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Origine : http://www.parutions.com/pages/1-1-121-1207.html
"L, la ligne. De régime, de coke, de chemin de fer,
de conduite, de carrière, de vêtements, de produits…
Je suis de la génération sous L dont la peau a moins
de prix que l’habit" Isabelle Sorrente, vingt-six ans,
grande brune toute mince, polytechnicienne et voltigeuse, crie sa
colère face aux diktats du monde moderne. Cette jeune femme
brillante écrit par nécessité vitale, par nausée,
pour ne plus subir L,la société boulimique qui fait
de nous des drogués anesthésiés. Elle lance
un appel déchirant dans une rentrée endormie. A la
suite de Frédéric Beigbeder, elle dénonce un
monde où tout, de manière perverse, nous abêtit,
tue notre sensibilité et notre liberté pour nous inciter
à consommer, à devenir accros d’images, slogans,
psycho digests. Il nous faut tout, tout de suite et en accéléré
: rencontres et jouissances express, quitte à ne plus rien
ressentir, ne plus rien désirer. "Plutôt mourir
que dire oui " !
Sa narratrice, Lucrèce, envoie un long mail à l’homme
qu’elle aime : elle lui annonce son choix de s’enfermer,
de débrancher le téléphone, de ne plus consommer,
de ne plus regarder ni magazines, ni télé. Loin d’être
un essai, écrit à la première personne, ce
long mail est un cri de rage, viscéral et personnel, plus
profond, plus authentique que 99 francs : une descente aux enfers.
Lucrèce appartient à L, elle en est la première
victime. Dans son désarroi, elle décide de se désintoxiquer,
d’éliminer d’elle toute dépendance. Jusqu’au-boutiste,
elle va jusqu’à brûler ses livres, détruire
la télévision, laisser pourrir ses provisions. Prisonnière
d’une quête éperdue de plaisir physique, elle
vit une frénésie d’expériences sexuelles
qui sont autant d’échecs. Elle veut fuir un système
kafkaïen où personne n’est responsable, où
rien ne sert de se révolter puisqu’il n’y a aucun
adversaire. Elle lutte contre ses propres obsessions : sa ligne,
ses régimes, sa jouissance ( les meilleurs passages du livre
ont trait aux régimes, ces bouffe-temps qui accaparent notre
esprit), au risque de sombrer dans la folie. "Imperméable
à l’Autre, à jamais fermée à la
caresse de l’Autre", Lucrèce souffre d’incapacité
à jouir. L’apparence, l’habit ont remplacé
le ressenti. L’amour est relégué à un
pur produit et les sexes se séparent : les hommes d’un
côté, les femmes de l’autre. Chacun sur sa planète.
"On nous fait croire que les femmes sont instinctives, les
hommes raisonnés. Les femmes masculines sont mal vues. Il
y a une guerre à mener pour casser les images", dit
cet auteur casse-cou.
Par son refus radical d’une société rivée
sur la productivité, Lucrèce est un personnage extrême
et dramatique. Il y a en elle une voracité pathétique
à multiplier les expériences qui masque une recherche
d’absolu et d’amour désespérée.
Elle souhaite tout en excès et en abondance, surtout ce qui
est le plus difficile puisqu’il lui faudrait du temps pour
l’obtenir. D’où ses rechutes et ses crises. Elle
vit, de manière aiguë, ce constat : nous ne pouvons
accéder à nos désirs par une satisfaction immédiate
de nos besoins matériels. L nous traite comme des enfants,
s’efforce d’étouffer en nous l’être
de désir pour faire de nous des consommateurs.
Par sa progression dramatique, son désespoir, sa vérité,
son humour, ce roman interpelle et prend aux tripes. Il aborde toutes
ces drogues douces de notre temps : un sacré coup de fouet
! Dans cette guerre d’usure, ce tout ou rien, l’écriture
reste le dernier bastion de résistance. Isabelle Sorrente,
a fait le choix d’agir par les mots, ses meilleures armes,
là où elle se sent utile, pour servir. Elle lance
un signal d’alarme : nous avons atteint un seuil inquiétant,
nous avons perdu notre sensibilité physique. Gageons que
tant d’énergie, tant de fougue chez une romancière
laissent présager une œuvre abondante et retentissante.
Nous attendons avec impatience la mise en scène de sa première
pièce : Hardcopy.
Emmanuelle de Boysson
28/08/2001
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