aussi bien observer qu’en
entretenant leur capacité de résistance, il entretenait
aussi leur force de travail, et leur permettait de continuer à
être esclaves. Et il faut quand même être un peu
sourd pour ne pas avoir entendu qu’une bonne part de la musique
des années 70 confortait l’esprit d’une époque
de rébellions. Que l’industrie musicale ait récupéré
l’esprit rebelle est un phénomène qui n’a
pas grand chose à voir avec la forme elle-même de la
musique : elle a aussi bien récupéré le rock
que les chants d’esclave, et si elle n’a pas davantage
récupéré l’Internationale, c’est
parce que (à l’exception du fameux couplet jamais chanté),
paroles et musique sont aussi chiantes que la Marseillaise. Avec
le rock, le raï, le rap et toutes les formes nées dans
les garages, les cages d’escalier et les autres lieux populaires,
tout dépend de la capacité des usagers de ces musiques
à maintenir une charge de révolte. Le terme «
usagers » est employé à dessein parce que ces
formes sont d’autant plus riches et subversives que la frontière
entre artiste et public tremble. (Là s’imposeraient
la nécessité de discuter d’autres mots fétiches
de la radicalité : la « séparation » et
la « passivité » qui seraient l’alpha et
l’oméga de la critique du spectacle. On ne comprend
pas très bien pourquoi il y aurait eu jusqu’au XIXe
« véritable communion » dans un concert de musique
classique et pourquoi dans un concert de rock, de raï ou de
rap, la participation serait forcément complètement
aliénée. Mais on ne peut tout développer ici,
mars 2006 et quelques autres planètes nous attendentä)
Si on aborde le domaine du livre, on est bien forcé de faire
deux constatations. D’abord, les ouvrages théoriques
qui apportent la compréhension la plus approfondie, et la
critique la plus radicale ne sont pas forcément l’oeuvre
de marginaux méprisant la culture, et il se trouve même
parmi eux beaucoup de salariés des institutions de la société
capitaliste, en particulier des universitaires. Par exemple, pour
un démontage en profondeur de l’idéologie développementiste
et de la technocience dominante, on se reportera avec profit au
prof Alain Gras (Fragilité de la puissance, Fayard) ou au
prof Serge Latouche (La déraison de la raison économique,
Albin Michel). Ensuite, la théorie n’est pas seule
à rendre compte d’une époque et à en
fournir une critique radicale. Manchette pour les années
60 à 80 en France, Jonathan Coe (Un testament anglais) sur
les années Thatcher ou David Peace (1984, sur la grande grève
ultime des mineurs), Russel Banks (Continents à la dérive,
American Darlingä), sur l’Amérique profonde et
ses rapports avec l’Afrique ou Haïti, Nani Ballestrini
(presque tous ses livres) ou Erri de Luca (au moins une de ses nouvelles)
sur le mouvement social des années 70 en Italie ou Roberto
Saviano (Gomorra) sur l’économie mafieuse mondialisée,
tous ces auteurs ont montré la possibilité d’apporter
un éclairage subversif sur telle ou telle période,
pour peu que les lecteurs aient des yeux pour les lire. Sans parler
(pour l’instant) de ceux qui, comme le groupe Wu Ming, les
auteurs Evangelisti et Genna, mènent un travail qui ne sépare
pas la création de l’activité politique.
Bref, il ne sert à rien de dénoncer à l’infini
la récupération : pour le capital, tout fait ventre.
La seule question qui importe vraiment, c’est : est-ce l’activité
créatrice elle-même, la capacité générique
de l’homme à imaginer et donner forme à son
imagination, qui a été récupérée
? Si tel était le cas, si à force de manipulation
des imaginaires par la société spectaculaire-marchande,
plus rien ne saurait être imaginé qui ne soit aliéné
alors, toute perspective de transformation sociale réelle
serait abolie, et le choix ne serait plus qu’entre la consommation
béate et le nihilisme. Heureusement, chacun peut vérifier
la fausseté de cette hypothèse dans sa tête,
dans son coeur, dans ses rencontre et en particulier dans les grands
moments de communication que sont les mouvements sociaux. Que la
création soit sans cesse rabaissée et désamorcée
par sa transformation en marchandise, comment le nier ? Mais comment
refuser de voir que les forces de l’imaginaire excèdent
sans arrêt leur récupération commerciale ? Que
dans les fictions, les musiques, les mots, les sons et les images
qui se créent et se recréent sans cesse, quelque chose,
parfois, souvent par la volonté des auteurs mais parfois
même sans ou contre elle, quelque chose court qui résiste
aux idéologies comme à l’homogénéisation
marchande, quelque chose comme l’intuition fondamentale qui,
seule, offre la possibilité d’abolir le capitalisme
: la seule vraie richesse, ce sont les relations humaines, les relations
des humains entre eux et avec le vivant, la planète, l’univers
A travers l’Encyclopédie et des myriades d’autres
productions culturelles, la bourgeoisie, avant même ses assauts
décisifs contre l’Ancien Régime, s’était
construit une vision du monde et une sensibilité. La classe
ouvrière, au temps où elle était porteuse d’un
espoir et d’une possibilité de transformation sociale,
s’était bâti une contre-culture. Que le combat
à mener ne se situe pas seulement sur le terrain de l’intelligence
(et de qui la formatte) mais au moins autant sur celui de la sensibilité
(et de qui la forge), c’est une réalité aussi
vieille que le combat. Mais elle prend une importance décisive
à l’heure du capitalisme cognitif, où le secteur
qui dynamise et inspire tout le reste est celui de la communication,
de la production immatérielle. Quand la richesse est faite
de bits, il est de plus en plus difficile de distinguer entre production
de valeur et production d’idéologie.
Quand l’absurdité d’une société
qui repose sur le travail et rend le travail inessentiel devient
chaque jour plus criante, quand la folie de la technoscience et
de la croissance menacent la vie même, quand les atrocités
de l’hyperpuissance dominant la planète s’appuient
sur des discours dont le caractère mensonger et délirant,
chaque jour plus patent, nourrit l’atroce fanatisme régressif
des bigots qui captent les révoltes, on est fondé
à se demander comment ça se fait, comment il est possible
qu’une majorité d’américains croit encore
aujourd’hui que Saddam Hussein a fait tomber les Twin Towers,
comment on peut encore courir vers un bien-être basée
sur l’épuisement d’une énergie fossile
et sur la destruction du ciel, comment on peut encore réclamer
du travail pour tous. La réponse est forcément dans
une colonisation des imaginaires, et c’est cette colonisation-là
qu’il s’agit de combattre : ce combat est immédiatement
combat contre l’exploitation et la domination. Ce combat fait
partie intégrante de tous les mouvements sociaux de notre
temps, et singulièrement de ceux qui se sont déroulés
en France de 1995 à nos jours, et qui ont montré que
la capacité d’imaginer n’était pas morte.
Pour exprimer ce qu’avait de subversif, au plus profond,
le mouvement anti-cpe de 2006, aucun texte politique marqué
au coin idéologique de l’auteur, aucune incantation
radicale du type « Comité d’occupation de la
Sorbonne en exil » ne saurait l’exprimer avec autant
d’acuité qu’un mot d’ordre apparu alors
: Rêve Générale. L’heureuse féminisation
du mot « rêve » a réussi par un coup de
force sémantique semblable à d’autres réussites
de Mai 68 ( « L’ortograf est une mandarine » )
à évoquer à la fois une étape immédiate
et possible (la grève générale) et l’infini
des possibles ouvert par l’imagination. Que ce texte ait été,
sinon produit (sait-on jamais comment un slogan apparaît ?
il n’y a pas de copyrigt possible sur les mots d’ordre
des mouvements sociaux), du moins diffusé par un groupe de
gens qui, depuis longtemps, travaillent sur les liens entre formes
culturelles (notamment graphiques) et les mouvements sociaux, montre
que, d’une planète à l’autre de la galaxie
des révoltes, le travail de la création trace son
chemin.
2. A propos de Mars 2006 et de la nécessité
de raconter
« Quand je on est entrés dans la Sorbonne, à
un moment, je me suis retrouvé, seul, dans un fauteuil, dans
un amphi, avec la rumeur de la rue qui montait dehors, je me suis
dit ’ça y est, on y est arrivés’ et alors,
je me suis senti bien, comme sur une autre planète »
(Un des premiers occupants de mars de la Sorbonne)
On a gagné. L’événement est assez important
et neuf pour qu’on le constate et qu’on en prenne la
mesure : on a gagné. Après la défaite du mouvement
contre la réforme du régime des retraites, il y a
deux ans, emmené principalement par les enseignants, après
celle du mouvement contre la loi Fillon, il y a un an, animé
surtout par les lycéens, le retrait du CPE est la première
victoire d’un mouvement social depuis longtemps, un premier
coup d’arrêt à l’offensive ultra-libérale
en France. Certes, le gouvernement n’a fait que retirer un
article d’une loi qui pour le reste, demeure en l’état,
une loi dite avec un cynisme sans égal « sur l’égalité
des chances » et qui comporte une série de dispositions
entraînant des régressions du droit du travail et un
contrôle social accru sur les plus pauvres, notamment d’origine
immigrée. Dans la mesure où ils sont les premiers
concernés par les emplois jetables, ils sont quand même
les premières bénéficiaires de cette victoire,
même partielle. En fait, bien au-delà de son objet
immédiat (une mesure consacrant la précarisation de
la jeunesse) et de ses acteurs (les étudiants et lycéens),
elle concerne l’ensemble de la société et, en
son sein, tous ceux qui ne se résignent pas au cours actuel
du monde. Comme le montre, par exemple, l’intérêt
manifesté par des étudiants italiens ou des syndicalistes
allemands, l’ampleur de la lutte et son issue favorable ont
eu au-delà des frontières du pays un impact dont l’avenir
permettra de vérifier l’ampleur.
Cette victoire n’a pas été seulement remportée
contre un gouvernement d’une nullité sans pareille,
mais aussi contre une idéologie dominante mondiale. A côté
des images de violence auxquelles les organes de désinformation
sensationaliste du type CNN se sont exclusivement consacrés,
on a vu les médias du monde entier ressasser à satiété,
une fois de plus, un stéréotype à peu près
aussi vrai et passionnant que les fantasmes sur les danseuses du
Moulin Rouge, celui des « Français ridiculement attachés
à leur grandeur passée, repliés sur leurs petites
peurs provinciales, leur mentalités de fonctionnaire et qui
refusent de s’adapter à la modernité et à
la mondialisation » . A l’occasion du référendum
sur la constitution européenne, ce discours avait été
relayé par les médias nationaux et leurs experts avec
une unanimité nord-coréenne. Mais comme le désaveux
cuisant du rejet de la constitution restait encore dans les mémoires
journalistiques, comme le mouvement anti-cpe a bénéficié
dans la population d’une sympathie qui n’a fait que
croître, et comme la gauche de gouvernement y a vu une occasion
de se revivifier, les journaux et les télés ont adopté
une attitude bien plus prudente. Ce qui n’a pas empêché
le discours en question de clapoter dans maints articles, tribunes
et courriers de lecteur, et jusque dans les propos d’un clone
d’expert italien de 26 ans, rédacteur en chef d’un
eurosite publié dans la page « idées »
du Monde, l’endroit du monde où il y a le moins d’idées.
Un des signes de la crise terminale dans laquelle est entrée
la social-démocratie, partout où elle a existé,
aura été d’accepter et de reprendre à
son compte un coup de force sémantique de la novlangue néo-libérale.
Cette capitulation signe le renoncement à sa fonction historique
qui était d’imposer des compromis entre travail et
capital, connus sous le nom de « réforme » .
Car ce terme désigne désormais, dans le patois dominant,
les mesures de régression sociale et de destruction des droits.
Chacun sait que le droit est toujours le résultat d’un
rapport de force, un compromis signé entre des passions et
des intérêts contradictoires. Réformer, cela
signifie désormais, mondialement, déchirer tous les
traités de paix signés par les salariés en
150 ans de luttes dynamisées par la classe ouvière,
pour le simple motif que la classe ouvrière (mais pas les
ouvriers) a disparu. Réformer, cela signifie tirer les leçons
de cette disparition et renvoyer chacun, travailleur immatériel
ou ouvrier d’usine (il y en a encore), à la solitude
de l’individu-entreprise autrement dit à l’esclavage
de la précarisation généralisée. Or,
depuis 1995, et la grande grève des transports qui avait
fait reculer le gouvernement Juppé, les représentants
de la modernité capitaliste se lamentent de ce que la France
soit « inréformable » . Tout de même, il
faudra bien un jour tenter de comprendre le détail qui coince,
dans la société française, et qui se traduit
par de si visibles et répétitives résistances
à la restructuration capitaliste. Depuis la disparition de
Mitterrand, prétentieux forban qui manifesta une sorte de
génie dans l’art de conquérir le pouvoir et
de le garder, les politiciens français disputent à
leurs homologues italiens le titre de classe dirigeante la plus
nulle de l’Europe. Sans doute faut-il voir là une des
raisons secondaires de la particularité française
: il a manqué à la tête de l’Etat une
Thatcher pour écraser les mouvements populaires. Mais on
ne peut s’arrêter là. Le détail qui coince
est devant nos yeux, il n’a cessé d’être
présent dans la dénégation permanente des commentateurs
salariés comme des responsables syndicaux, les uns et les
autres acharnés à maintenir le fleuve dans son cours
en répétant à l’envie que « ce
n’était pas Mai 68 » , « on n’était
pas en 68 » .
Ce qui coince, c’est que l’offensive de Mai 68 qui
a bouleversé la vie de millions de gens pendant plusieurs
mois et qui leur a fait sentir qu’un autre monde était
possible, cette offensive-là poursuivie pendant plusieurs
années au moins sous d’autres formes et sur tous les
terrains, des usines aux relations intimes, n’a pas été
écrasée. Le retour à la normale dans le flot
des voitures de juin n’a pas été suivi d’une
répression, d’un écrasement des individus et
des liens subversifs tissés, et d’un refoulement de
la mémoire, phénomènes qu’on a pu voir
à l’oeuvre, entre autres, en Angleterre après
l’écrasement des la grève des mineurs en 1984
par Margaret Thatcher, et en Italie où l’or de la contestation,
de la sécession d’une large fraction de la classe ouvrière
et de la jeunesse, fut transformé en plomb du terrorisme
et du contre-terrorisme, d’abord par l’inconséquence
du léninisme armé et ensuite et surtout par l’embastillement
d’une fraction importante d’une génération,
l’opération stalino-catho de fabrication de repentis,
et la main-mise de la gauche institutionnelle sur la mémoire.
Malgré le spectacle lamentable donnée par la reconversion
des petits chefs maos et trotskos en conseillers du prince capitaliste,
aucun phénomène de cette ampleur n’a eu lieu
en France.
Il faudra quelque jour expliquer un peu plus ce détail français
mais pour l’heure, retenons l’importance de la maîtrise
de la violence, d’un rapport nouveau à elle. A la suite
de Pierre Goldman (qui fut meilleur écrivain et joueur de
salsa que théoricien), certains auteurs ont cru démontrer
le manque de sérieux de 68 par le petit nombre de morts.
Il me semble au contraire que ce fut une des particularités
les plus fortes et neuves du mouvement, de démontrer qu’on
pouvait subvertir le monde sans forcément jouer à
la guerre. Une forme de savoir se révolter collectif est
née dans la reconnaissance et la maîtrise d’un
aspect essentiel de tous les mouvements sociaux : leur théâtralité.
Les barricades du Quartier Latin comportaient une part de mime :
on n’était ni en 1848, ni en 1871 et les insurgés
savaient bien que, s’ils risquaient un passage à tabac,
ils ne seraient pas fusillés dans les fossés de Vincennes.
Et pourtant, dans le fait d’empiler des pavés et de
les jeter sur les flics, il y avait quelque chose de subversif qui
n’avait plus rien de militaire.
A travers ces reconquêtes de la rue et de lieu occupés,
forcément éphémères, il s’agissait
non pas essentiellement de détruire (même si la destruction,
notamment de vitrines marchandes, participait nécessairement
du processus) mais de construire un nouvel espace où la parole,
la rencontre, le rêve et la création pouvaient se libérer.
Mouvement étudiant de 1986 contre la révolte Devaquet,
mouvement des infirmières, mouvement anti-CIP en 1994, grève
des transports et du reste de novembe-décembre 95, mouvement
des chômeurs en 1998, mouvement contre la réforme des
retraites de 2003, révolte des banlieues de 2005 : à
chaque fois, la cessation des hostilités, l’impression
de retour à la normale comme si rien ne s’était
passé, fait oublier que juste avant que ça commence,
on aurait pu croire que rien n’allait se passer. Les forces
du statu quoi nous poussent à oublier au plus vite l’ampleur
de cette association nouvelle apparue entre des gens qui ne se connaissaient
pas, d’une ville à l’autre, d’un trottoir
à l’autre, entrés en communication par les réseaux
et le contact d’un regard. On voudrait oublier un peu vite
le miracle de communication et d’association nouvelles qu’on
représenté ces mouvements à travers tout le
territoire. Une bonne part de ce miracle tient sans doute au refoulement
inachevé de 68 dans la société française,
et donc à la conscience confuse, diffuse, qu’on peut
le refaire, en beaucoup mieux. Il faudra bien sûr, prendre
le temps de livrer une analyse (j’ai la mienne aussi, comme
tout le monde) de maints aspects du mouvement anti-cpe, ses forces
et ses faiblesses. Il faudra faire de même avec les forces
et les faiblesses de ce courant anti-assemblées qui s’est
manifesté dans quelques épisodes de mars 2005, d’une
occupation à l’autre, et qui s’est exprimé
de la manière la plus talentueuse dans l’ « Ultime
communiqué du comité d’occupation de la Sorbonne
en Exil » . Ce courant qui prétend opposer la «
bande » , incarnation de la vraie communauté, à
l’assemblée et aux manifs dominées par les organisations
syndicales et où rien ne pourrait se passer, ce courant pour
qui, à le lire, l’essentiel de l’activité,
est quand même dans le saccage et la baston (deux activités
certes souvent utiles mais dont il faut, en fonction des moments,
mesurer les limites et l’opportunité), ce courant me
paraît mal armé pour saisir l’ampleur de la fracture
qui n’a cessé de grandir entre les jeunes qui se sentent
déclassés à vie et les autres, entre les ghettoïsés
et les autres. Entre ceux qui manifestent contre le CPE, avec toutes
les naïvetés qu’on voudra, et ceux qui, sans naïveté
aucune, viennent les tabasser et leur piquer leur portable, au nom
des deux seules lois qu’ils reconnaissent : celle de la bande
et celle du plus fort. Que les beaux rebelles de novembre 2005 aient
pu, pour certains, se muer en barbares tabassant des fillettes juste
pour le fun sur la place du Champ de Mars, est un phénomène
dont on ne se débarrassera pas en reportant toute la faute
sur le comportement des services d’ordre. Ces développement
viendront en leur temps.
D’autres tâches urgentes nous requièrent, (et
ce texte est déjà bien long), et pour l’heure,
contentons-nous d’esquisser le projet que la rédaction
de ces lignes a fait naître, et dont elles pourraient être
l’introduction. Il s’agirait de donner naissance à
un récit, d’autant de voix qu’il s’en trouvera
(dix, vingt, cent mille), de tous les grands moments des mouvements
depuis 1995. Récits à la première personne,
de bagarres, de réunions, de pauses, anecdotes grotesques
et instants lourds de sens, déceptions et espoirs fous, et
puis parfois ces moments où « en une fois se dessine
la forme du nouveau monde » .
Libérer la capacité de chacun à raconter ce
qu’il a vécu, pensé, imaginé, telle est
la tâche que nous essaierons d’entreprendre. L’internet
devrait pouvoir nous fournir un outil susceptible de produire une
création collective d’une ampleur et d’une forme
inédite. Faisons chauffer nos imaginations !
Mis en ligne le lundi 31 juillet 2006
Article publié sous license No Copyright
|
|