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Origine : http://www.creis.sgdg.org/colloquescreis/2004/lacroix.htm
Pourquoi avons-nous tant de mal à élaborer une critique
de l’informatique ? Et pour quelles raisons ces critiques
rencontrent-elles autant de difficultés à se faire
entendre ? Je me propose de fournir quelques éléments
de réponses à ces questions en partant d’un
constat élémentaire : l’informatique n’est
pas une technologie comme les autres ; elle est au cœur de
la déclinaison sociale d’un nouveau paradigme transversal
: celui de l’information. Et cette déclinaison n’est
pas innocente, elle fait de l’informatique à la fois
une technologie de pouvoir et une idéologie.
Ces caractéristiques mettent en relief quelques insuffisances
des théories que nous utilisons pour construire une critique
de l’informatisation. Les approches savantes (sciences humaines
et sciences dures), comme celles des acteurs sociaux (citoyens,
hommes politiques, syndicats), sont atomisées et manquent
de transversalité. Mais surtout, elles butent sur un certain
nombre de points aveugles. Certaines sont spécifiques à
l’informatisation, d’autres ne lui sont pas propres
(comme la question de l’Etat et des bureaucraties, ou du progrès
des sciences et des techniques). Quoiqu’il en soit, l’existence
de l’informatisation apporte un nouvel éclairage sur
les questions anciennes sans que nous disposions, pour l’instant,
d’outils intellectuels adéquats nous permettant de
penser les multiples propriétés d’une “
information ” présente à la fois dans les machines
et le vivant. Une information dont la mise en forme constitue un
enjeu fondamental pour les pouvoirs, puisqu’elle touche aussi
bien à la réorganisation des institutions et du travail
qu’aux représentations sociales.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que ce
soit la critique la plus “ modeste ” de l’informatisation
(pour aller vite : “ informatique et liberté ”),
qui ait donné les résultats les plus concrets en explorant
les voies d’un consensus démocratique. Ce bricolage
au coup par coup qui consiste à poser des limites aux délires
potentiels de l’informatisation est éminemment positif.
Mais il n’est efficace que dans la mesure où il participe
d’une régulation systémique des pouvoirs ; il
est essentiellement défensif et il se paie par le rejet à
la marge des interrogations plus radicales. Pour fonctionner il
doit laisser dans le refoulé les questions les plus sensibles,
et peut être les plus fondamentales ; celles qui risquent
de remettre en cause la forme prise aujourd’hui, en occident,
par un “ consensus démocratique ” dont les fondements
institutionnels et identitaires, soumis à de terribles tensions,
sont profondément retravaillés par l’informatisation.
Je prendrai l’informatique (en tant que technologie de pouvoir
et qu’idéologie), comme analyseur des transformations
d’un certain nombre de valeurs fondamentales du consensus
démocratique. Je considèrerai tout particulièrement
la gestion de la tension permanente entre l’affirmation abstraite
du principe d’égalité et la reconduction des
inégalités “ réelles ” (entre les
individus et les groupes sociaux), ainsi que la relation univoque
instituée entre essor des sciences et des techniques, et
progrès sociaux. L’informatisation, telle qu’elle
a été mise en œuvre depuis son origine, est éminemment
conservatrice. Elle mène un incessant combat pour contingenter
et circonscrire les aspects potentiellement subversifs des technologies
informationnelles. Quant à l’idéologie informaticienne,
elle constitue bien davantage qu’un discours d’accompagnement.
En naturalisant les choix organisationnels et en organisant le refoulement
sur certaines potentialités de l’informatisation, elle
s’efforce de préserver les fondements de rapports sociaux
que la dynamique de l’informatique déstabilise en permanence.
C’est en me plaçant dans la logique d’une instrumentation
des choix organisationnels et des représentations sociales,
que je me propose d’examiner comment s’agence la mise
en compatibilité de la transformation des organisations avec
les représentations sociales. Le formatage des identités
passe par l’intermédiaire de la construction de référentiels
qui prolongent, en les transformant, des éléments
présents dans les démocraties depuis la victoire de
la conception du monde de la bourgeoisie sur celle de la noblesse.
Mais elle les métamorphose en s’appuyant sur une déclinaison
mutilante du paradigme informationnel qui déborde largement
du domaine de l’informatique, puisqu’il contamine aujourd’hui
la génomique.
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