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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2007/06/HALIMI/14838
Avec plus de deux millions de voix d’avance sur sa rivale
socialiste, M. Nicolas Sarkozy a été élu président
de la République française le 6 mai dernier. Acquis
avec un taux de participation électorale très élevé
(83,97 %), ce résultat contredit la « règle
» qui voulait qu’une majorité sortante soit battue
lors de l’élection suivante. Mais le nouveau chef de
l’Etat a bien marqué ses distances avec son prédécesseur,
M. Jacques Chirac, en signifiant de façon répétée
son désir de « rupture » avec ce qu’il
assimile à un quart de siècle de « politiquement
correct ». Les premières mesures économiques
et sociales envisagées par son gouvernement (suppression
de la carte scolaire, remise en cause du contrat de travail et du
droit de grève, baisse de la fiscalité sur les très
hauts revenus) donnent à cette rupture sa signification.
Profitant du désarroi de la gauche, M. Sarkozy a néanmoins
obtenu le ralliement à son programme de plusieurs anciens
responsables du centre et du Parti socialiste. Avec leur concours,
il escompte modifier profondément l’équilibre
politique du pays et continuer à afficher ses convictions
de droite. En cela, il rappelle des transformations intervenues
ailleurs. En Espagne, en Italie, mais surtout aux Etats-Unis.
En France, un homme de droite vient de succéder à
un président devenu impopulaire dans son propre camp, et
il est parvenu à ses fins en battant une femme de gauche.
Il paraît que ce genre d’histoire remonte un peu le
moral des candidats républicains à la succession de
M. George W. Bush. Surtout s’ils prévoient qu’en
novembre 2008 ils affronteront la démocrate Hillary Clinton.
Il serait néanmoins paradoxal de voir la droite américaine
s’inspirer demain de la stratégie politique du nouveau
président de la République française. Imite-t-on
son propre reflet dans un miroir ? Or, en matière de stratégie
électorale, M. Nicolas Sarkozy a davantage été
l’élève, doué, des techniques politiques
déployées outre-Atlantique depuis quarante ans que
l’inspirateur d’une alchimie nouvelle destinée
à être exportée. Insistance sur le thème
du déclin national, de la décadence morale, afin de
préparer les esprits à une thérapie de choc
libérale (la « rupture ») ; combat contre une
« pensée unique de gauche » qu’on accuse
d’avoir enkysté l’économie et atrophié
le débat public ; réarmement intellectuel «
gramscien » d’une droite suffisamment « décomplexée
» pour exhiber ses amis milliardaires (et leurs yachts) ;
redéfinition de la question sociale de manière à
ce que la ligne de clivage n’oppose plus riches et pauvres,
capital et travail, mais deux fractions du « prolétariat
» entre elles, celle qui « n’en peut plus de faire
des efforts » et la « république de l’assistanat
» ; mobilisation d’un petit peuple conservateur dont
on se prétend l’expression valeureuse et persécutée
; volontarisme politique, enfin, face à une élite
gouvernante qui aurait baissé les bras : la droite américaine
n’a nul besoin de traverser l’Atlantique pour que M.
Sarkozy lui enseigne de telles recettes. Ce sont les siennes depuis
Richard Nixon (1). Tout en émaillant ses discours de références
à Jean Jaurès, Léon Blum et Guy Môquet,
M. Sarkozy s’est en effet appliqué à reprendre
les thématiques les plus performantes des derniers présidents
républicains.
Souvent l’image du déclin vient à point. L’urgence
d’un rappel à l’ordre s’impose plus naturellement
quand le désordre règne dans la vieille maison. En
1968, le candidat de droite Nixon rode son discours glorifiant une
« majorité silencieuse » qui n’accepte
plus de voir son pays devenir la proie du chaos. Deux assassinats
politiques (Martin Luther King et Robert Kennedy) viennent d’avoir
lieu, et l’offensive du Têt des communistes vietnamiens
a signifié que les Etats-Unis avaient déjà
perdu la guerre. Nixon invite alors ses compatriotes à écouter
« une voix tranquille dans le tumulte des cris. C’est
la voix de la grande majorité des Américains, les
Américains oubliés, ceux qui ne crient pas, ceux qui
ne manifestent pas. Ils ne sont ni racistes ni malades. Ils ne sont
pas coupables des fléaux qui infestent notre pays (2) ».
M. Sarkozy a profité des émeutes dans les banlieues
françaises (octobre-novembre 2005), d’une portée
dramatique difficilement comparable, pour reprendre ce registre
des temps de tempête. Le 18 décembre 2006, à
Charleville-Mézières, dans les Ardennes, il célèbre
« la France qui croit au mérite et à l’effort,
la France dure à la peine, la France dont on ne parle jamais
parce qu’elle ne se plaint pas, parce qu’elle ne brûle
pas de voitures – cela ne se fait pas ici de casser ce que
l’on a payé si cher –, parce qu’elle ne
bloque pas les trains. La France qui en a assez que l’on parle
en son nom. » Quatre mois plus tard, il enjoint à une
foule marseillaise de se lever pour « exprimer le sentiment
de cette majorité silencieuse ».
Comme Nixon, Ronald Reagan et M. Bush avant lui, M. Sarkozy mesure
qu’aucune campagne ne mobilise si elle se résume à
une litanie d’intentions pieuses, consensuelles et ennuyeuses.
Il emploie donc des mots de combat. La droite américaine
avait elle aussi fait son miel de l’affadissement du discours
démocrate, qui, à partir des années 1950, abjura
le répertoire de polarisation sociale de William Jennings
Bryan (1860-1925) et de Franklin Delano Roosevelt. Les successeurs
de Harry Truman ne disaient pas encore « gagnant, gagnant
», mais telle était déjà leur idée.
Leur formule aurait été plutôt : l’adversaire,
voilà l’ennemi !
Pour le Parti démocrate, la peur de faire peur, c’est-à-dire
en vérité celle d’être vraiment de gauche,
devint telle que ce dernier en vint à reprocher aux républicains
d’être « populistes », préférant
se réserver la désignation plus apaisante de... «
conservateurs ». « L’étrange alchimie du
temps, expliqua ainsi son candidat Adlai Stevenson en octobre 1952,
a d’une certaine manière converti les démocrates
en vrai parti conservateur de ce pays – le parti dévoué
à conserver tout ce qu’il y a de mieux et à
construire, solidement et tranquillement, sur ces fondations. Les
républicains, au contraire, se comportent comme un parti
radical, voué à démanteler les institutions
que nous avons ancrées solidement dans notre tissu social
(3). »
Dès décembre 2005, enhardi par le tohu-bohu que semblait
susciter chacune de ses propositions (et provocations), M. Sarkozy
rappela que sa stratégie jouerait aussi à fronts renversés
: « Ce sera notre fierté d’être le parti
du mouvement. Les socialistes sont devenus des conservateurs (4).
» Puis il entreprit de nommer l’ennemi (5). Il cibla
les années 1960. Nixon puis Reagan l’avaient fait avant
lui, mais à une autre époque, plus proche des événements
qu’ils pourfendaient.
Opposer à la gauche son absence de volonté
L’ennemi, ce furent ceux qui avaient « proclamé
que tout était permis, que l’autorité c’était
fini, que la politesse c’était fini, que le respect
c’était fini, qu’il n’y avait plus rien
de sacré, plus rien d’admirable, plus de règle,
plus de norme, plus d’interdit ». A mille lieues des
discours rassembleurs et mécaniques du président Jacques
Chirac, mais tout aussi éloigné du charabia compassionnel
et « participatif » de Mme Ségolène Royal,
patchwork de propos décousus et vite oubliés, M. Sarkozy
marqua les esprits. Il prétendit que la gauche « héritière
de Mai 68 » avait à la fois « liquidé
l’école de Jules Ferry », provoqué la
« crise du travail » et déchaîné
la « haine de la famille, de la société, de
l’Etat, de la nation, de la République ». Il
précisa aussi – car pourquoi s’arrêter
en si bon chemin ? – qu’elle avait « préparé
le triomphe du prédateur sur l’entrepreneur, du spéculateur
sur le travailleur » et qu’elle ne cessait de chercher
« des excuses aux voyous ».
C’est là une vieille recette de la droite : pour ne
pas avoir à s’étendre sur la question des intérêts
(économiques), ce qui est sage quand on défend ceux
d’une minorité de la population, il faut se montrer
intarissable sur la question des valeurs : ordre, respect, mérite,
religion. La manœuvre est encore plus aisée quand la
gauche refuse de désigner ses adversaires, à supposer
qu’elle en ait encore. Un jour, M. François Hollande
laissa échapper que les socialistes s’en prendraient
peut-être aux « riches ». Il se garda de récidiver
devant le hourvari qui s’ensuivit. Demeurent les valeurs.
En parler permet aussi aux conservateurs d’installer la discorde
au sein des catégories populaires, en général
plus partagées sur les questions de morale et de discipline
que sur la nécessité d’un bon salaire.
Toutefois, pas plus aux Etats-Unis qu’en France, la droite
n’a imputé le « déclin » présumé
du pays à des motifs exclusivement moraux ou culturels. Selon
elle, des politiques économiques précises avaient
attaqué de plein fouet la « valeur travail »
(ou work ethic dans le cas américain). Les démocrates
auraient créé du chômage en relevant les impôts
; les socialistes, découragé l’effort (et déprimé
les salaires) en réduisant la durée du travail. Il
ne pouvait être question pour la droite de s’accommoder
de telles erreurs en attendant le concours de la chance ou celui
de la main invisible (du marché).
C’est souvent à ce sujet qu’on commet un fâcheux
contresens à propos du néolibéralisme. Car
sa pratique courante n’est nullement l’indolence du
« laissez faire, laissez passer ». Ainsi, Reagan comme
M. Bush n’ont cessé d’intervenir pour favoriser
les intérêts des chefs d’entreprise et ceux des
détenteurs de capitaux, indissociables à leurs yeux
de l’intérêt national. L’année même
de l’entrée en fonctions du premier, en 1981, il prit
trois décisions capitales : celle de casser la grève
des contrôleurs aériens en révoquant les douze
mille salariés qui y avaient pris part et en détruisant
leur syndicat ; celle de geler le salaire minimum (qui n’augmenta
plus une seule fois pendant les deux mandats de Reagan) ; celle,
enfin, de réduire brutalement l’imposition de la tranche
marginale supérieure des revenus (taxée à 70
% en 1981, elle ne le fut plus qu’à 28 % en 1987).
Impulsées par la Maison Blanche, pas par le « marché
», ces trois orientations convergeaient. La casse du syndicalisme
favorisa, par exemple, le transfert d’une partie de la richesse,
du travail vers le capital, du salaire vers le dividende. Elle en
constitue souvent d’ailleurs la condition préalable.
Est-ce donc vraiment un hasard si des partisans de M. Sarkozy souhaitent
le voir à son tour provoquer une épreuve de force
avec les syndicats afin que, comme Reagan en 1981, comme Mme Margaret
Thatcher en 1984-1985 face aux mineurs britanniques, il marque la
« rupture » par un coup d’éclat ? La promesse
d’une restriction du droit de grève dans les services
publics (transports et écoles) fournit une occasion de bien
comprendre que, dans l’esprit de M. Sarkozy, ce sont les directions
d’entreprise, pas les salariés, qui gouvernent la «
valeur travail ».
En janvier 1978, un an à peine après son entrée
à la Maison Blanche, le président démocrate
James Carter réclame à ses concitoyens « patience
et bonne volonté ». Il leur tient ce discours : «
Il y a des limites à ce que l’Etat peut faire. Il ne
peut pas résoudre nos problèmes. Il ne peut pas fixer
nos objectifs. Il ne peut pas définir notre vision. Il ne
peut pas éliminer la pauvreté ou assurer l’abondance
ou réduire l’inflation. Il ne peut pas sauver nos villes,
lutter contre l’analphabétisme ou nous procurer de
l’énergie (6). »
Dès juillet 1980, alors qu’il se prépare à
affronter un président accusé d’« indécision
» devant la crise de l’énergie et de «
désarmement unilatéral » face à l’Iran
et à l’Union soviétique, le « libéral
» Reagan oppose son volontarisme à la neurasthénie
apparente de son adversaire, dont il fustige la « faiblesse
», la « médiocrité », l’«
incompétence ». Il indique : « Il y a peut-être
un marin à la barre du pays, mais le navire de l’Etat
n’a pas de gouvernail. (...) Nos problèmes provoquent
des souffrances et détruisent la fibre morale de gens bien
réels qui ne devraient pas, en plus, subir l’indignité
d’entendre leur gouvernement leur expliquer que tout est de
leur faute (7). » Bien sûr, Reagan n’aurait jamais
dit, comme le fit M. Sarkozy : « Si nous voulons une société
juste, il faut d’abord un Etat fort (8). » Mais prétendre
que le discours volontariste du président français
le distinguerait fondamentalement du libéralisme de la droite
américaine constitue une erreur absolue.
Comme Reagan, M. Sarkozy n’a jamais hésité
à opposer son énergie propre, son leadership, à
l’« inertie », à l’« immobilisme
» de ses prédécesseurs. En contemplant M. Chirac,
celui qui était son ministre de l’intérieur
a même pensé, le 14 juillet 2005, à «
Louis XVI en train de monter ses serrures à Versailles tandis
que la France gronde ». Or, sur ce terrain de la négligence
publique, les socialistes n’étaient pas exempts de
reproches. A force de baisser les bras, de plaider que chaque problème
était complexe et exigeait un traitement européen,
de proclamer que « l’Etat ne peut pas tout faire »,
d’attribuer leur pusillanimité à l’existence
d’un électorat populaire désormais « marqué
par la mondialisation, marqué par le fatalisme, marqué
par la résignation (9) », ils ont provoqué cette
contre-attaque du candidat de droite : « On a tout essayé,
disait Mitterrand ! Eh bien non, contre le chômage, on n’a
pas tout essayé ! (...) Je me souviens de Lionel Jospin déclarant
pendant la campagne pour l’élection présidentielle
: “Un homme politique responsable ne parle pas de la monnaie.”
Pour moi, c’est dire cela qui est irresponsable ! Il n’y
a pas un pays au monde où la monnaie ne soit pas un instrument
de politique économique (10). »
Particulièrement appréciée dans des régions
industrielles en crise, une homélie volontariste appuyait
le trait : « Je n’aime pas la politique qui se contente
de gérer. Je n’aime pas la politique qui est persuadée
que rien ne peut être changé. Je n’aime pas la
politique qui voudrait que le monde est tel qu’il doit être.
Je n’aime pas la politique quand elle dit : on a tout essayé.
Je n’aime pas cette politique ! Je ne crois pas à cette
politique (11) ! » A Saint-Etienne, M. Sarkozy ajouta même
: « La politique est impuissante quand elle ne veut rien.
Quand on ne veut rien, on ne peut rien ! Moi je veux beaucoup et
nous allons pouvoir beaucoup (12) ! » Assurément, M.
Chirac avait déjà tenu ce genre de propos il y a douze
ans. Précisément, il fut élu... En tout cas,
soyons-en assurés, « Europe » oblige, le nouveau
président ne pourra pas tout faire lui non plus. Et surtout
pas de la peine à ses amis milliardaires : « Ils disent
: faisons payer le capital ! Mais si le capital paye trop, il s’en
ira (13). » Un soir d’allégresse, Johnny Hallyday
a promis de revenir de Suisse sitôt les successions défiscalisées
par le gouvernement. Car ça, l’Etat le fera (14).
L’affichage d’une volonté de rupture impose
de conduire la bataille des idées. En la matière,
la droite n’a jamais été aussi bête que
la gauche l’imagine, affalée qu’elle est sur
les pétitions d’intellectuels et d’artistes qui
se prononcent en sa faveur sans susciter en général
d’autres réactions que le sarcasme ou l’indifférence.
Candidat à peu près certain de son camp depuis 2003,
M. Sarkozy a, comme les conservateurs américains avant lui,
construit son corpus idéologique permettant de rompre avec
ce qu’il nomme le « prêchi-prêcha social-démocrate
» et d’y substituer « tout ce que la droite républicaine
n’osait plus faire parce qu’elle avait honte d’être
la droite (15) ». Puis il a rodé – et retouché
– ce programme semaine après semaine.
« Pour qu’une idée passe dans le pays, aurait-il
expliqué, elle doit infuser dans les esprits pendant près
d’un an (16). » Un an, c’est très peu,
mais l’élu a bénéficié du concours
des médias, du patronat, des ministères ; il a tiré
parti des ratiocinations multidiffusées du publiciste Nicolas
Baverez et de ses nombreux épigones sur « la France
qui tombe » en raison d’une « politique d’euthanasie
du travail (17) » ; il s’est appuyé sur les avis
(qu’il sollicita) du rapport Camdessus, de la même farine
idéologique que les pamphlets de Baverez, mais moins caricaturaux
(18). Sa traversée du désert ressembla donc à
une succession d’oasis. Et la guerre de position culturelle
se transforma en Blitzkrieg. D’ailleurs, où était
l’ennemi ? « Je demande, ironisa avec cruauté
M. Sarkozy, à être comparé au leader du premier
parti d’opposition de France. Quelles sont les idées
neuves qu’a lancées François Hollande depuis
quatre ans (19) ? »
Deux grands praticiens du combat d’idées durent endurer
un itinéraire plus escarpé : le penseur ultralibéral
Friedrich Hayek (1899-1992), qui avait « pensé l’impensable
(20) », attendit plus de trente ans avant que des dirigeants
politiques de premier plan (Mme Thatcher, Reagan, Augusto Pinochet)
se trouvent en position de traduire ses analyses en actes ; le dirigeant
communiste italien Antonio Gramsci mourut alors que Benito Mussolini
était toujours au pouvoir. Mais ces deux grands intellectuels
rompaient vraiment avec l’idéologie dominante de leur
temps. Et ils ne disposaient ni de TF1, ni du Point, ni d’Europe
1 comme caisses de résonance permanentes.
« J’ai fait mienne l’analyse de Gramsci »
Fidèle à sa stratégie consistant à
citer les auteurs les plus inattendus, M. Sarkozy a préféré
situer sa démarche dans la lignée du communiste italien
plutôt que dans celle de l’ultralibéral austro-américain.
« Au fond, indiqua-t-il peu avant son élection, j’ai
fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par
les idées. C’est la première fois qu’un
homme de droite assume cette bataille-là. En 2002, quinze
jours après mon arrivée au ministère de l’intérieur,
une certaine presse a commencé à m’attaquer
sur le thème : “Sarkozy fait la guerre aux pauvres.”
Je me suis dit : soit je cède et je ne pourrai plus rien
faire, soit j’engage la bataille idéologique, en démontrant
que la sécurité est avant tout au service des plus
pauvres. Depuis 2002, j’ai donc engagé un combat pour
la maîtrise du débat d’idées. Tous les
soirs, je parle de l’école, en dénonçant
l’héritage de 1968. Je dénonce le relativisme
intellectuel, culturel, moral... Et la violence de la gauche à
mon endroit vient du fait qu’elle a compris de quoi il s’agissait
(21). »
En privilégiant dès les années 1960 «
les couleurs vives aux tons pastel », Reagan avait devancé
Sarkozy et contredit tous ces politologues qui ne conçoivent
la conquête du pouvoir que comme une éternelle course
au centre. Il avait en effet proposé « un choix, pas
un écho (22) ». Mais, dans son cas, prendre le risque
d’être jugé extrémiste comporta un prix.
Celui de devoir enchaîner, entre 1954 et 1962, des centaines
de discours glorifiant le capitalisme, à titre de porte-parole
itinérant de General Electric (23). Celui de devoir attendre
près de quinze ans avant de s’imposer au Parti républicain
et d’accéder à la Maison Blanche. Une fois président,
il cita souvent avec émotion le nom de John Kennedy, oubliant
qu’en 1960 il avait combattu la candidature du démocrate
en écrivant à Nixon : « Sous son apparence juvénile
se cachent les vieilles idées de Karl Marx. Il n’y
a rien de nouveau dans la conception [de Kennedy] d’un Etat
tout-puissant. Hitler appelait le sien national-socialisme (24).
» Les futurs choix de M. Sarkozy nous permettront de mesurer
assez vite si désormais il apprécie Jaurès
autant que Reagan adorait Kennedy.
La question de la sincérité est couramment posée.
Peut-on prétendre, par exemple, avoir été pourchassé
par le « politiquement correct » quand on fut ministre
d’Etat quatre des cinq dernières années et qu’on
disposa en permanence de l’appui compact du patronat et de
la plupart des médias ? Là encore, certains précédents
américains permettent de répondre. En 1961, l’essayiste
et romancière Ayn Rand, une émigrée venue d’Union
soviétique dont les livres se vendirent à des millions
d’exemplaires, rédigea un article titré –
au premier degré – « La minorité la plus
persécutée d’Amérique : le big business
(25) ». A l’époque, rappelons-le, les Noirs vivant
dans les Etats du Sud ne pouvaient toujours pas exercer leur droit
de vote... Symbole de la petite bourgeoisie provinciale, Nixon s’estimait
quant à lui méprisé par la dynastie des Kennedy
et par des grands médias tombés en pamoison devant
cette famille d’aristocrates photogéniques de la Côte
est. M. Bush, bien qu’il ait fait ses études à
Yale puis à Harvard, s’est longtemps perçu,
lui aussi, comme un rebelle, un petit Texan un peu rustre égaré
dans un monde de snobs progressistes.
Maire de Neuilly et porte-parole du peuple
Dans ses Mémoires, Mme Peggy Noonan, rédactrice de
certains des discours les plus fameux de Reagan, résume en
deux phrases ce fantasme de droite du dissident permanent –
des décennies de pouvoir républicain ne l’ont
pas apaisé : « Les gens me demandent toujours comment
une femme de ma génération a pu devenir conservatrice.
C’est difficile pour moi de dire quand ma rébellion
a commencé. » Quelques pages plus loin, elle ironise,
mais à propos des démocrates : « Ils avaient
tout pour eux, y compris 50 000 dollars par an dès l’âge
de 32 ans, et pourtant ils se sentaient toujours assiégés
(26). » Voilà qui est bien résumé...
Quand il avait 32 ans, M. Sarkozy, qui se présente en éternel
paria, dirigeait déjà la ville de Neuilly, une des
plus riches du pays. L’invasion du bavardage psychologique
dans le discours politique français aura peut-être
servi à cela : la moindre éraflure d’amour-propre
d’un adolescent transforme dorénavant un fils de famille
en martyr. Ensuite, il suffit de très peu pour raviver la
blessure. « Depuis 2002, précisa il y a quelques semaines
M. Sarkozy, je me suis construit en marge d’un système
qui ne voulait pas de moi comme président de l’UMP,
qui récusait mes idées comme ministre de l’intérieur
et qui contestait mes propositions (27). » Et cette fois Gavroche
a triomphé.
Il est a priori difficile pour un candidat qui a le soutien du
patronat, qui réclame la réduction brutale de l’impôt
sur les revenus, la diminution ou la suppression des droits de succession
et la baisse de la fiscalité sur les sociétés
de se présenter comme le porte-parole du peuple. On sait
qu’aux Etats-Unis l’exploit a été en partie
accompli par Reagan et, plus récemment, par M. Bush. Pour
s’en assurer, il suffisait de les suivre dans des Etats industriels
en crise longtemps acquis aux démocrates (Michigan, Virginie
Occidentale) (28).
Leur réussite a largement tenu à l’appel au
sentiment national et patriotique (anticommunisme, puis antiterrorisme),
au ressentiment fiscal du « petit contribuable » contre
le « gros percepteur ». Sans oublier, bien évidemment,
l’attachement aux « valeurs morales traditionnelles
» (opposition à l’avortement, à l’homosexualité)
et le rejet d’un « laxisme » judiciaire présenté
comme le principal pourvoyeur de violences et de crimes. La palette
de M. Sarkozy s’est inspirée de ce registre tout en
laissant de côté les références trop
tranchées aux valeurs religieuses, même si aux yeux
du nouveau président « la question spirituelle a été
très largement sous-estimée par rapport à la
question sociale (29) ».
Le succès de la droite, américaine et française,
en terrain populaire ne s’explique pas cependant par les seuls
talents électoraux de ses porte-parole. L’une et l’autre
ont profité de l’affaiblissement des collectifs ouvriers
et militants, ce qui a conduit nombre d’électeurs aux
revenus modestes à vivre leur rapport à la politique
et à la société sur un mode plus individualiste.
Le discours du « choix », du « mérite »,
de la « valeur travail » les a ciblés en particulier
: ils veulent choisir (leur école, leur quartier) pour ne
pas devoir subir ce qu’il y a de pire ; ils estiment avoir
du mérite et n’en être pas récompensés
; ils travaillent dur et gagnent peu, guère plus, estiment-ils,
que les chômeurs et les immigrés. Les privilèges
des riches leur semblent tellement lointains qu’ils ne les
concernent plus vraiment.
Là encore, l’histoire ne date pas d’hier. Aux
Etats-Unis, à la fin des années 1960, la concurrence
internationale et la peur du déclassement transforment un
populisme de gauche rooseveltien, optimiste, conquérant,
égalitaire, aspirant au désir partagé de vivre
mieux, en un « populisme » de droite faisant son miel
de la crainte de millions d’électeurs populaires de
ne plus pouvoir tenir leur rang, d’être rattrapés
par plus déshérités qu’eux. C’est
à compter de ce moment que les républicains réussissent
à faire passer la ligne de fracture économique, non
pas entre riches et pauvres, capitalistes et ouvriers, mais entre
salariés et « assistés », Blancs et minorités
raciales, travailleurs et fraudeurs.
Pendant les dix années précédant son accession
à la Maison Blanche, Reagan racontera ainsi l’histoire
(fausse) d’une « reine de l’aide sociale [welfare
queen] qui utilise quatre-vingts noms, trente adresses et douze
cartes de sécurité sociale, grâce à quoi
son revenu net d’impôt est supérieur à
150 000 dollars ». Dans les années 1980, la stratégie
républicaine est devenue assez limpide pour qu’un de
ses architectes, Lee Atwater, la détaille sans détour
: évoquant le lectorat du National Enquirer (un journal à
scandale vendu à bas prix dans les supermarchés),
il souligne qu’« on y trouve toujours des histoires
sur tel ou tel milliardaire qui possède cinq Cadillac et
n’a pas payé d’impôts depuis 1974 ».
De celles-ci, les démocrates ne parlaient plus guère,
par crainte de se voir reprocher un discours de « lutte de
classes ». Mais, poursuit Atwater, « il y a aussi des
articles sur un type assis sous une véranda et sirotant de
l’alcool acheté avec des coupons alimentaires ».
Ces histoires-là, le Parti républicain se jettera
dessus (lire « “Saignés” par les pauvres
»).
M. Sarkozy a refusé « que ceux qui ne veulent rien
faire, que ceux qui ne veulent pas travailler vivent sur le dos
de ceux qui se lèvent tôt et qui travaillent dur ».
Il a opposé la France « qui se lève tôt
» à celle des « assistés », mais
jamais à celle des rentiers. Parfois, à l’américaine,
il a même ajouté une dimension ethnique et raciale
à l’opposition entre catégories populaires qu’il
avivait, escomptant qu’elle produirait des dividendes électoraux.
Ainsi, à Agen, le 22 juin 2006, ce passage d’un de
ses discours lui valut sa plus longue ovation : « Et à
ceux qui ont délibérément choisi de vivre du
travail des autres, ceux qui pensent que tout leur est dû
sans qu’eux-mêmes doivent rien à personne, ceux
qui veulent tout tout de suite sans rien faire, ceux qui au lieu
de se donner du mal pour gagner leur vie préfèrent
chercher dans les replis de l’histoire une dette imaginaire
que la France aurait contractée à leur égard
et qu’à leurs yeux elle n’aurait pas réglée,
ceux qui préfèrent attiser la surenchère des
mémoires pour exiger une compensation que personne ne leur
doit plutôt que de chercher à s’intégrer
par l’effort et par le travail, ceux qui n’aiment pas
la France, ceux qui exigent tout d’elle sans rien vouloir
lui donner, je leur dis qu’ils ne sont pas obligés
de demeurer sur le territoire national. »
En observant l’élection présidentielle qui
vient de s’achever, Mme Noonan, la rebelle républicaine,
vient de vivre une nouvelle conversion : « C’est un
soulagement de pouvoir à nouveau admirer la France. Et pas
seulement parce qu’elle a eu la sagesse de choisir un conservateur
; c’est la manière dont elle l’a fait (30). »
Serge Halimi.
(1) Lire Le Grand Bond en arrière. Comment l’ordre
libéral s’est imposé au monde, en particulier
le chapitre IV, « La droite américaine dans un théâtre
en feu », Fayard, Paris, réédition 2006.
(2) Discours devant la convention du Parti républicain,
Miami, 8 août 1968.
(3) Adlai Stevenson, discours du 3 octobre 1952, cité par
John Gerring dans Party Ideologies in America 1828-1996, Cambridge
University Press, 2001, p. 249.
(4) Discours devant la convention de l’Union pour un mouvement
populaire (UMP) sur les injustices, 30 novembre 2005, cité
par Eric Dupin dans A droite toute, Paris, Fayard, 2007, p. 143.
(5) Une pratique que même la gauche radicale a parfois abandonnée.
Lire « Nommer l’ennemi », Le Plan B, n° 6,
Paris, février 2007.
(6) Discours sur l’état de l’Union, 19 janvier
1978.
(7) Ronald Reagan, discours du 17 juillet 1980 devant la convention
républicaine de Detroit.
(8) Nicolas Sarkozy, convention de l’UMP sur les injustices,
30 novembre 2005.
(9) François Hollande, « France Europe Express »,
France 3, 13 mai 2007.
(10) Nicolas Sarkozy, discours « Pour la France du travail
», Agen, 22 juin 2006.
(11) Nicolas Sarkozy, discours de Marseille, 19 avril 2007.
(12) Nicolas Sarkozy, discours de Saint-Etienne, 9 novembre 2006.
L’émission de France Inter, « Là-bas si
j’y suis » du 2 mai 2007, qui a rediffusé ces
extraits, a donné la parole au chercheur en linguistique
Damon Mayaffre. Comparant les discours de M. Sarkozy et de Mme Royal,
il a découvert, par exemple, qu’entre le 1er janvier
2007 et la fin avril le mot « dividende » n’a
été employé qu’une seule fois (par Mme
Royal).
(13) Nicolas Sarkozy, discours du 22 juin 2006, op. cit.
(14) Le 6 mai, à sa sortie du restaurant parisien de luxe
Le Fouquet’s où le président élu fêtait
sa victoire, Johnny Hallyday a déclaré : « Je
sais qu’il tiendra les promesses qu’il a faites. Nicolas
Sarkozy tiendra parole. »
(15) Nicolas Sarkozy, discours de Toulouse, 12 avril 2007.
(16) Nicolas Sarkozy cité par Carl Meeus, « PS : le
choc des ambitions », Le Point, Paris, 17 mai 2007.
(17) Nicolas Baverez, La France qui tombe, Perrin, Paris, 2003,
p. 83.
(18) Plaidant en faveur de la « valeur travail », Baverez
a expliqué : « Pour les couches les plus modestes,
le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement
de la violence, la délinquance », 20 Minutes, Paris,
16 octobre 2003.
(19) M. Nicolas Sarkozy, L’Express, Paris, 17 novembre 2005.
(20) Lire « Quand la droite américaine pensait l’impensable
», Le Monde diplomatique, janvier 2002.
(21) Le Figaro, Paris, 17 avril 2007.
(22) Formule de Barry Goldwater, « père » du
conservatisme américain moderne et candidat du Parti républicain
à l’élection présidentielle de 1964 (il
fut écrasé).
(23) Lire le dossier du Monde diplomatique sur General Electric,
novembre 2006.
(24) « Text of 1960 Reagan letter », The New York Times,
27 octobre 1984.
(25) Republié dans Ayn Rand, Capitalism, the Unknown Ideal,
Signet, New York, 1967.
(26) Peggy Noonan, What I Saw at the Revolution : A Political Life
in the Reagan Era, Random House, New York, 1990, p. 15 et 26.
(27) Le Figaro, Paris, 17 avril 2007.
(28) Lire « Le petit peuple de George W. Bush », Le
Monde diplomatique, octobre 2004.
(29) Philosophie Magazine, Paris, avril 2007.
(30) Peggy Noonan, « Everything old is new again »,
The Wall Street Journal, New York, 14 mai 2007.
Voir aussi
Édition imprimée — juin 2007 Le Monde diplomatique
Archives — Juin 2007
« Saignés » par les pauvres
http://www.monde-diplomatique.fr/2007/06/HALIMI/14837
En 1984, lors de la convention républicaine de Dallas, le
Texan Phil Gramm, un transfuge démocrate qui soutenait la
réélection de Ronald Reagan, mit les choses au point
: « Il y a deux catégories d’Américains
: ceux qui tirent les wagons et ceux qui s’y installent sans
rien payer, ceux qui travaillent et paient des impôts, et
ceux qui attendent que l’Etat les prenne à sa charge.
» Qui veut fustiger l’Etat-providence a en effet intérêt
à s’en prendre non pas frontalement au principe lui-même,
mais à ceux qui en profiteraient indûment sans en mériter
les bénéfices.
M. Nicolas Sarkozy a fait de cette vieille recette l’un des
refrains de sa campagne. Dès 2002, il relayait benoîtement
une question de bon sens enfantée par le pays profond : «
Combien de fois on nous a dit, sur le terrain : “Comment se
fait-il que ce monsieur, là, qui n’a jamais travaillé
de sa vie, qui est toujours au chômage ou qui a le RMI peut
se payer une voiture que son voisin qui, lui, se lève tôt
le matin pour travailler ne peut pas se payer ?” (1) »
Aux Etats-Unis, une fraction de l’électorat populaire
est depuis longtemps sensible à ce genre de discours. Le
18 octobre 1984, le New York Times donnait ainsi la parole à
M. John Chaya, sidérurgiste catholique de Cleveland : «
Je pensais que les démocrates défendaient le travailleur
et ce genre de chose. Et puis, à un moment, peut-être
avec Reagan, j’ai changé de camp. J’en ai eu
assez des démocrates et de leur cœur qui saigne. Ils
payaient pour tout le monde au point que c’était moi
qui étais saigné. » Mme Cindy Kowalczyk, fleuriste,
avait basculé à droite, elle aussi : « Nous
avons dû travailler dur toute notre vie pour obtenir chacune
des choses que nous possédons, alors nous n’aimons
pas voir qu’on donne des choses à des gens qui n’en
ont pas vraiment besoin. » M. Mark Kuby, boulanger, précisait
de son côté : « Je ne suis pas raciste. Mais
je pense que Mondale [candidat du Parti démocrate en 1984]
fera trop de cadeaux aux “frères” [les Noirs].
»
Quatre ans plus tard, un menuisier blanc de l’Illinois faisait
écho à M. Kuby : « La plupart des gens qui ont
besoin d’aide sont noirs. Et la plupart des gens qui aident
sont blancs. Nous en avons assez de payer pour les HLM de Chicago
et pour les transports en commun que nous n’utilisons pas
(2). » Ceux qui sont en colère se trompent parfois
de colère.
Serge Halimi.
(1) Nicolas Sarkozy, « 100 minutes pour convaincre »,
France 2, 9 décembre 2002.
(2) Cité par Thomas et Mary Edsall, Chain Reaction : The
Impact of Race, Rights, and Taxes on American Politics, Norton,
New York, 1991, p. 6.
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