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Origine : http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2007/07/06/459-un-marche-virtuel-une-nouvelle-economie-de-la-valeur-des-images
Le 17 juin 2007, la vidéo "Sarkozy au G8" était
diffusée pour la première fois dans son intégralité
sur une chaîne de télévision, dans le cadre
de l'émission "Arrêt sur images". L'audience
recueillie par ce programme était de 736.840 téléspectateurs.
A ce moment même, cette vidéo, diffusée depuis
dix jours sur YouTube et Dailymotion, avait atteint une audience
cumulée de quelque 15 millions de visionnages. Ce cas récent
a représenté la plus forte croissance de fréquentation
d'une vidéo en ligne depuis la création d'internet.
On peut discuter la notion d'audience des contenus en ligne. Dans
cet exemple précis, j'ai pour la première fois entendu
des gens me dire: "Je suis allé voir cette vidéo
à plusieurs reprises". Les 15 millions de vues ne correspondent
donc pas à quinze millions d'internautes stricto sensu. Mais
il faut se souvenir que les audiences des médias de flux,
télévision ou radio, sont des indications du même
ordre, qui comportent eux aussi des critères ambigus, auxquels
nous ne prêtons plus attention, car ces chiffres se sont banalisés.
S'ils sont moins faciles à interpréter que les évaluations
de Médiamétrie, les chiffres de fréquentation
sur internet fournissent néanmoins un indicateur qu'il va
falloir apprendre à apprivoiser, et dont les ordres de grandeur
restent significatifs. L'audience cumulée sur une dizaine
de jours de la vidéo "Sarkozy au G8" est comparable
à l'audience instantanée d'une grande émission
télévisée, comme par exemple "J'ai une
question à vous poser", qui a réuni quelque 8
millions de téléspectateurs lors de l'édition
consacrée à Nicolas Sarkozy.
J'ai choisi cet exemple car il témoigne mieux qu'aucun autre
à quel point la publication des contenus visuels en ligne
est désormais en mesure de rivaliser – et parfois même
de dépasser – les médias traditionnels en termes
de puissance de diffusion. Réciproquement, on notera que
les plates-formes de contenus visuels, vidéos ou photographies,
comme Youtube ou Flickr, comptent aujourd'hui parmi les services
les plus fréquentés sur internet.
Après l'invention du procédé négatif-positif,
qui permettait la reproductibilité artisanale de la photographie,
suivie de celle la similigravure, qui inaugurait sa mise en série
à une échelle industrielle, puis la massification
apportée par la reproduction hertzienne, la mise en ligne
des images numérisées constitue la quatrième
grande étape de l'extension de l'accessibilité des
images d'enregistrement, qui démocratise pour la première
fois le pouvoir de diffusion. Cette révolution s'accompagne
d'une mutation profonde des modalités de circulation des
contenus, puisqu'elle va de pair avec l'installation d'une "économie
du gratuit" – formule qui signifie qu'aucune forme d'accès
ou de diffusion des contenus n'est jamais totalement gratuite, mais
s'inscrit dans le cadre d'une nouvelle économie, où
l'équilibre de l'échange est rétabli selon
des modalités indirectes.
Cette économie du gratuit n'est pas un phénomène
totalement nouveau, puisqu'il avait été expérimenté
par les mécanismes de rétribution de la diffusion
hertzienne, la radio ou la télévision, qui ne faisaient
eux-mêmes que radicaliser un système mis en place avec
l'introduction de la publicité dans La Presse, le premier
quotidien moderne créé par Emile de Girardin en 1836.
Mais cette économie atteint aujourd'hui un degré inédit,
dans la mesure où les caractéristiques techniques
de la duplication numérique permettent une reproduction à
l'identique. Pour la première fois, un contenu diffusé
peut à son tour devenir une nouvelle source de diffusion,
sans déperdition de qualité due au canal de reproduction,
pour un coût négligeable. La conjonction de ces deux
caractéristiques – la possibilité de réaliser
une copie fidèle pour un coût faible ou nul, équation
longuement testée par la photographie, comme le rappelait
avant-hier François Barré – est à la
base du dynamisme viral du réseau, qui se comporte dès
lors comme une énorme machine à dupliquer et à
propager les contenus.
Exemple d'application : samedi dernier, le site de Libération
choisit d'illustrer deux de ses articles par des images diffusées
sur Flickr, placées par leurs auteurs sous licence Creative
Commons, qui autorisent explicitement la copie, sans application
d'un copyright. Cette pratique, où un organe de presse se
sert d'une plate-forme de partage collaborative à la manière
d'une agence en ligne, et peut choisir et copier directement dans
la base, sans débourser un centime ni même demander
l'autorisation préalable de l'auteur, est déjà
devenue banale. Je n'ai pas besoin d'insister sur les déséquilibres
qu'occasionne la gratuité sur les domaines qui relèvent
d'une économie classique de l'échange monnayé.
La loi DAVDSI a fourni en France une bonne illustration des débats
et des contradictions amenées par ces nouveaux usages.
Chez les photographes, un point de vue répandu est celui
selon lequel la gratuité des images disponibles sur le net
exerce une pression qui pousse certains acteurs, en particulier
les agences spécialisées dans l'illustration, à
tirer leurs prix vers le bas, et entraîne de proche en proche
toute la profession dans une spirale dégressive. Je ne suis
pas économiste et j'ignore quelle est la pertinence de ce
jugement. Dans des domaines voisins, comme celui de la musique enregistrée,
on a pu vérifier que l'équation est souvent plus complexe,
et que le téléchargement n'est pas forcément
l'ennemi de l'échange monnayé. Dans le domaine de
la photographie, on pourrait de fait proposer l'observation inverse,
selon laquelle c'est le prix élevé de certaines images
qui peut entraîner des comportements de substitution ou de
compensation, dont le cas de Libération nous fournit un exemple.
En réalité, l'économie du gratuit favorise
me semble-t-il l'émergence de systèmes parallèles,
qui viennent s'inscrire à côté des systèmes
existants et offrent des alternatives autonomes. Dans le cas de
la photographie ou de la vidéo en ligne, on assiste par exemple
à la mise en place d'un ensemble de dispositifs qui visent
de façon tout à fait explicite à créer
de la valeur, indépendamment d'une traduction monétaire.
Flickr, qui est aujourd'hui la plate-forme de partage de photographies
la plus connue, associe à ses contenus principaux une série
d'outils qui favorisent la circulation autour des images : les tags,
qui permettent à tous les usagers de chercher des contenus
dans la base; les commentaires, qui donnent licence à chaque
membre inscrit de réagir à une image, comme sur un
blog; le système des favoris, qui permettent à chacun
de se constituer des collections de photographies des autres membres
de Flickr sans violer le copyright, etc. Tous ces dispositifs, qui
ont fait de cette plate-forme un des fleurons du web 2.0, ont pour
fonction de construire un réseau d'usages tout autour des
images et font de Flickr non pas seulement un lieu de stockage d'images,
mais un espace où l'on montre, où on regarde, où
on commente, où on évalue et où on collectionne
des photographies (ou plus exactement des reproductions de photographies).
L'un des outils qui a contribué à la réputation
de Flickr est la création en 2005 d'un algorithme d'évaluation
automatique de l'"intérêt" des images, appelé
interestingness. A partir de la combinaison des données de
fréquentation, du nombre de commentaires et du nombre des
favoris, Flickr produit une sélection quotidienne des 500
meilleures images de la base. Ce système peut être
analysé comme une ébauche de marché virtuel,
dans la mesure où il propose de dégager une hiérarchie
objective, basée sur les effets de réception des photographies.
Même sans traduction monétaire, l'interestingness est
bien un dispositif qui confère de la valeur aux images.
L'ensemble de ces usages, que l'on peut rapprocher de ceux des
clubs d'amateurs photographes, ont une conséquence concrète,
qui est l'augmentation de la fréquentation de chaque image,
indiquée par un compteur de vues. On peut décrire
Flickr comme un dispositif dont l'objectif principal n'est pas d'emmagasiner
des contenus mais bien d'associer une audience à ces contenus.
On retrouve cette même logique sur YouTube ou Dailymotion,
avec des outils similaires. Cette observation peut se traduire par
l'idée que, dans l'économie du gratuit, en l'absence
de l'indicateur chiffré fourni par le prix, c'est l'audience
qui devient la mesure principale de la valeur des contenus. Cette
idée est tout à fait familière en matière
de radio ou de télévision. On l'a vu s'imposer plus
récemment avec les vidéos sur internet.
Cette caractéristique a une raison, qui est au fondement
de l'économie de ces plates-formes. La consultation des images
numériques nécessite des moyens logistiques importants.
En raison de la taille des fichiers mis en circulation et de la
bande passante requise, le bon fonctionnement de ces outils engendre
des coûts élevés. Les sociétés
qui offrent gratuitement leurs services ont choisi de prendre ces
infrastructures à leur charge, en faisant reposer l'équation
économique sur des ressources indirectes, notamment publicitaires.
La fréquentation des plates-formes devient ainsi logiquement
le facteur déterminant de leur valorisation.
C'est à ce dernier stade que l'on retrouve encore une fois
le marché. Comme on a pu le constater lors du rachat de Flickr
par Yahoo! ou de YouTube par Google (pour 1,65 milliards de dollars),
l'élément décisif de la valorisation de la
plate-forme est bien sa fréquentation, gage de revenus publicitaires
pour les sociétés acquéreuses. Le paradoxe
est que cette fréquentation est la conséquence directe
du travail de valorisation produit bénévolement par
les usagers eux-mêmes sur chaque contenu.
Si l'on remonte cette bobine à l'envers, on comprend que
la création de valeur qui s'effectue au niveau de chaque
image n'est virtuelle qu'en apparence. En réalité,
le système de valorisation des contenus mis en oeuvre sur
internet permet de reprendre conscience d'un des facteurs fondamentaux
du fonctionnement du marché des oeuvres visuelles. Comme
tous les marchés de collection, celui-ci n'est pas un simple
lieu d'échange de marchandises dont la valeur pourrait être
établie de façon strictement rationnelle, en fonction
de l'état d'un tirage, d'un millésime ou de la notoriété
d'un auteur. On a souligné au début de ce colloque
le rôle d'acteurs fondateurs comme André Jammes, dont
on sait qu'il n'a pas été seulement un simple marchand,
mais qu'il a au contraire participé activement à l'organisation
du marché par la production de savoir et la création
d'une hiérarchie des oeuvres.
Un collectionneur ou un amateur n'achète pas de simples
objets, ce qu'il collectionne, ce sont bien plutôt des histoires,
des représentations dont les objets sont les supports. Ce
qu'on appelle en psychopathologie le fétichisme n'est rien
d'autre que cette fixation d'un récit, d'une construction
imaginaire sur un objet particulier. Cette prégnance de l'imaginaire
dans le marché de l'art est volontiers masquée par
des critères dont on met en avant l'objectivité. Mais
ce que Flickr, YouTube ou Dailymotion nous rappellent, c'est que
la valeur des oeuvres s'établit d'abord et avant tout par
la réactivité qu'elles suscitent – que le prix
d'une image se mesure à l'imaginaire qu'elle mobilise.
Communication au colloque "Enjeux et mutations du marché
de la photographie", Arles, 06/07/2007.
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