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origine http://denis-collin.viabloga.com/news/115.shtml
Il paraît que nous vivons l’époque de la fin
des grandes idéologies. C’est à peine un secret
de Polichinelle, cette formule n’est qu’une nouvelle
figure de l’idéologie dominante. D’où
la nécessité de revenir sur cette vieille, très
vieille question de l’idéologie.
I. Un terme ambigu
Le terme « idéologie » est fort ambigu. Il apparaît
pour la première fois pour désigner la recherche proposée
par un groupe de philosophes français, au carrefour de la
Révolution et du Premier Empire. Ces « Idéologues
» sont politiquement des républicains modérés
qui joueront un grand rôle après la fin de la Terreur,
notamment dans la création du système d’enseignement
français. Du point de vue philosophique, ils seraient plutôt
à classer parmi les « matérialistes »
– un matérialisme physiologiste chez Cabanis, qui est
aussi médecin – et contribuent de manière décisive
à la naissance des sciences sociales en tant que disciplines
autonomes, poursuivant le travail de Condorcet. L’influence
de Locke et de Condillac est également très marquée.
Cabanis (1757-1808), Destutt de Tracy (1754-1836), Volnay (1757-1820)
sont des penseurs de haute volée, oubliés très
injustement des histoires de la philosophie et de l’enseignement
universitaire français. Leur projet est de remplacer les
spéculations métaphysiques par une étude scientifique
de l’homme. « Cognitivistes », si l’on veut,
avant l’heure, ils s’intéressent d’abord
à la manière dont les hommes forment leurs propres
idées (d’où le nom d’idéologie,
forgé par Destutt de Tracy, qu’ils donnent à
leurs recherches), et à la logique des relations sociales
qui doivent, selon eux, être étudiées avec les
mêmes méthodes que celles qu’on emploie dans
les sciences de la nature et, singulièrement, dans l’étude
des êtres vivants.
Ce premier sens de l’idéologie est à peu près
oublié – même si la connotation péjorative
du terme « idéologues » vient directement du
mépris que Napoléon et la restauration monarchiste
nourriront à l’endroit de ces éminents philosophes
de la République naissante – ce qui n’empêchera
pas certains idéologues de faire une belle carrière
sous l’Empire.
Le deuxième sens du terme est celui de Marx et Engels qui
s’en prennent, en 1845, à la « Deutsche Ideologie
», terme sous lequel ils regroupent les héritiers de
Hegel et, au-delà d’eux, une bonne partie de la philosophie
idéaliste allemande. En ce sens l’idéologie
n’est pas autre chose que l’idéalisme, c’est-à-dire
la philosophie selon laquelle la réalité ultime est
idéale. Hegel peut-être un « idéologue
» puisque sa philosophie est un discours de l’idée,
celle-ci étant unité du concept et de son effectivité,
sa « Wirklichkeit ». Mais cette idéalisme est
un renversement complet du réel :
L'homme du commun ne croit rien avancer d'extraordinaire, en disant
qu'il existe des pommes et des poires. Mais le philosophe, en exprimant
ces existences de façon spéculative, a dit quelque
chose d'extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir
de l'être conceptuel irréel, « du fruit »,
il a engendré des êtres naturels réels : la
pomme, la poire, etc. En d'autres termes : de son propre entendement
abstrait, qu'il se représente comme un sujet absolu en dehors
de lui-même, ici comme « le fruit », il a tiré
ces fruits, et chaque fois qu'il énonce une existence il
accomplit un acte créateur.
Le philosophe spéculatif, cela va de soi, ne peut accomplir
cette création permanente qu'en ajoutant furtivement, comme
déterminations de sa propre invention, des propriétés
de la pomme, de la poire, etc., universellement connues et données
dans l'intuition réelle, en attribuant les noms des choses
réelles à ce que seul l'entendement abstrait peut
créer, c'est-à-dire aux formules abstraites de l'entendement;
en déclarant enfin que sa propre activité, par laquelle
il passe de l'idée de pomme à l'idée de poire,
est l'activité autonome du sujet absolu, du « fruit
».
Cette opération, on l'appelle en langage spéculatif
: concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès
interne, en tant que personne absolue, et cette façon de
concevoir les choses constitue le caractère essentiel de
la méthode hégélienne. (Sainte Famille, «
La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères
ou « la Critique critique » personnifiée par
M. Szeliga, par Karl MARX.
II : Le mystère de la construction spéculative)
Par extension, l’idéologie désignera l’ensemble
des représentations du monde propres à une société
déterminée, représentations qui s’imposent
spontanément et font obstacle à la connaissance du
réel, précisément parce qu’elles en sont
la représentation inversée. Cependant, cette définition
trop large est loin d’épuiser la question : de fait,
chez Marx, il n’y a pas un mais plusieurs concepts de l’idéologie.
Enfin, et improprement, on nomme « idéologie »
tout système de pensée un tant soit peu étendu.
On parle de l’idéologie libérale ou de l’idéologie
marxiste et même d’idéologie chrétienne
ou d’idéologie platonicienne. C’est très
souvent de manière péjorative qu’on emploie
idéologie à la place de philosophie ou de doctrine.
L’idéologie, c’est la pensée des autres
!
II. Idéologie et idéalisme
Marx nomme idéologie ce fait commun que les hommes sont
subjugués par les inventions de leur propre cerveau. Ils
agissent et organisent leur vie et leurs relations non d’après
la connaissance objective de la réalité mais d’après
leurs représentations plus ou moins illusoires, plus ou moins
faussées. Ce processus n’est pas l’affaire d’une
discipline de la connaissance : on ne peut pas échapper à
l’idéologie comme on évite l’erreur en
s’abstenant de la précipitation et de la prévention
et en suspendant son jugement jusqu’à ce qu’on
soit en possession d’une idée claire et distincte.
L’idéologie, contrairement à l’erreur,
est un fait social qui obéit à un déterminisme
social. Il en découle que la croyance selon laquelle la réalité
sociale humaine peut être transformée en luttant contre
ces illusions qui asservissent les hommes est, à son tour,
une autre figure de l’idéologie.
Marx parle de « l’idéologie allemande »
parce que les philosophes post-hégéliens restent prisonniers
de cette conception selon laquelle il suffit de changer les idées,
les représentations du monde pour changer la réalité
elle-même. C’est vrai de la philosophie idéaliste,
soumise aux représentations religieuses, mais c’est
aussi vrai du « hégélianisme de gauche »,
de la philosophie critique, de la « critique critique »
et même du matérialisme ancien remis au goût
du jour par Feuerbach. Toutes ces doctrines confuses et contradictoires
sont l’expression du « pourrissement de l’esprit
absolu ». Bref, c’est toute la philosophie allemande
qui est devenue purement idéologique. Cela ne veut pas dire
qu’il en a toujours été ainsi et que la philosophie
a toujours été idéologie. Marx ne cesse de
reconnaître en Hegel un « maître éminent
». Mais après Hegel, la philosophie faute devenir pratique,
faute d’être réalisée, dégénère
en idéologie.
Il est impossible de sortir de l’idéologie sans en
remettre en cause les mécanismes fondamentaux, c'est-à-dire
la réduction du réel à l’idée.
La critique théorique de l’idéologie doit céder
la place à la critique de la réalité socio-historique
qui en constitue le fond ; il faut, dit Marx, « s’interroger
sur le lien de la philosophie allemande avec la réalité
allemande. » Comprendre la réalité sociale est
en effet le seul moyen de comprendre le caractère idéologique
de certaines doctrines, croyances ou représentations communes.
« Les représentations que se font ces individus sont
des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur
leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident
que, dans tous ces cas, ces représentations sont l'expression
consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur
activité réels, de leur production, de leur commerce,
de leur organisation politique et sociale. Il n'est possible d'émettre
l'hypothèse inverse que si l'on suppose en dehors de l'esprit
des individus réels, conditionnés matériellement,
un autre esprit encore, un esprit particulier. Si l'expression consciente
des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire,
si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité
la tête en bas, ce phénomène est encore une
conséquence de leur mode d'activité matériel
borné et des rapports sociaux étriqués qui
en résultent. »
III. Les figures de l’idéologie chez Marx
L'idéologie, chez Marx, n’est cependant pas définie
de manière univoque. En un premier sens, elle est l'ensemble
des idées justifiant, « scientifiquement »
le cas échéant, l'exploitation et la domination d'une
classe sur autre. Elle est le masque et l’indispensable complément
de la domination. C'est ainsi que sont souvent apostrophés
les « idéologues de la bourgeoisie ». Dans le
18 Brumaire de Louis Bonaparte, il en donne la liste : « Les
orateurs et les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et
sa presse, bref, les idéologues de la bourgeoisie ».
Le terme d'idéologie est donc ici plus une caractérisation
polémique, contribuant à discréditer l'adversaire,
qu'une notion opératoire.
Dans la Critique de l’Économie Politique (1859) la
définition est plus extensive. Marx cite « les formes
juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques,
bref les formes idéologiques ». On a cependant l'ébauche
d'une théorie des superstructures idéologiques comme
formes des rapports sociaux. Mais une forme n'est pas une apparence,
pas quelque chose de superficiel ; la forme, de Platon et Aristote
à Hegel, est indissociable de la matière, elle est
ce par quoi la matière, pure puissance, est informée
et permet l'être en acte. Les superstructures idéologiques
ne sont pas ce qui est en haut, ou ce qui est au-dessus et recouvre
les rapports sociaux et qu’il suffirait d'enlever pour voir
la « base matérielle », les rapports sociaux
à l'état brut. Il n'en est rien : en un sens, les
rapports sociaux sont ces formes juridiques, politiques, etc. On
a d’ailleurs usé et abusé de ce texte de 1859
en le concevant comme un résumé de la théorie
de Marx alors qu’il ne s’agissait pour Marx que rappeler
où il en était arrivé dans les années
1845-1848…
En un deuxième sens, l'idéologie est l’abstraction.
Dès que les relations sociales apparaissent comme ayant une
existence autonome face à l'individu, c'est-à-dire
dès que la production et la diversification de la vie sociale
a atteint un certain stade les relations de mutuelle dépendance
se manifestent de manière telle que « les individus
sont désormais dominés par des abstractions tandis
qu'auparavant ils étaient dépendants les uns des autres.
»
En quoi consiste cette abstraction ? En ceci que les rapports entre
les hommes apparaissent comme idées qui préexistent
à ces rapports. L'abstraction renverse donc la réalité
: le prédicat devient sujet et le sujet prédicat de
son prédicat. C'est là une des significations de l’idéologie
les plus constantes dans toute l'œuvre de Marx. L'abstraction
culmine dans cette « mystification propre au mode de production
capitaliste » : « la force de travail, conservatrice
de la valeur, apparaît comme la force du capital qui se conserve
elle-même, la force de travail créatrice de valeur
apparaît comme la force du capital qui se valorise elle-même.
» La perception inversée de la réalité
sociale est ainsi une « réification », transformation
en chose de la réalité vivante et active : la puissance
personnelle des travailleurs est transformée en puissance
objective du capital ; ce n’est plus le travailleur vivant
qui assure la production des moyens de subsistance, mais le capital,
qui utilise le travailleur, comme un facteur parmi d’autres,
pour produire la richesse sociale. Ainsi, pendant que le capital
s’anime de la sueur et du sang du travail, le travailleur
en tant qu’individu humain est ravalé à l’état
de chose, moyen de la production au même titre que la machine,
« ressources humaines », dit-on aujourd’hui.
L'idéologie apparaît en un troisième sens comme
la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants.
Sur ce plan elle fonctionne sur le même mode que le monde
religieux. Dans l’échange marchand, le rapport social
entre les individus prend la forme d’un rapport entre les
choses. Pour comprendre ce phénomène, il faut chercher
une analogie dans « la région nuageuse du monde religieux
». C’est la thèse du caractère fétiche
de la marchandise : « Là les produits du cerveau humain
ont l’aspect d’être indépendants, doués
de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre
eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme
dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le
fétichisme attaché aux produits du travail dès
qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme
inséparable de ce mode de production. »
En ces divers sens, l’idéologie n’est pas un
phénomène superficiel, mais bien une réalité
propre à toutes les formes de la conscience. Dans la production
de leur vie matérielle, les hommes ne produisent pas seulement
des choses mais aussi des idées. Ou plus exactement les choses
ne peuvent pas être produites sans les idées déterminées
qui leur correspondent. La toile n'est pas simplement une chose,
de la matière brute issue naturellement du travail de l'homme
comme la cire est produite spontanément par l'abeille. La
toile est une marchandise et elle est produite en tant que marchandise,
c'est-à-dire en supposant des rapports sociaux dont elle
est un signe. Elle est produite avec sa représentation
« religieuse ». Cette consubstantialité de la
production matérielle et de l'idéologie est d'autant
plus forte que, comme le dit Marx, s'il est facile de retrouver
le contenu réel du discours religieux, il est en revanche
très difficile d’expliquer comment des conditions sociales
déterminées expliquent l'apparition de tel ou tel
discours religieux.
IV. Science et idéologie
L’idéologie s’oppose à la science, elle
est la non-science par excellence. Mais la démarche scientifique
elle-même ne peut se dispenser d’une analyse du mécanisme
de la formation des réflexions sur la vie sociale. Marx note
que « La réflexion sur les formes de la vie sociale,
et par conséquent leur analyse scientifique suit une route
complètement opposée au mouvement réel. Elle
commence après coup avec des données déjà
tout établies avec les résultats du développement.
Les formes qui impriment au produit du travail le cachet de marchandises,
et qui par conséquent président déjà
à leur circulation, possèdent aussi déjà
la fixité des formes naturelles de la vie sociale avant que
les hommes, cherchent à se rendre compte, non du caractère
historique de ces formes, qui leur paraissent bien plutôt
immuables mais de leur sens intime. »
Pour que l’analyse scientifique, typiquement celle de l’économie
politique classique, puisse se développer, il faut que les
formes de la vie sociale aient acquis une certaine fixité.
Mais précisément, cette fixité conduit les
économistes à tenir pour naturelles des lois sociales
qui ne sont que les lois propres au mode de production capitaliste.
C’est ainsi que l’économique politique de scientifique
quand elle analyse les rapports de production capitalistes devient
apologétique quand elle proclame la nécessité
éternelle de ces rapports sociaux. Dernière figure
de l’idéologie : la confusion du naturel et de l’historique,
ou comment l’idéologie se niche au cœur de la
science.
L’analyse critique de l’idéologie doit donc
conduire à l’autoréflexion des sciences sociales,
ainsi que le développe Habermas dans Connaissance et intérêt.
V. Critique de la théorie de l’idéologie
Aussi subtile soit cette théorie de l’idéologie,
elle tombe sous le coup des critiques que l’on peut faire
à toutes les théories de la fausse conscience. Elle
suppose 1) que les individus sont tous sous l’emprise des
fausses représentations, mais aussi 2) qu'il y a possibilité,
à travers la critique, de prononcer un discours vrai, un
discours rationnel opposé au discours de l'idéologie.
Mais comment ce discours, le discours critique, ne tomberait-il
pas lui aussi sous le coup de la critique de la représentation
? Pourquoi la théorie de Marx de l’idéologie
ne serait-elle pas elle-aussi marquée au coin de l’idéologie
?
Si tout discours est relatif à une position de classe à
une époque historique donnée, le relativisme est lui-même
relatif. Le « socialisme scientifique » n’est
donc pas plus scientifique que l’économie politique
bourgeoise, il n’a pas plus de droits à faire valoir
dans la mesure où il n’est que le discours d’une
classe sociale particulière, la classe ouvrière qui
reste une classe de la société bourgeoise, agissant
pour ses propres intérêts matériels égoïstes.
Et donc si une des formes de l’idéologie consiste à
faire passer les intérêts d’une classe particulière
pour l’intérêt général, le marxisme
serait lui aussi une nouvelle forme de l’idéologie.
Cependant, si le talon d’Achille du marxisme est bien, comme
on ne peut pas, sans plus, identifier le travail de Marx et le marxisme,
et comme Marx n’a jamais voulu construire un « socialisme
scientifique » qui ferait pièce à « l’idéologie
bourgeoise », cette critique classique de la théorie
de l’idéologie n’est peut-être pas aussi
pertinente qu’elle le paraît.
La théorie marxienne de l’idéologie se trouve
sur une arête étroite. Sa force est qu’elle va
bien au-delà de la simple critique rationaliste de la croyance.
Sa faiblesse est qu’elle doit rendre des comptes de sa propre
existence au regard de ses postulats propres et elle ne peut survivre
qu’en se limitant à une fonction critique, «
zététique » et non se posant comme une science
alternative aux autres genres de savoir – histoire, économie
politique.
Bibliographie
Les principales œuvres de Marx sont disponibles sur le site
: www.marxists.org .
À paraître septembre 2006 : Comprendre Marx, par Denis
Collin, éditions Armand Colin
Ecrit par dcollin, le Dimanche 28 Mai 2006, 20:05 dans "Marx,
Marxisme".
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