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Origine : http://fredericjoignot.blogspirit.com/archive/2007/01/27/isabelle-sorente-la-femme-qui-rit.html
NEWS. NEWS. NEWS. "PANIQUE", le quatrième roman
d'Isabelle Sorente, prophétique de nos temps dangereux (en
2030, la panique s’empare de Paris alors que la composition
de l'air en est train de changer !) - est à peine sorti chez
Grasset, qu'elle publie à 34 ans un nouveau texte à
faire dresser les cheveux sur la tête : "La femme qui
rit" (Descartes & Cie) consacré au genre et au statut
philosophique de la femme. Un livre qui ne se "livre"
pas en une seule fois. Un livre qui nous interroge, tous, hommes
et femmes, le temps de quelques pages, sur la contrainte du genre.
La femme qui rit. Editions Descartes & Cie. 80 pages. 9 euros.
(Une représentation de la pièce d'Isabelle Sorente
"Hard copy", ainsi qu'une lecture de "L", son
premier roman - en poche - seront données au festival d'Aix-en-Provence,
mars 2007. Sa pièce "Gilles de Rais" est en lecture.)
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"La femme qui rit" est un récit à la première
personne, mêlant rencontres troublantes et réflexions
intenses, s'interrogeant sur le genre sexuel et l'identité
de « la femme ». C’est un texte dense comme un
diamant, qui taille à même dans la chair de l’esprit.
Vous y éprouvez, à travers une expérience poétique,
parfois physique, ou bien remué par ce qu’il faut bien
appeler une série de secousses intellectuelles, jusqu'où
la "femme" est une pure invention, un grand travestissement,
un perpétuel jeu de rôles.
Dès les premières pages Isabelle Sorente nous interroge.
"Quel est le genre d’un œil? Quel est le genre d’une
dent ?
Quelle est le genre d’une langue ? Et d’un cerveau
? (…)
Le genre est une tentative de faire de l’humain un automate.
Il faut le reconnaître, oula barbarie née de l’automatisme
ne mourra pas. Nous mourrons d’elle. M ou F, 0 ou 1, la pensée
binaire efface l’incertitude. Incertitude du sexe, ou de l’esprit
? Personne ne sait où l’incertitude commence, encore
moins où elle finit. Mais l’incertitude effacée,
c’est le corps qui s’efface, la vie interdite.»
LA FEMME, TRAVESTIE DE L'HOMME
Avançant ligne à ligne dans le livre, parfois en
trébuchant, en vous y reprenant pour relire, mieux comprendre,
comme sur un chemin escarpé, vous ressentez l’impression
de progresser vers le « point de vue » où vous
allez mieux voir, sous une perspective enfin dégagée,
les personnes voilées, les véritables êtres
recouverts par «la femme» et «l’homme».
Ces catégories contraintes, étroites, étouffant
la personne dans ses bouleversements, ses quêtes, son déploiement
- la femme surtout, l’être si longtemps contenu, si
longtemps réduit à sa fonction de mère, de
compagne ou de putain. Vous comprenez alors pourquoi, découvrant,
explorant combien son genre, son identité même, sa
féminité a toujours été d’abord
une mise en scène, une succession de métamorphoses,
d’incarnations, de fantasmes, Isabelle Sorente devient «
la femme qui rit », l’être qui se sait une imagerie
fluide, un travesti permanent, la rêverie des hommes et des
religions, une jupe et des talons, une fente et du maquillage, une
figure de la « girl culture » ou de la « femme
fatale », tout ce que vous voudrez ! Il y a de quoi rire,
surtout quand la femme découvre en elle « l’animal
», l’existence qui n’est ni homme ni femme, mais
qui vit !
« La joie dont je parle est animale, c’est un animal
travesti. Le travestissement de la vie en cet instant secoue la
femme. Elle rit, même si ce rire ne peut s’entendre.
C’est un rire détaché de tout, détaché
même de l’évolution. Entre l’animal et
l’homme, la distance est couverte dans le rire de la femme.
La femme rit (…)
En elle, la vie rit de sa propre ruse. Ce rire épouvante
la femme elle-même."
Découvrant le théâtre de son existence même,
et la ruse du vivant se manifestant à travers elle par de
grandes figures toutes inventées, (ou mythiques), la femme
qui rit nous interroge tous, hommes et femmes et travestis et lesbiennes
(qui ne seraient pas des « femmes » ou alors même
pas des « identités sexuelles » !). Tous. Qui
sommes nous si notre genre ne nous définit pas, quel jeu
inventé par d’autres, sur la grande scène sociale,
et rejoué et réinventé par nous-mêmes,
interprétons-nous ?
"On pourrait multiplier les mots, allonger la liste officielle
des genres, homme, femme, trans, fem, butch, drag queen. Mais la
carte d’identité ne résoud pas l’incertitude.
Suis-je un homme quand je jouis par là ? Telle est la question
que toute femme se pose. Quand bien même chacun épouserait
son propre genre, il demeurerait travesti de lui-même, la
question une nuit ferait trembler ses vertèbres : suis-je
moi quand je jouis par là ? Sauf que d’une identité
sur mesure, il n’y aurait plus moyen de dire l’erreur.
Le partage de l’erreur, cela pourrait bien être le désir.
Je reconnais en toi, quoi ? Les mots ne peuvent suffire à
dire l’œil qui défaille. La fêlure du réel."
AU DELA DES GENRES ET DES JUPES
Au-delà des genres, des rôles, des personnages qui
vont en jupe ou en « dress code » au bureau et dans
les rues, quel monde se joue, quels êtres se déploient,
quelles personnes vivent ? Que se passe-t-il dans la réalité
invisible, le réel voilé où les inconscients
se parlent et se griffent, où les personnalités se
frottent, ou les êtres se multiplient sans être réduits
tout entiers à la grande comédie des femmes et des
hommes ? Quelle contrebande a lieu dans ce « marché
noir » ? (« le marché noir de la réalité
» est le sous-titre de l’ouvrage d’Isabelle Sorente
?) De quelle manière le réel va-t-il réagir,
ou se venger, de nos classifications trop simples, H ou F, 0 ou
1, le profit d’abord, le court terme contre le durable, le
cynisme contre l’éthique ? Ne nous rappelle-t-il pas
déjà à l’ordre, dans les soubresauts
de la Terre surchauffée, par des cyclones, des tsunamis ?
Quelles tempêtes devons-nous attendre d’avoir voulu
réduire les humains, les myriades d’individus uniques,
chacun avec leur sexualité secrète et leurs désirs
singuliers, à un dualisme étouffant et codé,
aux genres, à la femme mince des régimes et de l'éternelle
jeunesse, à l’homme libre jouissant d’une femme
amoindrie – ce dualisme autoritaire qui a mené à
leur perte des civilisations florissantes, des sociétés
qui ont fini par torturer la moitié de leur humanité
?
En guise de réponse, Isabelle Sorente rit.
En ayant toujours vécu dans la métamorphose et le
travestissement, en s’étant prostituée pour
les grandes idées et les grands fantasmes, en ayant si souvent
montré ce « mépris obéissant »
dont parle Alain et qu’il dit « roi » («
Obéir de corps ; ne jamais obéir d’esprit. Céder
absolument, et résister absolument »), en ayant jamais
cru tout à fait à ses rôles mais les ayant joué
jusqu'à s'en délecter, jamais cru à toutes
les bonnes « raisons », à toutes les justifications
politiques ou anthropologiques, la femme n’est-elle celle
qui a commencé de défaire le dangereux culte des systèmes
pulsionnels – le court terme, la jouissance prostituée
– et des théories figées, refusant la «
société ouverte » toujours à inventer
- renouveler ?
" Plus on l’insulte, plus la femme rit. C’est
un rire presque imperceptible, à peine si la femme l’entend.
Sous l’insulte, elle perçoit autre chose, un manque
de mots pour dire ce qu’elle est. Un aveu devant un autre
monde. L’insulte sous le manteau signifie. Bon voyage ! C’est
un rire faible, terrifiant. Bon voyage !
Ce pourrait être un cri, qui proclame en l’humain la
faillite du réel, l’illusion de l’humain. L’exclamation
du voyageur face à la Terra Incognita."
JOUER, SE DETACHER
Isabelle Sorente ne prétend pas que, riant, la femme est
l’avenir de l’homme, de l’humain. Tout ce pathos
la fait rire aussi. Un rire léger, tragique. Sa quête
est douloureuse. Elle pratique avec l’écriture ce que
Céline exigeait : mettre les tripes sur la table. Le tripes
et le sexe et la pensée âpre, douloureuse. Avançant
dans son récit sans jamais tricher, au plus près de
l’épreuve physique et intellectuelle de penser "la
femme" – je dirais à la manière d’un
Henri Michaux décortiquant la pensée dans «
Misérable miracle », ou Georges Bataille interrogeant
l'ontologie dans « L’expérience intérieure
», ce genre de texte écrit dans l’exigence intense
d’une vérité qui se dérobe -, Isabelle
Sorente en arrive à ce qu’elle appelle « le détachement
» - ou encore « le déchirement de la pensée
». Pour échapper à la tragi-comédie de
l’homme et la femme étouffant l’humain, de l’homme
rationnel ruinant l'humain vaste et unique, ruinant la Terre jusqu’à
faire que « Dieu n’a jamais existé » -
et l’homme lui même bientôt ? -, pas de révolution
des mœurs, pas de programme commun de réconciliation.
Pas de solution finale, d'utopie globale. Non. Elle cherche du côté
du jeu, mais d'un jeu détaché de tout ce pathos, d'un
jeu de rôle qui se prend au jeu pour mieux en jouir, et en
rire. Un jeu détaché de la pensée pour commencer
- méditer n'est pas penser mais exister. Elle cherche du
côté de la compassion et de l'acceuil face à
la fragilité et la comédie et l'extraordinaire singularité
humaine. Elle cherche l’oubli de la raison, la perte du contrôle.
La foi sans foi ni loi. Le jeu comme tragédie - comme comédie.
"Comment choisir la vie ? Qui ne connaît pas la mort
ne peut distinguer la mort de la vie, et mérite la compassion.
Comment reconnaître le vivant du mort ? Cette question est
la seule possible et la pensée de peut l’approcher,
car la pensée de connaît pas la mort (…) La compassion
consiste à déchirer la pensée, pour qu’elle
n’aborde plus la question. Car c’est l’aveuglement
de la pensée à vouloir la résoudre qui finira
par nous suicider. Vivant ou mort ? La question brûle. Toutes
les pensées naissent dans ses flammes, toutes les questions
sont suicidaires, elles voudraient consumer le feu qui les fit naître
– mort ou vivant ? Cette question est notre territoire. Nous
dansons autour d’elle. Impossible de dire cette danse. Nous
sommes effroyablement vivantes. Il y a des apparences au dessus
de tout ça. Sous les apparences, la femme sait qu’elle
n’est pas.Elle rit. »
Un livre comme un feu, il vous réchauffe les os, et les
brûle.
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