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Origine :
http://www.liberation.fr/page.php?Article=235896
Les chercheurs font l'autruche
Il est urgent de poser la question politique des relations entre la
recherche et les intérêts privés.
Par Isabelle Stengers
Liberation vendredi 03 septembre 2004
«Dans le passé, les scientifiques purs considéraient
avec snobisme les affaires. Ils voyaient la recherche du gain comme
intellectuellement peu intéressante, digne seulement de commerçants.
Travailler en industrie, même aux prestigieux laboratoires
de Bell ou d'IBM, était bon pour ceux qui n'avaient pas été
capables d'être nommés à l'université
(...). Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il y a très peu
de biologistes moléculaires et très peu d'institutions
de recherche sans affiliation commerciale. Le bon vieux temps est
mort. La recherche génétique avance à une vitesse
plus folle que jamais. Mais elle est faite en secret, de manière
hâtive, et pour le profit.»
Ce texte est de 1991, et des millions de lecteurs, sans doute,
l'ont lu puisqu'il figure dans les premières pages de Jurassic
Park, de Michael Crichton. Le romancier, ici, ne faisait pas oeuvre
de fiction et, en plus de dix ans, les conséquences pour
le moins discutables des nouveaux modes de «partenariat»
entre recherche académique et intérêts privés
se sont étendus. Or, ce n'est que très lentement,
et comme à regret, que les communautés scientifiques
ont commencé à prendre en compte ces conséquences,
déjà prévisibles pour un «simple romancier».
En Europe, nous suivons vaillamment, sous l'impératif sacré
de la compétition économique, l'exemple américain.
«L'intégration croissante de la recherche et de l'innovation,
et le resserrement des liens entre les centres de recherche et l'industrie»
sont devenus un devoir pour l'Europe. On a fort peu entendu parler
des nouvelles relations avec l'industrie lorsque les chercheurs
sont descendus dans la rue en France pour «sauver la recherche»,
seulement des traditionnelles revendications : postes et crédits.
La plupart des protestataires auraient considéré comme
«manifestation anti-science» la demande d'une mise en
débat politique du rôle de la recherche publique. Cette
demande serait d'autant plus inquiétante qu'elle pourrait
renforcer les projets gouvernementaux de financement des programmes
et non plus des laboratoires. Alors que pèsent de tout leur
poids les intérêts industriels, «sauver la recherche»
rime encore et toujours avec respecter les libres choix de chercheurs
autonomes et éclairés, l'harmonieux concert de ces
choix étant censé, hors politique, assurer l'articulation
optimale entre la recherche désintéressée et
le service des intérêts stratégiques de la France
dans la guerre économique.
Quant à l'Académie des sciences, sous l'égide
de laquelle s'organisent les états généraux
de la recherche, cela ne semble pas l'inquiéter le moins
du monde. Pas plus d'ailleurs que ne l'inquiètent les liens
unissant à l'innovation industrielle certains de ses membres
qui ont récemment mis en garde contre l'inscription dans
des textes à valeur constitutionnelle du principe de précaution.
Les effets pervers d'une telle inscription seraient, apprenons-nous,
«susceptibles d'avoir des conséquences désastreuses
sur les progrès futurs de notre bien-être, de notre
santé et de notre environnement».
On peut s'étonner, face à ce qui est en train d'arriver,
de la vulnérabilité qu'ont manifestée les communautés
scientifiques américaines, et qui semble ne pas devoir épargner
les communautés européennes (je ne parle pas de certains
individus ou groupes très minoritaires). Les chercheurs «savent
bien», pourtant. Ils savent notamment que la prise de brevet
devient la réussite par excellence, bien plus que la manière
dont leurs collègues évalueront leur proposition.
Ils savent que leurs choix de recherche sont de plus en plus canalisés
par les brevets existants, puisque ces brevets définissent
les questions pour lesquelles on ne pourra plus prendre de brevet.
Ils veulent croire, mais ne sont pas tout à fait certains,
qu'ils conservent encore le droit de ne pas tenir compte de ces
brevets existants si leurs questions sont «purement académiques».
Bref, ce sont les alliés mêmes auxquels ils se fiaient
pour respecter les distances qui définissent l'«autonomie»
des territoires de la recherche qui sont en passe d'envahir ces
territoires (du moins les plus prometteurs) ; mais les chercheurs
ne savent pas comment poser le problème public, politique,
de ce qui leur arrive.
Peut-être ne le savent-ils pas parce que tous les mots qu'ils
sont habitués à utiliser pour se présenter
au public (neutralité, objectivité, progrès)
sont dirigés contre ce public, destinés à le
tenir à distance, à lui communiquer d'abord confiance
et respect. L'alliance entre l'institution scientifique, l'Etat
et les pouvoirs industriels se veut résolument apolitique,
voire même suprapolitique, trop importante pour être
mise à l'aune de l'aventure démocratique. Elle demande
que les «incompétents» soient cantonnés
dans la double position de spectateurs intéressés,
apprenant des sciences les bonnes réponses à leurs
questions, et de bénéficiaires satisfaits des retombées
du progrès scientifique. Tous ceux qui, comme moi, ont voulu
proposer aux scientifiques d'utiliser des mots qui n'attribuent
pas à un «esprit scientifique», à une
objectivité qui serait l'apanage du «vrai» scientifique,
la responsabilité de la fiabilité des énoncés
scientifiques, se sont heurtés à la même crainte
: si nous «leur» racontons la science «telle qu'elle
se fait», ils perdront confiance, et, s'ils perdent confiance,
rien ne les défendra contre l'irrationalisme.
Il devient dès lors terriblement difficile de poser publiquement
un problème qui implique que, peut-être, la position
d'un scientifique serait susceptible d'être infléchie
par sa dépendance, ou sa participation active, à des
intérêts privés. On a si souvent seriné
au public que la science se définit par son objectivité
et sa méthode qu'il conclura inévitablement que ceux
qui sont mis en cause sont des tricheurs, des menteurs, des traîtres
à l'engagement à l'objectivité qui définit
tout scientifique. Comment partager avec ce public ce que les scientifiques
savent bien, mais qu'ils ont étiqueté «enfants
non admis» ? Car tous savent qu'un scientifique, aussi partial
soit-il, peut toujours afficher toutes les marques d'objectivité,
d'esprit scientifique, de neutralité, sans que cela ne l'empêche
de mener son travail là où il a décidé
qu'il devait aller. La véritable contrainte pour ce scientifique
est de savoir qu'il va être lu par des collègues exigeants
et compétents dans son domaine, dont le premier intérêt
sera de vérifier que l'argument tient face aux objections,
que les questions sont pertinentes, et que surtout elles n'en cachent
pas d'autres, que le collègue aurait négligées
ou arbitrairement disqualifiées. Mais lorsque le premier
intérêt des collègues ne passe plus par la mise
à l'épreuve des propositions, c'est tout le montage
qui est susceptible de s'écrouler : chacun sera indulgent
parce que chacun aura besoin de l'indulgence des autres. Et l'ensemble
gardera pourtant une allure très objective, parfaitement
scientifique.
On peut certes plaider pour la restauration de «l'intégrité»
de la recherche académique, qui devrait être protégée
des mélanges d'intérêts qui, désormais,
la contaminent. La notion d'intérêt est en effet décisive
: la recherche dite «désintéressée»
doit sa fiabilité non au caractère «désintéressé»
des chercheurs mais à ce que chacun ne peut avancer qu'en
passant par les autres, dont la première préoccupation
est de savoir s'ils peuvent ou non s'appuyer sur le résultat
proposé. Il ne s'agit donc pas ce serait une erreur catastrophique
de demander aux scientifiques de se mettre au service de «bons»
intérêts, et non d'intérêts égoïstes.
Il s'agit, en revanche, de poser la question proprement politique
des rapports entre une recherche «intègre» et
les questions d'intérêt public qui ne se résument
jamais à des questions de fiabilité scientifique.
Et pour cela, il est urgent que les scientifiques prennent le risque
d'abandonner le rêve d'un retour à l'Age d'or où
les sciences étaient respectées, source pure et désintéressée
des progrès permanents du bien-être, de la santé
et de la sauvegarde de l'environnement, comme dirait l'Académie.
Il n'est pas sans intérêt, de ce point de vue, de se
souvenir du prix qui a été payé lorsque les
scientifiques ont obtenu des pouvoirs publics modernes les ressources
nécessaires (jamais suffisantes) et une certaine autonomie.
Ce prix est double. D'une part, les scientifiques académiques
ont abandonné à leur destin leurs collègues
travaillant dans le privé, qui sont, eux, définis
comme vendant leur force de travail cérébral : tenus
au secret par contrat, obligés de soutenir des positions
qu'ils savent non fondées ou mensongères, punis s'ils
le font savoir. D'autre part, lors même que l'attention la
plus critique était consacrée aux énoncés
«proprement scientifiques», les chercheurs se gardaient
bien d'étendre leurs objections à la manière
dont leurs collègues présentaient leurs travaux aux
«non-compétents» et intéressaient activement
à leurs travaux ceux qui pouvaient en assurer des «retombées».
Revendiquer le refus de penser («nous sommes des scientifiques,
ce que l'on fait de ce que nous produisons ne nous regarde pas»)
signifie d'abord : dès lors qu'il sort du territoire, chacun
de nos collègues est libre d'exploiter pleinement, pour la
plus grande gloire de la science et au service du progrès,
toutes les opportunités offertes par le milieu ; nous n'entendrons
rien, nous ne dirons rien, nous laisserons faire tant qu'il ne confondra
pas ce qui suffit dehors (la société), et cela seul
qui vaut à l'intérieur (le laboratoire).
La manière dont les scientifiques ont défendu l'intégrité
de leur territoire par le passé a créé leur
vulnérabilité d'aujourd'hui. En défendant ce
territoire sur un mode apolitique, ils se sont fiés aux alliés
entreprenants dont l'intérêt était précisément
que ne soit pas posée la question politique de leur rôle.
Ils ont cru que ces alliés comprendraient que ne pas les
respecter reviendrait à «tuer la poule aux oeufs d'or»,
à tarir la source de l'innovation scientifique. Peut-être,
d'ailleurs, ont-ils raison sur ce point : une recherche asservie
pourrait bien décevoir, à terme, ceux qui, aujourd'hui,
ne voient plus pourquoi un secteur de la société devrait
échapper à l'impératif sacré de la privatisation.
Même si c'était le cas, on devra dire que les scientifiques
se sont comportés comme la grenouille de la fable, qui accepta
de prendre un scorpion sur son dos pour lui faire traverser la rivière.
Lorsque, au beau milieu de celle-ci, le scorpion l'a piqué,
la grenouille expirante demanda dans son dernier souffle : «Pourquoi
?» Et le scorpion, dans son dernier souffle, répondit
: «C'est ma nature, je n'ai pu m'en empêcher.»
Par Isabelle Stengers
philosophe, Université libre de Bruxelles. Dernier livre
paru (avec Bernadette Bensaude-Vincent) : 100 mots pour commencer
à penser les sciences
(Ed. Les Empêcheurs de penser en rond).
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