Origine : http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/ricoeur.html
L’AUTEUR
Paul Ricoeur, né en 1913 perd sa mère six mois après
sa naissance, et son père, au front en 1915 . Pupille de
la Nation, il sera élevé avec sa sœur par ses
grands Parents .Il prend très vite conscience de l’iniquité
du traité de Versailles, et se laisse rapidement séduire
par les sentiments pacifistes . Après les décès
de ses grands parents, et surtout de sa sœur, 1935 sera une
année lumineuse : reçu à l’agrégation,
il se marie, et prend son premier poste à Colmar : il a 22
ans .
La guerre le surprend alors qu’il est en formation à
Munich . Prisonnier de la campagne de France à 1945, il enseigne
à ses codétenus, et continue de travailler : Jaspers,
Husserl .
1948 il est professeur à Strasbourg
1956 il est nommé à La Sorbonne
1965 il choisit Nanterre, et est élu doyen en 1969. Suite
à une agression, rejeté par la communauté universitaire
devenue « gauchiste », il en démissionne en 1970
Il enseigne dès lors à Louvain, Montréal,
Yale et enfin Chicago . Cette distance lui permet de mener à
bien la conversation triangulaire, entamée entre la pensée
réflexive française, la philosophie allemande et la
philosophie analytique anglo-saxonne .
Frappé à nouveau par un drame familial, la perte
de son fils, il continue de travailler avec acharnement, et reprend
pied avec sérénité, dans la vie publique et
intellectuelle française.
Parmi ses nombreux écrits : La Métaphore vive, Temps
et Récits, Soi-même comme un autre, ouvrages publiés
dans la collection «l’Ordre Philosophique» créée
chez Seuil avec François Wahl en 1966 . Cette collection
lui a permis de publier des représentants de la tradition
analytique anglo-saxonne, comme des auteurs tels : Jean Granier,
Michel Philibert, H.G. Gadamer.
Trop longtemps tenu à l’écart de la scène
intellectuelle française, il reçoit une reconnaissance
tardive, tout comme Levinas, et le décalage avec l’étranger
se passe de commentaires .
AVANT- PROPOS
Au moment d’aborder un ouvrage de l’ampleur de celui-ci,
il est nécessaire, pour le lecteur d’intégrer
dans ses capacités de perception un certain nombre d’éléments,
qui lui permettront de comprendre et d’assimiler le cheminement
de Paul Ricoeur.
Le lecteur ne se trouve pas ici devant un ouvrage traditionnellement
structuré, comme thèse, antithèse, synthèse,
mais il possède entre les mains un recueil de 18 conférences
tenues en 1975 à l’université de Chicago . La
transcription, la présentation et la traduction sont le résultat
du travail exhaustif d’un groupe, avec la collaboration active
de l’auteur lui-même.
Le lecteur ne pourra donc pas se référer à
un plan pour faciliter la compréhension des textes, mais
il devra, tout au long de la lecture de ce recueil, rester vigilant
et actif dans sa lecture pour percevoir et suivre le fil directeur
des idées que Paul Ricoeur expose.
Ces conférences sont d’un grand intérêt
en raison des figures qu’elles abordent, des thèmes
dont elles traitent, et de la manière dont elles contribuent
à l’ensemble de l’œuvre. L’auteur
propose ici sa première analyse détaillée de
K Mannheim, M Weber et de C Geertz, approfondissant en même
temps ses discussions déjà publiées à
propos d'Althusser et Habermas. Ricoeur est par ailleurs le premier,
depuis Mannheim, à aborder l’utopie et l’idéologie
au sein d’un même cadre conceptuel.
L’idéologie a traditionnellement été
l’objet de la sociologie et de la science politique, alors
que l’utopie est traitée par l’histoire littéraire
.Ricoeur ne se contente pas d’une réflexion sur ce
double thème, mais entraîne le lecteur dans un parcours
à travers des auteurs qui ont traité le sujet, sous
des angles philosophiques ou politiques différents tels :
Weber, Marx, Althusser, Mannheim, Habermas, Geertz, Saint Simon
et Fourier . Le lecteur se trouve ici face à un conférencier
des plus pointus, qui lui transmet sa compréhension d’auteurs
dont le champs d’étude n’est pas seulement philosophique,
domaine de sa prédilection, mais pratiquant des disciplines
différentes, et dans la langue d’origine de chaque
auteur. Ricoeur jongle donc dans ces trois langues simultanément,
le Français, l’Allemand et l’Anglais
A moins donc de connaître parfaitement Paul Ricoeur, et afin
de faciliter la bonne appréhension de cet ouvrage, au travers
des différents filtres, groupes de travail, traduction des
conférences en Français, et
Propre travail de traduction de l’auteur pour structures
ses textes, il sera vivement conseillé au lecteur d’adopter
une démarche peu banale : celle de lire au préalable
un ouvrage permettant d’approcher Ricoeur sous l’angle
de l’homme intégré à un tissus social
et donc soumis son l’influence comme à celle du monde
contemporain . Un ouvrage tel celui d’Olivier Mongin, Paul
Ricoeur, publié chez «Points Essais», sera un
aide précieux pour rester en contact avec l’auteur.
LA MÉTHODE DE TRAVAIL
Dans ces leçons consacrées à l’idéologie
et à l’utopie, l’auteur réuni dans un
même cadre conceptuel ces deux notions, traitées habituellement
séparément . L’hypothèse sous-jacente
est que la conjonction de deux aspects ainsi opposés, ou
de deux fonctions complémentaires, est un exemple de ce qu’il
est possible d’appeler une imagination sociale et culturelle.
La conviction et l’espoir de Paul Ricoeur, est que la dialectique
entre Idéologie et Utopie pourra apporter un nouvel éclairage
à la question toujours en suspens de l’imagination
comme problème philosophique.
Un premier examen de ces deux concepts révèle le
partage de deux traits essentiels.
L ‘idéologie comme l’utopie sont des phénomènes
ambigus : chacun a un côté négatif et un côté
positif, un côté constructif et un côté
destructeur, une dimension constitutive et une dimension pathologique.
Le deuxième point commun, est que l’aspect pathologique
apparaît, des deux côtés, le premier. Il est
donc nécessaire, pour bien comprendre ces deux phénomènes,
de travailler de manière régressive, en partant de
la surface des choses, de ce qui est visible, avant de travailler
sur le fond. L’idéologie peut refléter la situation
de classe d’un individu, sans que cet individu en ait conscience,
et la dissimulation conforte tout en exprimant la perspective de
classe.
Le concept d’utopie a également mauvaise réputation,
car il est souvent considéré comme représentant
une espèce de rêve social qui ne se souci guère
des étapes réelles à la construction d'un’
nouvelle société.
L'hypothèse de l’auteur, est qu’il existe un
versant positif de l’une et de l’autre notion, et que
la polarité ou la tension au cœur de chacune de ces
deux notions, peuvent être révélées par
l’examen d’une polarité analogue en l’idéologie
et l’utopie elles mêmes. Pour Ricoeur, cette double
polarité entre ces deux notions, et au sein de chacune d’elles
mêmes, peut être mise au compte de traits structurels
de ce qu’il appelle «imagination culturelle».
La difficulté de relier idéologie et utopie se comprend
si l’on prête attention à la manière très
différentes dont se présentent ces deux notions .
L’idéologie est toujours un concept polémique,
elle n’est jamais assumée à la première
personne, c’est toujours l’idéologie de quelqu’un
d’autre. L’utopie, en revanche, est toujours plaidée
par son auteur, et constitue même un genre littéraire
spécifique . Les utopies sont assumées par leurs auteurs,
alors que les idéologies sont récusées par
les leurs.
Paul Ricoeur nous alerte sur le fait qu’apparemment il ne
semble pas avoir de passage possible de l’idéologie
à l’utopie . Seule une sociologie à prétention
scientifique, comme celle de la version marxiste orthodoxe, peut
les réunir, en qualifiant d’idéologie l’utopie.
Cette réduction est atypique, et considérées
phénoménologiquement, d’un point de vue descriptif
prenant en compte les significations spécifiques de chacune
d’elles, l’idéologie et l’utopie relèvent
de deux genres sémantiques distincts. L’auteur se demande
donc s’il n’est pas possible de structurer le problème
de l’utopie comme celui de l’idéologie. Il est
possible de partir d’un concept de l’utopie quasi pathologique,
et en parcourir ensuite les fonctions, vers quelque chose de comparable
à la fonction intégratrice décelée pour
l’idéologie. Pour Ricoeur, cette fonction est remplie
par la notion de nulle part, structure fondamentale de réflexivité
par laquelle nous pouvons saisir nos rôles sociaux, que de
pouvoir concevoir une place vide d’où nous pouvons
réfléchir à nous-mêmes.
L’auteur propose l’hypothèse que la fonction
la plus radicale de l’idéologie est inséparable
de la fonction la plus radicale de l’utopie, et que toutes
deux rencontrent le même point crucial, celui de l’autorité.
Si toute idéologie tend à légitimer un système
d’autorité, toute utopie, en fin de compte doit s’affronter
au problème du pouvoir. L’utopie est rendue possible
parce qu’il existe un problème de crédibilité
dans tous les systèmes de légitimation et d’autorité.
Ricoeur résume donc ainsi sa problématique : n’est-ce
pas la fonction excentrique de l’imagination qui implique
tout les paradoxes de l’utopie ? Cette excentricité
de l’imagination utopique n’est-elle pas le remède
à la pathologie de la pensée idéologique, qui
se trouve précisément aveugle et étroite en
raison de son incapacité à concevoir un «nulle
part» ?
MARX IDEOLOGIE
Dans ce premier chapitre, Paul Ricoeur entame la discussion du
premier concept d’idéologie chez le jeune Marx. Ce
premier concept d’idéologie est déterminé
chez Marx non pas par son opposition à la science, comme
se sera le cas dans ses développements ultérieurs
de sa théorie, mais par son opposition à la réalité
. En cette période de 1843-44, la science marxiste n’existe
pas encore, donc l’opposition à celle-ci est donc impossible.
Dans ses premières œuvres, Marx s’assigne pour
tâche de déterminer ce qu’est le réel,
vers l’identification de la réalité et de la
praxis, et par conséquent, vers l’opposition de la
praxis et de l’idéologie.
L’auteur souligne et fait remarquer la façon dont
se résout le point décisif de Marx. Marx conclut en
effet que la seule critique susceptible de changer la réalité
ne s’opère pas par la voie des mots et des idées,
mais qu’elle est une critique englobant la praxis concrète
; cette critique concrète et pratique ne devient effective
que lorsqu’elle prend appui sur une classe sociale qui représente
l’Universel. Transportée de la sphère de la
pensée vers une classe réelle, cette dimension de
l’Universel est une classe réelle, celle qui est universelle
parce qu’elle n’a rien, et parce qu ‘elle n’a
rien, elle est tout.
Dans les Principes de la Philosophie du droit de Hegel, Ricoeur
souligne que Marx réfute d’autant plus facilement les
raisonnement de Hegel, qu’il isole les paragraphes du contexte
d’ensemble du texte . Ricoeur alerte donc le lecteur afin
que celui-ci conserve une très grande prudence au moment
de réfuter ou d’adhérer à des théories,
mal comprises, ou présentées de façon tendancieuse
par l’omission contextuelle.
Bien que n’apparaissant pas clairement, l’idéologie
signifie déjà, pour Marx, le renversement de la réalité
. Il se concentre sur la notion de renversement en tant que tel,
le réel devient phénomène, mais l’Idée
n’a pas d’autre contenu que ce phénomène.
Pour Ricoeur, il faut donc mettre en œuvre le repérage
de ce curieux mélange entre une métaphysique de l’Universel
issue de Hegel, une vision humaniste de l’être générique
héritée de Feuerbach et la véritable problématique
marxiste des êtres humains comme travailleurs aliénés
dans leur travail.
L’objectivation du travail s’oppose à l’aliénation
du travail : elle est un résultat désirable, c’est
un concept clé pour Marx, et cette insistance est dans la
lignée de Hegel . Quand j’entre la première
fois dans le monde, je n’ai qu ‘une vie intérieure
; c’est uniquement quand je fais quelque chose, qu’il
y a travail, acte public et partagé par les autres que je
m’actualise ou me réalise.
La vie de l’esprit est une abstraction, dénoncée
par Marx lorsqu’il parle, sans encore la nommer, d’idéologie.
Elle n’est pas la négation de la valeur de la vie intellectuelle,
mais la maladie qui ronge sa séparation d’avec le travail,
le labeur.
Heidegger fait observer que la poésie et la philosophie
se tiennent sur deux cimes différentes, mais qu’elles
ne voient pas la même chose ; il est possible de tenir le
même raisonnement avec le marxisme et le christianisme.
Avec l’Idéologie allemande, nous sommes en présence
d’un texte marxiste, et non plus pré-marxiste, texte
qui achèvera l’analyse de Marx. L’idéologique
est l’imaginaire en tant qu’il s’oppose au réel,
par conséquent, la définition du concept d’idéologie
dépend de ce qu’est la réalité, classe
ou individu, avec laquelle elle contraste.
Dans sa propre analyse de ce texte, Ricoeur fera quelques commentaires
afin de clarifier le problème de l’idéologie
soulevé, analysera ensuite six ou sept concepts fondamentaux,
et examinera enfin les deux lignes de pensées qui apparaissent
dans l’Idéologie allemande.
ALTHUSSER
Ces trois chapitres pourraient porter, selon Ricoeur, le titre
de «Science et Idéologie», et présentent
les changements qui affectent la théorie marxiste quand l’idéologie
n’y est plus référée seulement à
la réalité, mais aussi à la science.
L’idéologie s’oppose moins à la vie réelle
qu’à la science, et pour ce marxisme tardif, le corps
des écrits de Marx devint le paradigme de la science.
La signification de la base réelle de l’histoire,
dans le marxisme orthodoxe, serait le jeu entre les forces productives,
et les rapports de production.
La relation entre la base réelle de l’histoire et
l’idéologie va être exprimée par une métaphore
fondamentale : celle de l’opposition entre les fondations
et les étages d’un édifice, description des
phénomènes culturels en terme de couches ou de strates.
Que les éléments de la superstructure aident à
déterminer les formes de luttes historiques signifie que
la forme de l’infrastructure dispose d’une certaine
plasticité . Dans ces limites, l’idéologie a
une certaine autonomie, mais autonomie relative et conditionnée
par la détermination ultime de l’infrastructure.
Althusser dit d’une problématique, que le philosophe
pense en elle, sans la penser elle-même. Cela implique que
l’idéologie est inconsciente au sens où elle
n’est pas maîtrisée par la conscience ; elle
devient indépassable, car il n’est pas possible de
tout porter au niveau de la conscience.
Pour Paul Ricoeur, l’objection à cette vision des
choses n’est pas dans la prétention que tout est clair,
que la transparence est possible. Elle surgit au contraire de la
question des relations qui s’instaurent entre une pensée
et un champ, si on ne dispose pas d’un cadre conceptuel.
L’idéologie déforme la praxis médiée
symboliquement ; le discours de la distorsion n’est ni scientifique,
ni idéologique, mais anthropologique.
MANNHEIM
L’approche de cet auteur est doublement intéressante,
car il est le premier a avoir lié les deux notions dans une
problématique générale, de non congruence.
Il a par ailleurs tenté d’élargir le concept
marxiste d’idéologie en en faisant un concept paradoxal,
dans la mesure où il inclut celui qui l’emploie, en
poussant assez loin l’idée de l’auto implication
de celui qui parle d’idéologie. Ricoeur se concentre
sur les deux parties des textes de Mannheim, Idéologie et
Utopie, et la Mentalité Utopique.
En abordant l’apport de Mannheim à ce sujet, l’auteur
va considérer trois points :le procès de généralisation
qui engendre le paradoxe, le transfert du paradoxe dans le champ
de la sociologie de la connaissance, et la tentative de Mannheim
de dépasser le paradoxe à ce niveau.
Mannheim prend le problème de la fausse conscience avec
un recul historique considérable, et va évoquer les
faux prophètes de l’Ancien Testament. L’origine
religieuse de la suspicion se trouve dans la question de savoir
qui est le vrai prophète et qui est le faux prophète.
Il mentionne également Bacon et Machiavel comme précurseurs
de la théorie de l’idéologie.
Par ailleurs, Ricoeur rappelle que c’est Napoléon
qui donna son sens péjoratifs à ce terme ; en effet,
les philosophes de la fin du XVIII et du début du XIX, étaient
appelés idéologues, l’idéologie étant
le nom de leurs idées et de leurs écoles de pensées.
Napoléon qualifia d’idéologues, ceux qui s’opposaient
à ses ambitions politiques.
Ricoeur soutient qu’aucune conscience ne peut se libérer
soudainement sans le secours d’autre chose. C’est toujours
une utopie qui définit ce qui est idéologique, et
cette affirmation est toujours relative aux affirmations des groupes
en conflit.
Si l’utopie est ce qui ébranle un ordre donné,
l’idéologie est ce qui préserve cet ordre.
WEBER
Dans la question qui occupe cet ouvrage, l’apport de Weber
est important, car d’une part il propose un cadre conceptuel
plus satisfaisant que celui du marxisme orthodoxe ; ce modèle
est mécaniste, basé sur la relation entre infrastructure
et superstructure .Weber propose une alternative d’un modèle
motivationnel.
D’autre part, il produit au sein de ce cadre conceptuel où
opère la motivation, une analyse complémentaire de
la relation entre groupe dominant et idées dominantes. Il
introduit le concept de légitimité, et analyse la
jonction des prétentions à la légitimité
et des croyances en la dite légitimité.
L’argument de Ricoeur est que l’idéologie advient
précisément dans la brèche entre la requête
de légitimité qui émane d’un système
d’autorité et notre réponse en terme de croyance.
Pour Weber, le modèle motivationnel consiste en une compréhension
interprétative orientée d’après l’activité
d’autrui . Il porte également au crédit de ceux
qui émettent des réserves au sujet de la loi de la
majorité, d’avoir reconnu qu’il existe une autre
forme de violence , en particulier lorsqu’il n’y a pas
de règles pour établir la loi de la majorité.
Même un accord volontaire, implique une part d’imposition.
La seconde force de la position de Weber tient au fait qu’à
l’intérieur de son schème motivationnel, il
est possible de donner plein sens à l’hypothèse
selon laquelle les idées dominantes sont énoncées
par la classe dominante. C’est ici l’objectif de Ricoeur
de défendre cet argument dans sa deuxième partie concernant
Weber.
L’auteur, en faisant violence au texte de Weber, comme pour
celui de Marx, réussit à mieux lire l’Idéologie
allemande. C’est au travers d’un processus idéologique
qu’on saisit sa propre motivation dans la relation au pouvoir.
HABERMAS
Dans cette analyse de l’idéologie, Habermas fournit
une transition entre l’exposé de légitimation
chez Weber, et celui de l’idéologie comme identification
chez Geertz, suggérant que l’idéologie concerne
au fond la communication et la médiation symbolique de l’action.
Le modèle conceptuel de Habermas est métacritique,
il soumet la critique de la connaissance au moyen d’une auto
réflexion. Comment un sujet pose-t-il un objet en face de
lui, comment construit-on le principe de réalité ?
Habermas caractérise le genre humain concret comme sujet
de la synthèse, ce qui, expose Ricoeur, permet de disposer
à la fois d’une catégorie anthropologique, et
d’une catégorie épistémologique . Poser
que le travail produit la synthèse de l’objet, n’est
pas simplement remarquer le rôle économique de l’activité
humaine, c’est aussi comprendre la nature de notre connaissance,
la manière dont nous appréhendons le monde.
La théorie de l’idéologie chez Habermas est
fondée sur le transfert de certains aperçus psychanalytiques
dans le champ des sciences sociales critiques.
La première raison du caractère paradigmatique de
la situation analytique pour la psychanalyse se trouve dans la formule
de Freud : là où était le ça doit advenir
le moi. La reconnaissance du soi gouverne la totalité du
processus ; la deuxième raison, tient à ce que la
reconnaissance du soi se réalise par la dissolution des résistances.
Ce concept de résistance va devenir un modèle pour
l’idéologie ; une idéologie est un système
de résistance.
L’auteur souligne enfin le point où l’accent
doit être mis sur le décalage entre psychanalyse et
critique de l’idéologie .La différence essentielle,
est qu’il n’y a n dans la critique de l’idéologie,
rien de comparable à la relation entre le patient et l’analyste.
GEERTZ
Avec la lecture de Clifford Geertz, Paul Ricoeur entame la dernière
étape d’une analyse qui recouvre trois moments principaux
. L’auteur est parti de la surface du concept, de la distorsion
;ensuite se pose la question de comment donner un sens à
l’existence d’une pensée déformante causée
par des structures telles que la structure des classes.
Avec Geertz, Ricoeur construit un troisième concept de l’idéologie
comme intégration ou identité, et atteint à
ce stade le niveau de la symbolisation : quelque chose qui peut
être déformé et quelque chose au sein duquel
se trouve le processus de légitimation.
Geertz essaie de traiter du concept de d’idéologie
à l’aide des instruments de la sémiotique moderne.
Il suit Weber dans sa conviction que l’homme est un animal
suspendu à la toile des significations qu’il a lui-même
tissée.
Par ailleurs, sur la base de l’analyse de l’idéologie
comme intégration, Paul Ricoeur souligne à l’attention
du lecteur trois points :la distinction entre superstructure et
infrastructure disparaît, car les systèmes symboliques
appartiennent déjà à l’infrastructure,
à la constitution fondamentale de l’être humain.
La corrélation établie entre l’idéologie
et la rhétorique, plus nette chez Geertz, parce que l’idéologie
n’est pas une distorsion de la communication mais la rhétorique
de la communication de base.
Enfin, Ricoeur se pose la question de savoir s’il est toujours
possible de parler d’idéologies en dehors de la situation
de distorsion et donc, uniquement en référence à
la fonction basique d’intégration. Si nous ne considérons
que la fonction d’intégration d’une culture,
et si cette fonction n’est pas contestée par une forme
alternative pour produire de l’intégration, pouvons-nous
avoir encore de l’idéologie ?
MANNHEIM UTOPIE
Paul Ricoeur explique la différence de pages consacrées
à l’idéologie par rapport à celles consacrées
à l’utopie, comme un reflet de la situation de la littérature
critique sur ces questions .Il y a des obstacles qui rendent très
difficile la reconnaissance de l’utopie comme problème
autonome et comme concept lié à l’idéologie.
Le mérite de Karl Mannheim est d’avoir à la
fois relié l’idéologie à l’utopie,
et de les avoir distinguées.
Pour la première étape de l’analyse, l’idéologie
et l’utopie ont comme point commun la non congruence, expression
du désaccord avec la réalité.
Mannheim cherche à établir une sociologie de l’utopie.
Elle doit construire son concept au sens d’une généralisation,
comme un concept opératoire. Il cherche également
à différencier les utopies selon les couches sociales
. Enfin, une utopie n’est pas seulement un ensemble d’idées,
mais une mentalité, une configuration de facteurs qui organisent
l’ensemble des idées et des sentiments.
L’élément utopique imprègne tous les
aspects de l’existence ; il ne peut pas être reconnu
et exposé explicitement, mais un système symbolique
englobant. Quand Mannheim parlera de la mort de l’utopie,
celle-ci pourrait bien être aussi la mort d’une image
globale de la réalité, ne laissant place qu’à
une approche partielle et morcelée des événements
et des situations.
Si l’idéologie est la fausse conscience de notre situation,
nous pouvons imaginer une société sans idéologie.
Mais nous ne pouvons imaginer une société sans utopie,
car ce serait une société sans dessein.
Ricoeur nous dit que la défense de l’utopie chez Mannheim
est cohérente, mais nous devons l’établir sur
de nouvelles bases. Une réappropriation de la notion d’utopie
doit démêler quelques uns des problèmes que
son texte met au jour.
SAINT-SIMON
Les deux derniers chapitres aborderont deux exemples de socialisme
utopique au XIX siècle.
Dans le développement du socialisme utopique, le génie
individuel se substitue aux groupes montants, et c’est cette
substitution du génie à la classe qui intéressait
Engels.
Saint–Simon, prudemment révolutionnaire pendant la
révolution, et pourtant il haïssait la violence. Cette
attitude négative à l’égard de la violence
fait partie de la mentalité utopique.
Le premier projet utopique de Saint Simon témoigne d’une
orientation purement rationaliste, et se présente sous la
forme d’une révélation . Le noyau de l’utopie
est le pouvoir de la connaissance.
L’avenir représente le tableau du rêve, mais
non le programme qui permet de l’atteindre.
Pour éviter que l’utopie scientifique ne devienne
auto destructrice, Saint Simon promeut une alliance entre les savants
et les hommes industrieux, se rapprochant ainsi de Bacon .Cette
utopie qui conjugue l’administration par les gens éduqués,
les savants et l’activité des industriels, est, nous
fait remarquer Ricoeur, qu’elle fait apparaître l’état
actuel de la société comme renversée ; cette
idée de contre société qui serait la société
remise à l’endroit se retrouve également chez
Marx.
Ce qui intéresse particulièrement l’auteur
dans la notion d’utopie, c’est la variation de l’imaginaire
du pouvoir .Les utopies qui se revendiquent comme telles s’efforcent
d’être cohérentes dans la symétrie.
Chez Saint Simon, la chambre de réflexion est contrebalancée
par la chambre d’invention.
L’histoire, nous dit Ricoeur, n’a pas cette cohérence,
et en ce sens l’utopie est anti historique .La libre variation
des utopies est pourtant plus intéressante que leur revendication
de cohérence, ou leur demande névrotique de non contradiction.
FOURIER
L’utopie de Charles Fourier est beaucoup plus radicale en
ce sens qu’il la poursuit non seulement en deçà
du niveau de la politique, mais même en deçà
du niveau de l’économie : il l’enracine dans
les passions.
L’utopie fouriériste travaille au niveau du système
des passions qui régit toutes les formes de système
social.
L’orientation utopique de Fourier est aussi très suggestive,
car il écrit et lit à la frontière du réalisable
et de l’impossible.
Pour l’ auteur, toutes les utopies sont ambiguës : elles
prétendent à la réalisation en même temps
qu’elles sont des œuvres de fiction et revendiquent l’impossible.
Entre ce qui est présentement irréalisable, et ce
qui est impossible par principe, il y a une frange intermédiaire,
et c’est là, précisément, que l’œuvre
de Fourier se situe.
Fourier se distingue de Saint Simon car sa cible n’est pas
l’industrie, mais la civilisation. Il y a pour lui une grande
distinction entre le nécessaire développement de l’industrie
afin de réaliser certains buts, et le mode de vie qui s’y
rapporte, question qui actuellement capitale pour nos civilisations
actuelles.
Quand la critique de Fourier se déplace du développement
industriel vers le mode de vie qui lui est attaché, c’est
l’indication d’un changement radical dans l’intérêt
utopique lui-même.
Par ailleurs, pour Fourier, l’élément religieux
a une signification à la fois négative et positive.
Négative car la religion institutionnelle est traumatisante
car fondée sur l’image d’un Dieu qui, pour l’essentiel,
est un tyran cruel.
Positive, car la religion s’exprime par le fait que l’attraction
est un code divin. L’invocation de Dieu est aussi forte que
son rejet .Ricoeur parle lui-même de la nécessaire
conjonction du soupçon et de la recollection. Notion moderne,
et Fourier est le prophète de ce difficile paradoxe.
APPRÉCIATIONS
L’œuvre de Ricoeur présente des difficultés
internes qui ne favorisent une interprétation cohérente,
car son parcours est sujet à des changements de rythme inattendus,
à des déplacements géographiques difficiles
à suivre.
L’approche analytique ou critique de Paul Ricoeur des textes
soumis à son examen, ne se limite pas à une critique
ou une approbation, mais avant tout à une analyse très
détaillée, qui lui permettra de comprendre l’ensemble
des idées proposées, et alors seulement, il proposera
à son lecteur son interprétation, et le cas échéant
son opinion.
Ricoeur fait partie des intellectuels pacifistes d’avant
guerre, qui ont eu le courage de se demander, si leurs convictions
n’avaient finalement pas participé à l’effondrement
de leur pays . Il a donc gardé une extrême méfiance
à l’égard des idées définitives,
et pour garantir à son lecteur une analyse exhaustive des
textes qui lui sont soumis, il s’applique à comprendre
tout les rouages du raisonnement de l’auteur.
Il se livre ainsi à un travail énorme, et entraîne
son lecteur dans une démarche de recherche et de découverte
peu habituelle, en littérature.
Ayant ainsi acquis la maîtrise totale des textes étudiés,
Ricoeur, pourra donc s’en servir, le cas échéant,
comme levier pour étayer sa théorie dans le cas où
son avis divergerait de celui de l’auteur étudié.
Ricoeur ouvre ainsi à son lecteur une multitude de portes
d’accès à la philosophie, en proposant des éclairages
insoupçonnés sur les grands textes classiques, que
le commun des mortels pensait avoir lu et compris.
Il n’en est malheureusement rien, et la tâche qui reste
à réaliser par le lecteur est à la dimension
de l’œuvre de Paul Ricoeur, immense, à condition
de ne pas être sensible au vertige devant le gouffre de son
ignorance.
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