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Origine : http://www.scribd.com/doc/44074273/Deleuze-Marx-et-la-revolution-ce-que-%C2%AB-rester-marxiste-%C2%BB-veut-dire
Je crois que Guattari et moi, nous sommes restés
marxistes [1]
Introduction
Face à l’atonie de la vie intellectuelle française
d’aujourd’hui – et face au silence pesant qui
écrase tous ceux qui tentent de s’en démarquer
– Deleuze apparaît comme l’un des derniers auteurs
majeurs, un philosophe créatif, original, subversif même,
aux marges de l’université en tout cas, et lié
à une extrême gauche contestataire dont il ne fut cependant
jamais un militant actif : il s’est toujours refusé
à renier Mai 68 autant que Marx, et jusqu’au bout,
il se réclamera non pas tant de la révolution que
d’une apologie constante, têtue, de ce qui est ou pourrait
être un devenir-révolutionnaire, échappant à
toutes les retombées et à toutes les totalisations.
Proclamant, jusque dans les années 1990, la nécessité
de la « résistance au présent », chantre
de la « colère contre l’époque »[2],
il fut et reste cependant un philosophe reconnu, adulé même,
dont les cours à Vincennes firent salle comble et dont le
succès en librairie, d’ouvrages pourtant ardus et volumineux,
persiste jusqu’à aujourd’hui.
Du fait même de cette permanence, il serait illusoire et
superficiel de brosser le portrait nostalgique d’une génération
engagée, celle des Foucault, Deleuze, Châtelet, Althusser,
Castoriadis, Badiou, etc., en grande partie disparue, face à
ce qui serait aujourd’hui le désert montant d’une
pensée normalisée, académique, ayant renié
Marx, réduit Mai 68 à un carnaval étudiant,
rendu ridicule et obscène le mot de révolution, et
exorcisé tout ce qui relève d’une volonté
transformatrice, ou même seulement politiquement et idéologiquement
critique. D’une part, parce que l’engagement des hérauts
de cette époque est de nature complexe et qu’il correspond
à un tournant, pris notamment en opposition à Sartre
et au type d’engagement intellectuel qu’il incarna et
théorisa[3], et au rejet du marxisme tel que le concevait
le PCF, et tel que les pays socialistes en renvoyaient alors l’image
répulsive. D’autre part, donc, parce que l’on
constate, ici ou là, d’un net regain d’intérêt
pour la pensée de certains auteurs de cette génération
(Deleuze et Foucault, tout particulièrement), constat décidément
incompatible avec la thèse d’une époque définitivement
engloutie et qui atteste plutôt d’une continuité
complexe, d’un héritage, paradoxal et débattu,
mais bien réel[4].
En effet, il est presque surprenant de constater à quel
point Deleuze est bel et bien présent dans le paysage intellectuel
d’aujourd’hui comme l’une de ses références
vivantes, qui alimente colloques, publications et revues, non pas
simplement selon le mode du commentaire élogieux mais sur
le terrain d’une reprise et d’une poursuite, d’un
nouveau militantisme aussi, parfois, et d’une relative mais
réelle réhabilitation institutionnelle. « Le
siècle sera deleuzien », « peut-être »,
avait prédit Foucault. Et il se trouve que le millénaire
commençant, est foucaldien tout autant, très localement
sans doute, mais d’autant plus fidèlement. Et négriste
aussi[5]. D’un tel constat naît une question : comment
comprendre que le retrait présent d’un certain type
d’engagement politique, la quasi-disparition de perspectives
radicalement alternatives au capitalisme, s’accompagne du
projet maintenu d’une autre conception de la ou du politique,
dont 68 se présente pour Deleuze et une partie de sa génération,
comme l’appel ou l’amorce ? Où se place la rupture
et, au fond, y a-t-il vraiment rupture ? Autrement dit, la pensée
de Deleuze et sa conception de la révolution se situent-elles
au terme d’une trajectoire, là où s’effondre
toute perspective révolutionnaire, ou bien au milieu du gué
de sa redéfinition en cours, micrologique et micro- voire
infrapolitique, ou encore au début d’une nouvelle séquence
historique qui signerait la caducité de ces deux diagnostics
et qui conduirait à rompre avec la rupture des années
1960 ?
Quoi qu’il en soit, le facile tableau d’une décadence,
de 68 à nous, ne convient décidément pas[6],
même s’il présente l’avantage d’inverser
le diagnostic de ses procureurs patentés, façon Ferry
et Renaut. Il reste plutôt à comprendre comment s’est
effectuée une transition complexe et contradictoire, d’une
partie de cette génération à la nôtre,
transition qui non seulement marque en effet une rupture et un déclin,
mais tout autant une poursuite et une continuité, celle du
lent et silencieux effondrement du marxisme théorico-politique,
parfaitement compatible avec la profusion des mentions du nom même
de Marx, et qui exige aussitôt la redéfinition de la
« révolution » ainsi que ce qui semble être
sa transmutation philosophique, comme c’est exemplairement
le cas chez Deleuze. C’est donc une dénivellation qu’il
convient de saisir. Et ce changement de perspective, s’il
est bien lié aux inventions propres à Deleuze au sein
d’une oeuvre foisonnante, est tout autant inséparable
d’un contexte politique et intellectuel.
Car les circonstances sont multiples. Elles consistent dans la
transformation idéologico-politique qui se joue des années
1960 aux années 1990, mais aussi dans l’irruption de
la crise économique, d’un retournement brutal et durable
de la conjoncture, et celle la fin des politiques sociales de type
keynésien, qui n’ont pas permis de l’éviter,
et de la parenthèse fordiste, qui met à mal une certaine
conception de l’action étatique et de ses capacités
réformatrices et régulatrices. Crise du marxisme lui-même,
enfin, en tant que le maintien sclérosé mais aussi
le retravail, ici ou là, d’un héritage et d’une
démarche théorico-pratique, échoue dans tous
les cas à rencontrer une mobilisation populaire qui lui conserverait
ou lui conférerait sa dimension d’intervention politique
à part entière, vivifiante, porteuse de perspectives
véritables. Bref, tout concourt, au cours de cette période
qui va jusqu’à nous, à faire de Marx un nom,
définitivement haïssable pour les uns, obsolète
pour les autres, mais aussi, en troisième lieu, une référence
désormais philosophique, forcément philosophique,
qui autorise à rapatrier sur le seul terrain théorique
les vertus de la critique autant que ses armes.
Ainsi, le progressif effacement du marxisme, faute d’avoir
su demeurer ou redevenir théorico-politique, se double parfois
du maintien voire de la relative prolifération de la référence
à Marx qui accompagne cette refonte, souvent souterraine,
dont la pensée de Deleuze se fait l’écho, sans
fournir les moyens conceptuels de la compréhension de ses
conditions et de ses enjeux. Pour autant, il ne s’agit nullement
de lire l’oeuvre Deleuze comme un simple effet, d’abord
parce qu’il est un acteur à part entière de
cette histoire, ensuite parce que sa pensée instaure un rapport
véritablement original et complexe à Marx, qui permet
en retour et aux antipodes de tout réductionnisme, d’éclairer
le contexte plus général d’une mutation idéologique
et théorique. En un sens, le rôle joué par Deleuze
dans cette conjoncture tient aussi à son propre décalage
par rapport à l’époque et à un devenir
dont il n’épouse que tangentiellement certaines «
lignes de fuite », et ce décalage est d’abord
chronologique : né en 1925, appartenant à la génération
marquée par la Libération, Deleuze est l’un
de ceux qui voient se modifier radicalement le paysage social et
politique, en accompagnant et en participant à cette mutation
par ses analyses, tout en affichant une volonté contestataire
invariable, et cela alors même qu’elle ne se développe
que marginalement en allusions politiques, allusions nombreuses
mais jamais vraiment thématisées, encore moins programmatiques[7].
C’est pourquoi, au total, le mot de « révolution
» sous sa plume dit moins une visée, qu’il ne
désigne le bouleversement même de son sens.
Le mot, du coup, se fait écho troublé, référence
vacillante, maintenue mais sublimée tout aussi bien, aux
événements de 68, lus non comme échec politique,
au moins partiel, mais comme substitution réussie du devenir
à l’histoire. « On dit que les révolutions
ont un mauvais avenir.
Mais on ne cesse de mélanger deux choses, l’avenir
des révolutions dans l’histoire et le devenir révolutionnaire
des gens »[8], Mai 68 étant défini quelques
lignes plus haut comme « l’irruption du devenir à
l’état pur ». C’est pourquoi on peut situer
la question deleuzienne de la révolution à l’épicentre
d’un séisme : encore enracinée sur le terrain
qui sombre de l’engagement politique, elle migre sur celui,
qui corrélativement ré-émerge, d’une
approche métaphysique renouvelée et qui en appelle
tout autant à Bergson, à Nietzsche et à Whitehead
qu’à un Marx, dorénavant postmoderne penseur
des flux en même temps qu’icône maintenue d’une
insoumission revendiquée …
C’est pourquoi la réponse, donnée par Deleuze
en 1990 à Toni Négri, mérite qu’on s’y
arrête : « je crois que Guattari et moi, nous sommes
restés marxistes »[9]. Il faut lire cet énoncé
en lui conservant toute sa complexité, et même son
ambiguïté. Il s’agit de « croire »
et donc de douter. Il est tout à l’honneur de Deleuze
de n’avoir jamais fait du marxisme une évidence. Mais
le mot sous sa plume n’a jamais eu un sens bien défini
(ce qui, entre autres choses, le rapproche de Foucault), il désigne
souvent une certaine configuration politico-théorique derrière
laquelle on peut deviner la présence de forces politiques
constituées, le PCF notamment, et un mode d’implication
ou de compagnonnage, mais dont rien n’est dit non plus. Et
puis, il s’agit de « rester », et rester chez
un penseur du devenir ne saurait être un objectif stimulant,
tout au plus un constat, quelque peu désenchanté et
forcément dubitatif. En lisant la suite du propos de Deleuze,
on apprend que « rester marxiste » signifie, en outre,
que : « nous ne croyons pas à une philosophie politique
qui ne serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme
et de ses développements »[10]. En un sens, bien des
choses sont d’ores et déjà énoncées
ici, qui témoignent à la fois de la profonde fidélité
de Deleuze à un passé politique non explicité
-et qui de ce fait ne saurait être un héritage- ainsi
que du déplacement radical sur le terrain de ce qu’une
« philosophie politique », projet radicalement étranger
à Marx, peut bien entendre et avoir à dire de la révolution.
I. Le capitalisme et les flux
Pour examiner plus avant cette question, il est utile de partir
du versant économique de l’analyse deleuzienne du capitalisme,
tant elle révèle les fondements ontologiques de l’idée
deleuzienne de révolution. En effet, c’est une ontologie
du flux et du devenir qui affleurent ici plus nettement qu’ailleurs,
même si elle structure partout en profondeur la pensée
deleuzienne. La question de la possibilité d’une transformation
politique, s’il elle existe, se joue toute entière
à ce niveau, précisément parce qu’elle
se confronte à la façon dont Marx lui-même avait
corrélé l’analyse socio-économique du
capitalisme à la perspective de son dépassement révolutionnaire.
Mais, même s’il se situe sur le terrain d’une
étude de ce qu’il nomme la production, Deleuze ne propose
jamais d’analyse économique à proprement parler,
et cela alors même qu’il emprunte souvent des catégories
économiques, en leur conférant un sens métaphorique
bien plus large et équivoque que leur sens technique, et
que la définition marxiste, à laquelle ils sont souvent
mais allusivement reconduits.
La raison en est profonde. L’Anti-OEdipe, paru en 1973, et
Mille-Plateaux, paru en 1980, qui constituent les deux volets d’une
oeuvre unique, intitulée Capitalisme et schizophrénie,
ont pour ambition est de définir le capitalisme contemporain,
en rejetant expressément tout découplage entre une
base et une superstructure, entre une réalité économique
et les diverses dimensions sociales et individuelles qui l’accompagnent.
Thèse marxienne s’il en est ! Mais le rejet proclamé
de toute analyse réductionniste, dont on ne sait qui elle
vise au juste, semble masquer une autre réduction tendancielle,
celle de la production à l’échange, de la politique
aux pratiques étatiques répressives et de contrôle,
des contradictions sociales aux agencements machiniques. Cette réduction
est d’autant moins visible donc, qu’elle va de pair
avec l’extension du terme de production au désir individuel
et la multiplication corrélative de ses occurrences. Le refus
de scinder base et superstructure, c’est-à-dire en
vérité de les distinguer, ne produit-il pas cette
fois, en sens inverse des simplifications du marxisme doctrinaire,
l’écrasement de la base contre la superstructure, le
rabattement du réel sur son concept, de la révolution
sur la « révolution », c’est-à-dire
de la politique sur la « philosophie politique » ? Et
cela d’autant plus efficacement que, dans le même temps,
toute catégorie de représentation se voit congédiée
?
De fait, la contestation de l’ordre capitaliste délaisse
la thématique de l’idéologie, de l’aliénation
autant que celle de la lutte des classes pour lui préférer
celle du désir. En dépit d’une réelle
proximité à l’égard du freudo-marxisme,
Gilles Deleuze et Felix Guattari rejettent l’analyse de Wilhelm
Reich, tant il leur paraît maintenir un parallélisme
entre désir et vie sociale et autoriser une superposition
d’instances. Ni Freud ni Marx, donc, pas plus que l’un
avec l’autre, mais leur critique conjointe. Il s’agit
bien plutôt de penser une « production désirante
», synonyme de « coextension du désir et du champ
social »[11]. Et c’est en ce point qu’apparaît
la singularité d’un mode d’invention conceptuelle
qui est tout autant un style philosophique : car la mise en cohérence
du désir et du social ne va pas de soi. Si leur parenté
n’est pas rapportée à une causalité commune,
leur corrélation exige un opérateur conceptuel qui,
métaphorisant l’un comme l’autre et l’un
par l’autre, permet l’affirmation de leur correspondance
et l’établissement de leur synonymie, autorisant alors
le passage constant d’un niveau à l’autre. Cet
opérateur est la notion de flux, qui traverse toute l’oeuvre
de Deleuze et qui tend à assimiler toute réalité
historique à un processus vital et à un échange
énergétique[12].
Mais le discours du flux, au premier abord assez vague et peu défini,
se fait rapidement savant et technique, par l’adjonction de
plusieurs concepts inédits, qui deviendront les notions cardinales
de Capitalisme et schizophrénie :
« Le capitalisme tend vers un seuil de décodage qui
défait le socius au profit d’un corps sans organes
et qui, sur ce corps, libère les flux du désir dans
un champ déterritorialisé »[13].
La compréhension d’un tel énoncé n’a
rien d’immédiat. Mais la dimension contre-intuitive
du texte mérite qu’on s’y arrête : il ne
s’agit pas d’un simple artifice rhétorique, même
si l’on peut y voir une certaine posture, celle du philosophe
prenant à contre-pied toutes les opinions admises et le langage
ordinaire, au risque d’engendrer la densité absconse
d’une langue d’initié. Mais on peut être
initié assez aisément, finalement, sans que soit rompu
le charme poétique : il suffit de lire intégralement
ce fort volume qu’est l’Anti-OEdipe. Les mêmes
termes prolifèrent, mais se déplacent tout en se répétant
et, au fil des pages, leur sens s’éclaire à
travers la multiplicité de leurs associations et les variations
de leur usage, sans qu’aucune définition précise
ne soit jamais fournie. Il n’en demeure pas moins que l’opération
effectuée tend à métaphoriser tout savoir par
un autre, situant sur un même plan la linguistique héritée
de Hjelmslev, l’économie « marxienne »
ou marxiste, la critique anti-oedipienne de la psychanalyse, les
mathématiques d’inspiration riemanniennes. En permanence,
la légitimité de tels échanges conceptuels
se fonde sur une ontologie générale du devenir et
sur une poétique, tant du monde que du discours[14].
Sur le terrain spécifique de l’économie, l’apologie
des flux accompagne l’explication du capitalisme comme «
surgissement des flux décodés » contre leur
codage antérieur[15] qu’il s’agisse de la cité
antique, de la commune germanique, de la féodalité.
Au cours de cette évolution, l’Etat change de rôle
: pour Deleuze et Guattari, il cesse d’être cette «
machine » qui « détermine un système social
», mais « il est déterminé par le système
social auquel il s’incorpore dans le jeu de ses fonctions
»[16]. « C’est pourquoi le capitalisme et sa coupure
ne se définissent pas simplement par des flux décodés,
mais par le décodage généralisé des
flux, la nouvelle déterritorialisation massive, la conjonction
des flux déterritorialisés »[17]. Le capitalisme
est donc d’abord le résultat d’une disparition
des formes d’Etat antérieures selon une logique unique
et linéaire, celle d’un décodage montant et
généralisé :
« Pour le travailleur libre, déterritorialisation
du sol par privatisation ; décodage des instruments de production
par appropriation ; privation des moyens de consommation par dissolution
de la famille et de la corporation ; décodage enfin du travailleur
au profit du travail lui-même ou de la machine – et,
pour le capital, déterritorialisation de la richesse par
abstraction monétaire ; décodage des flux de production
par capital marchand ; décodage des Etats par le capital
financiers et les dettes publiques ; décodages des moyens
de production par la formation du capital industriel, etc. »[18].
Il s’agit bien de substituer à une analyse en termes
de contradictions historiques déterminées, celle de
Marx, une analyse en termes de lignes de fuite parallèles,
généralisées, presque interchangeables. Du
coup, la sphère politique sous les espèces de l’Etat
se voit étrangement séparée et opposée
aux flux marchands[19]. Si la référence au marxisme
(mais surtout, en partie implicitement mais manifestement, à
Braudel) transparaît dans le vocabulaire, il ne s’agit
pas d’en affiner ou d’en perfectionner les concepts
sur le terrain même du savoir historique mais de les intégrer
à la construction d’une métaphysique générale,
et cela à travers le tracé de perspectives historiques
extrêmement larges et d’autant plus suggestives. Si,
à lire de tels textes, on ne peut qu’être frappé
par le caractère extraordinairement brillant de l’analyse,
cette impression de virtuosité est produite par le rapprochement
audacieux de réalités distinctes, dont les définitions
propres sont éludées. Par suite, et paradoxalement,
l’une des raisons de la fascination durable exercée
par cette oeuvre sans équivalent est son esquisse des linéaments
d’une histoire universelle et cela en dépit même
des dénégations de type post-moderne à l’égard
des grands récits[20].
Il en découle une autre conséquence théorique,
proprement stupéfiante, si l’on s’y arrête.
Car une telle analyse du capital ouvre à la seule perspective
d’une « déterritorialisation » poursuivie
et accélérée de ses flux marchands ! En effet,
s’il n’existe pas de contradictions, pas de luttes de
classes porteuses de la perspective d’une autre formation
économique et sociale, on ne peut qu’en rester encore
et toujours aux flux, et à la seule alternative de les bloquer
artificiellement ou de les libérer toujours davantage. La
notion de déterritorialisation risque alors de se révéler,
in fine et sur le terrain économique, synonyme de dérégulation
et déréglementation, dont les effets n’ont rien
d’émancipateur. Et pourtant, c’est ici même
que ressurgit le terme de révolution, de façon stupéfiante
une fois encore, mais tempéré par des points d’interrogation,
qui le transforme surtout en doute radical :
« Mais quelle voie révolutionnaire, y en a-t-il une
? – se retirer du marché mondial, comme Samir Amin
le conseille aux pays du tiers-monde, dans un curieux renouvellement
de la “solution économique” fasciste ? Ou bien
aller en sens contraire ? C’est-à-dire aller encore
plus loin dans le mouvement du marché, du décodage
et de la déterritorialisation ? Car peut-être les flux
ne sont pas encore assez déterritorialisés, pas assez
décodés, du point de vue d’une théorie
et d’une pratique des flux à haute teneur schizophrénique.
Non pas se retirer du procès, mais aller plus loin, “accélérer
le procès”, comme disait Nietzsche : en vérité,
dans cette matière, nous n’avons encore rien vu »[21].
La prophétie finale, même parée de l’autorité
censément hérétique de Nietzsche, a de quoi
faire frémir[22] ! Il est clair que ce n’est pas d’abord
la pensée de Marx qui est mobilisé ici, et qu’on
retrouve une ontologie du devenir bien plutôt référée
à Nietzsche, référence par ailleurs plus précisément
et continûment travaillée par Deleuze qui lui consacre
un livre entier de commentaire savant. Mais surtout, à lire
ces lignes, il est permis de se demander si la libération
des flux ne rencontre pas, avant tout, les thématiques libérales
les plus radicales et les plus anarchisantes, celles d’un
Hayek notamment, et sans que Deleuze n’en dise quoi que ce
soit de façon explicite, même s’il s’appuie
expressément par endroits sur la théorie marginaliste
des néo-classiques[23] (sans s’interroger sur sa compatibilité
avec les thèses marxiennes).
Ainsi la révolution est-elle toujours l’envers d’une
étatisation par essence mortifère, comme si l’oeuvre
deleuzienne se faisait la chambre d’écho de l’échec
sur le long terme, au tournant des années 1970, des politiques
keynésiennes d’accroissement des dépenses publiques,
échec non analysé mais métaphoriquement renvoyé
au blocage, à l’arrêt, à l’asphyxie
de ce qui vit et circule : savoir économique et critique
de la psychanalyse convergent en une étonnante conception
du flux et de ce qui lui fait obstacle, qui s’inscrit dans
un dualisme prétendant lui aussi à une validité
historique universelle :
« L’axiomatique sociale des sociétés
modernes est prise entre deux pôles et ne cesse d’osciller
d’un pôle à l’autre. Nées du décodage
et de la déterritorialisation, sur les ruines de la machine
despotique, ces sociétés sont prises entre l’Urstaat
qu’elles voudraient bien ressusciter comme unité surcodante
et reterritorialisante, et les flux déchaînés
qui les entraînent vers un seuil absolu […]. On oscille
entre les surcharges paranoïaques réactionnaires et
les charges souterraines, schizophréniques et révolutionnaires
»[24].
Etrange révolution ! On admettra que sous la capacité
à donner une cohérence aux réalités
les plus diverses, se cache une extrême simplification des
phénomènes économiques et sociaux dont Marx
avait voulu exposer la causalité complexe dans des termes
définis. Ici, c’est le chatoiement du vocabulaire s’accompagne
d’une simplification théorique qui, l’une comme
l’autre, l’une accompagnée de l’autre,
séduisent[25].
Dans un capitalisme fluidifié, toute perspective de planification
est horrifiante[26] et rime avec socialisme de caserne. Mais Deleuze
ne poursuit pas une analyse qui le rapprocherait sans doute trop
des thèses libérales, sans d’ailleurs en dire
quoi que ce soit. Finalement, les seules « vraies »
révolutions restent à l’échelle de la
micro-économie qui les décrit, mais situées
sur un autre terrain : micro, elles aussi, invisibles, à
peine pensables, et Deleuze y insiste lors de l’entretien
déjà cité avec Toni Negri. Alors que la diatribe
contre le marché y est nette, Deleuze fait montre d’un
certain pessimisme et définit les minorités par leur
puissance d’invention : « une minorité n’a
pas de modèle, c’est un devenir, un processus ».
Le processus s’est déplacé de l’économique
vers le politique, mais ce faisant, il devient singulier, créatif
et rare, plus nietzschéen que jamais : « le peuple,
c’est toujours une minorité créatrice, et qui
le reste, même quand il conquiert une majorité »
[27]. Poursuivant l’analyse par la description des sociétés
de contrôle se substituant aux sociétés disciplinaires,
selon une distinction empruntée à Foucault, Deleuze
poursuit en expliquant que les formes de résistance changent
elles aussi : « les piratages ou les virus d’ordinateurs
qui remplaceront les grèves et ce qu’on appelait au
XIXe siècle “sabotage”. »[28] Et à
Negri, qui lui demande si le communisme est encore possible, Deleuze
répond, énigmatique :
« Vous me demandez si les sociétés de contrôle
ou de communication ne susciteront pas des formes de résistance
capables de redonner des chances à un communisme conçu
comme “organisation transversale d’individus libres”
? Je ne sais pas, peut-être [29] ».
L’entretien s’achève sur une apologie des événements
irréductibles à leurs conditions et sur la création
de « vacuoles de non-communication » comme seule visée
quelque peu concrète. La thèse n’est pas isolée.
Dans Mille Plateaux, on lit au sujet de Mai 68 que « ceux
qui jugeaient en termes de macro-politique n’ont rien compris
» [30]. La thématique de la révolution s’y
avère sans ancrage possible dans une analyse du travail et
des conflits sociaux, elle se déporte vers les moeurs et
vers l’art, vers l’écriture et la philosophie.
Et le maintien de la thématique révolutionnaire ne
met que mieux en lumière l’effondrement au milieu duquel
elle continue à luire, comme une perspective décidément
plus poétique que politique.
II. Lire Marx avec Nietzsche
L’ontologie deleuzienne est ici une pensée du devenir,
de l’élan, de la vie, qui excède largement la
seule question économique mais l’englobe et du coup
la déplace. Bergson et Nietzsche en sont les alliés
substantiels. Dans l’Anti-OEdipe, leur mention est bien plus
rare que celle de Marx et de Freud. Mais le traitement réservé
à Marx est d’une nature bien particulière :
jamais commenté pour lui-même, par un auteur pourtant
passé maître dans l’art de la lecture à
la fois savante et originale, académique et déroutante.
On le sait, peu avant sa mort, Deleuze projetait d’écrire
un Grandeur de Marx, dont le titre dit tout de cette fameuse «
colère contre l’époque » et de son courage
provocateur. Mais il est frappant, car c’est un fait, que
l’urgence n’en ait pas été plus ancienne
à ses yeux et que le projet en soit si tardif.
A lire les oeuvres les plus originales de Deleuze, tout se passe
comme si la présence fantomatique de Marx y était
la plus constante, par comparaison avec d’autres références,
et comme si, dans le même temps, la multiplication des références
imprécises et des propos généraux interdisait
une lecture intégralement réglée, une analyse
explicite, une critique suivie. A y regarder de plus près,
la mention de Marx relève d’un double type d’approche
: d’une part, une caution indiscutée et revendiquée,
d’autre part l’occasion de rappeler des méconnaissances,
des blocages ou des limites lapidairement énoncées.
Il semble que l’absence d’une lecture entièrement
élaborée provienne de ce double registre, qui désigne
à lui seul un rapport très singulier à Marx
et au marxisme (qu’on trouve en partie aussi, quoique de façon
moins élogieuse mais plus définie, chez Foucault[31]).
Deleuze récuse lui-même la question qu’il nomme
« épistémologique » et qui semble rendre
inutile toute analyse plus construite en même temps qu’il
rejette fièrement toute obédience : « nous n’avons
aucun problème de retour à Freud ou à Marx
»[32]. Le « retour à » évoque à
la fois la posture académique du peu excitant « retour
à Kant » et une démarche régressive qui
s’enfermerait dans le commentaire d’auteurs canoniques.
Le rapport à Marx se révèle dès lors
extrêmement complexe. La référence élogieuse
à Marx, qui est un aspect important de la pensée de
Deleuze à une époque où les « nouveaux
philosophes » le vouent aux gémonies et où Jean-Marie
Benoist proclame sa mort[33], n’est pas sans courage, ni réelle
portée politique de ce fait même. Mais cette portée
provient largement de cette opposition à un contexte extérieur,
qui rend désormais coupable tout rapport à Marx, bien
plus qu’elle n’est liée à une élaboration
spécifiquement politique. La preuve en est qu’on doit
ajouter à ce positionnement connu, d’autres remarques,
à peine antérieures, mais beaucoup plus substantielles
et d’une tonalité toute différente. Ainsi, dans
le cours du 28 mai 1973, Deleuze expose les trois différences
qui séparent Guattari et lui de ce qu’il nomme le «
marxisme ». La première différence est «
que le marxisme pose les problèmes en termes de besoin ;
au contraire notre problème se posait en termes de désir
». La seconde concerne l’idéologie : «
il n’y a pas d’idéologie, il n’y a que
des énoncés d’organisation de pouvoir ».
Et la
troisième porte sur le double mouvement caractéristique
du marxisme, récapitulation et développement. Et Deleuze
ajoute : « je crois que ces trois différences pratiques
qui font que notre problème n’a jamais été
celui d’un retour à Marx, bien plus, notre problème
c’est beaucoup plus l’oubli, y compris l’oubli
de Marx. Mais, dans l’oubli de petits fragments surnagent
»[34].
Comment l’affirmation du fait d’être «
resté marxiste » peut-elle s’accompagner sans
contradiction de cet étrange constat de naufrage ? Pour lever
le paradoxe, il faut alors considérer que « rester
marxiste » signifie non pas tant maintenir une référence
théorique à utiliser et étudier comme telle,
que jouer d’un marqueur avant tout politique, au sens restreint
du terme, qui fonctionne dans le paysage très rapidement
changeant de la période 60-90, et cela de façon très
diverse : d’abord synonyme d’inscription dans un champ
philosophique où la référence à Marx
et au marxisme est une constante ou du moins une banalité,
la mention revendiquée d’une obédience apparaît
rapidement, dès le milieu des années 1970 et plus
encore dans les années 1990, comme le refus d’un abandon
ou d’un reniement, à l’heure ceux-ci sont devenus
la norme idéologique. A cet égard, Deleuze et Guattari
sont parmi les rares figures intellectuelles du moment qui font
montre d’une résistance obstinée à l’air
du temps, dont les déclarations de marxisme sont à
entendre comme un refus sans concession d’accompagner ce brutal
renversement de tendance et de suivre l’exemple des reconversions
cyniques et libérales de quelques anciens soixante-huitards.
Mais, à ce refus de tourner casaque, il faut ajouter que
la référence à Marx est loin de signifier une
inscription dans une tradition marxiste, quelle qu’elle soit.
Et c’est en ce point que le souvenir de Marx, qui ressemble
parfois à une forme de persistance rétinienne, peut
coïncider très exactement et sans contradiction avec
son « oubli ». Qu’à cet oubli échappent
un nom et certains concepts ne dit que mieux le reflux en cours,
le retrait général d’une conceptualité
et d’une certaine définition du travail théorico-politique
à travers le maintien même de la référence
à celui-là même -Marx- qui voulut l’impulser.
Cette affirmation peut s’appuyer sur deux aspects de la pensée
de Deleuze. D’une part, la façon dont la mention des
oeuvres et des concepts de Marx est précisément effectuée
dans son oeuvre, et en particulier dans Capitalisme et schizophrénie.
En second lieu, on rencontre bien chez lui une théorie de
l’oubli, qui éclaire ce complexe rapport à Marx.
Commençons par ce second point, qui permet de mieux comprendre
comment la permanence d’une référence s’accompagne
de l’effondrement de son référent même,
non pas l’oeuvre marxienne bien entendu, mais une certaine
alliance du travail théorique et de l’action politique
que le terme de révolution, entre autres choses, désigne
ou désignait.
Concernant l’oubli, la conception deleuzienne de l’histoire
s’alimente à une source bien déterminée
: Nietzsche, bien sûr, qui fait de cet oubli un concept élaboré
et central. Il est banal de dire que toute la conception du désir
s’alimente à cette lecture, combinée à
celle de Spinoza, pour penser la puissance et la productivité
de l’être, en rejetant tout ce qui relève d’un
découpage en instances superposées, de la division
entre superstructure et infrastructure (même si Marx parle
lui de base, ce qui est bien différent), du pouvoir opposé
au désir. Alain Badiou, qui en ce domaine parle d’or,
va jusqu’à affirmer, dans l’ouvrage qu’il
consacre à Deleuze, que « le siècle aura été
ontologique »[35]. Et Deleuze procède en effet à
une lecture d’abord ontologique et quasi-métaphysique
de Marx, l’inscrivant sans heurt au sein d’une tradition,
celle de la philosophie politique [36].
Dès lors, Marx et Nietzsche deviennent compatibles, commensurables,
non pas tant à l’aune de la politique qu’ils
induisent (et Deleuze n’envisage jamais Nietzsche sous l’angle
d’une forme d’engagement pourtant bien réel[37]),
mais par le goût de la philosophie qu’ils auraient en
commun, par le jeu de leur commune ontologisation qui en élude
l’ancrage proprement historique : confrontée à
celle qui se voit attribuée à Marx, la métaphysique
de Nietzsche apparaît alors prometteuse de bien plus de libération
et porteuse d’une charge subversive bien supérieure.
Mais sans doute est-ce parce que Nietzsche se situe d’emblée
sur le terrain d’une ontologie que Deleuze lui consacre un
livre, dont la dimension spécifiquement politique réside
intégralement mais seulement dans la thématique violemment
anti-hégélienne et anti-dialectique de l’ouvrage.
Pendant de L’Anti-OEdipe, cette Anti-Dialectique est en même
temps un commentaire savant et somme toute très proche de
ce que produit l’université française dans ce
domaine, mise à part une qualité d’écriture
et d’analyse qui le distingue de bien des productions de ce
type, mais partageant avec elles la même évidence admise
qu’une pensée philosophique s’éclaire
par le seul agencement de ses concepts, par son déploiement
autonome sur ce que Deleuze appellera par la suite un « plan
d’immanence ». Pour sa part, Emile Bréhier avait
en son temps théorisé les principes d’une «
lecture interne », tandis Martial Guéroult abordait
les philosophies de Descartes ou de Spinoza comme un monde à
part entière, construit et explicable selon le seul «
ordre des raisons »[38].
Et si l’on admet que la philosophie est à elle-même
sa propre clé, l’immanence est précisément
ce que théorise Nietzsche contre tous les dualismes et contre
la dialectique hégélienne. C’est par un jeu
métaphorique de mise en contraste que Nietzsche, philosophe
analogique s’il en est, permet à Deleuze de faire de
Hegel le repoussoir de toutes les théories de la vie et de
la puissance, aperçues sous l’angle lumineux du désir
et non sur le terrain du vitalisme réactionnaire et biologisant
où elles puisent néanmoins et en partie leur inspiration[39]
! Comble de paradoxe, mais bien sûr infiniment séduisant
par l’anti-doxa apparemment audacieuse qu’il véhicule,
la dialectique serait une pensée du ressentiment, la philosophie
même de la conscience malheureuse, dont Deleuze laisse entendre
qu’elle est pour Hegel lui-même la figure tutélaire
de de son oeuvre. Le soin apporté à la lecture de
Nietzsche contraste avec la désinvolture avec laquelle est
brossé le portrait d’un Hegel réactif et pour
tout dire nihiliste. Le propos est une fois encore sidérant
et la dénonciation de la dialectique semble se nourrir de
sa méconnaissance résolue : la négation comme
peur de l’affirmation, comme dénégation, devient
la clé de toute dialectique. En un sens, le rapport à
Marx se joue en grande partie dans ces pages dont nul ne s’offusque
mais qui participe elles, de cette longue tradition française
de lutte contre la pensée hégélienne et marxienne,
et dont la simplification, la diffamation et l’imputation
gratuite sont les armes les plus communes. Ce procédé
deleuzien est peu souligné[40] : pourtant, pas une citation
de Hegel ou de Marx n’accompagne ce procès en hérésie.
Partout, la présentation des thèses hégéliennes
inclut comme évidence et préalable leur condamnation
expéditive et dédaigne l’analyse précise
: « la dialectique se nourrit d’oppositions parce qu’elle
ignore les mécanismes différentiels autrement subtils
et souterrains »[41]. Le ton est celui de la diatribe :
« La découverte chère à la dialectique
est la conscience malheureuse, l’approfondissement de la conscience
malheureuse, la solution de la conscience malheureuse, la glorification
de la conscience malheureuse et de ses ressources. Ce sont les forces
réactives qui s’expriment dans l’opposition,
c’est la volonté de néant qui s’exprime
dans le travail du négatif. La dialectique est l’idéologie
naturelle du ressentiment, de la mauvaise conscience. Elle est la
pensée dans la perspective du nihilisme et du point de vue
des forces réactives. D’un bout à l’autre
elle est pensée fondamentalement chrétienne »[42].
Au total, on ne saura jamais ce que veulent dire négation,
opposition et contradiction pour Hegel et on pensera que la notion
de différence lui est inconnue, en dépit d’une
ultime et feinte concession : « la dialectique hégélienne
est bien réflexion sur la différence, mais elle en
renverse l’image. A l’affirmation de la différence
en tant que telle, elle substitue la négation de ce qui diffère
; à l’affirmation de soi, la négation de l’autre
; à l’affirmation de l’affirmation, la fameuse
négation de la négation »[43]. Pourtant, dans
la Doctrine de l’Essence, second livre de la Science de la
logique, Hegel confère à la différence un rôle
essentiel précisément dans la mesure où c’est
l’unité de l’identité et de la différence
qui permet la détermination de l’essence, comme étant
elle-même le procès négatif et réflexif
de sa propre différentiation. Faute de quoi, ce sont les
notions d’identité et de différence qui demeurent
des généralités vides. C’est pourquoi
« la détermination proprement dite est la différence
»[44]. L’apologie généralisée de
la différence serait donc, aux yeux de Hegel, la rechute
au niveau d’une catégorie d’entendement, conception
qui, même si on la réfute, mérite qu’on
la prenne de façon exacte en considération.
Plus généralement, une telle approche permet d’éluder
le fait que la négation hégélienne n’est
aucunement une mystérieuse puissance négatrice à
l’action dissolvante, mais négation déterminée,
moment propre de la chose et donc principe de sa concrétude.
Critiquer l’idéalisme hégélien de façon
précise, c’est d’abord éviter de lui attribuer
des thèses qui lui sont étrangères. Mais c’est
précisément cette critique, et celle qu’en l’occurrence
Marx a lui-même entreprise, que Deleuze récuse en bloc
par le moyen de cette attaque en règle contre des généralités
qu’il a beau jeu de présenter comme détestables
: qui voudrait se réclamer du « négatif »,
trivialement conçu ? « L’affirmation de l’affirmation
» n’est pas un concept mieux défini, mais il
a pour lui de susciter tout de suite la sympathie. D’autre
part, et par suite, c’est la critique marxienne de la dialectique
hégélienne qui tombe elle-même sous le coup
d’une critique si dévastatrice et sans qu’il
semble nécessaire, là non plus, de s’y arrêter
longuement.
Dans des pages étonnantes, Deleuze formule une question
rhétorique, dont on ne sait si elle atténue ou aggrave
la condamnation qu’elle accompagne. Le raisonnement se construit
en deux temps : une fois admis que la dialectique hégélienne
est quelque chose comme une maladie, Deleuze passe aux descendants
de Hegel et notamment à Stirner. Stirner est celui qui reconduit
la dialectique à sa vraie place, celle d’une sophistique
procédurière. Chez Stirner, c’est finalement
le moi qui détruit tout : en ce sens « Stirner est
le dialecticien qui révèle le nihilisme comme vérité
de la dialectique »[45]. Son mérite est d’avoir
compris que la dialectique ne renvoie ultimement qu’au moi,
et c’est sur ce terrain que Marx intervient à son tour.
Le passage mérite d’être cité :
« Marx élabore sa fameuse doctrine du moi conditionné
: l’espèce et l’individu, l’être
générique et le particulier, le social et l’égoïsme
se réconcilient dans le moi conditionné suivant les
rapports historiques et sociaux. Est-ce suffisant ? Qu’est-ce
que l’espèce et qui est l’individu ? La dialectique
a-t-elle trouvé son point d’équilibre et d’arrêt,
ou seulement un dernier avatar, l’avatar socialiste avant
l’aboutissement nihiliste ? Difficile en vérité
d’arrêter la dialectique et l’histoire sur la
pente commune où elles s’entraînent l’une
l’autre : Marx fait-il autre chose que marquer une dernière
étape avant la fin, l’étape prolétarienne
? »[46].
Rien n’y fait donc, la dialectique est entraînée
dans une cascade de négations, qui la domine elle-même,
et qui fait que, subjective ou objective, elle succombe à
l’auto-destruction dont elle n’est que le discours inconscient
et imprudent.
III. La révolution, l’histoire, la philosophie
Là encore l’extrême généralité
du propos permet à Deleuze de forger un motif anti-dialectique
qui peut s’insérer partout, dont on trouve régulièrement
la marque dans son oeuvre et qui détermine en grande partie
sa lecture de Marx. « Ce que je détestais avant tout,
c’était le hégélianisme et la dialectique
»[47]. La conséquence est que, tantôt, il faut
opérer la « libération de Marx à l’égard
de Hegel »[48], tantôt il faut associer dans la même
critique Freud, Marx et la bourgeoisie, à cause de leur conception
partagée de l’histoire. Dans le premier cas, Deleuze
répond qu’Althusser s’en occupe. Dans le second,
la critique redevient dévastatrice au point que « rester
marxiste » semble véritablement impraticable, sauf
à demeurer assez niais et un peu aigri. En effet, deux notions
sont pour Deleuze à pourchasser, qui demeurent distinctes
même si elles sont fortement articulées, celle de développement
et celle de mémoire. « Même l’activité
révolutionnaire devrait procéder à cette capitalisation
de la mémoire des formations sociales. C’est si l’on
veut le côté hégélien conservé
par Marx, y compris dans le Capital »[49], affirme Deleuze.
A la mémoire, et à ce surprenant « capital »
des révolutions, il oppose par ailleurs et de nouveau l’apologie
nietzschéenne de l’oubli.
La critique de la notion de développement se situe sur le
même terrain, celui d’une théorie de l’histoire
auquel Deleuze oppose la discontinuité et la créativité
affirmative : « le marxisme comme la psychanalyse est pénétré
d’une certaine idéologie du développement »[50].
Plus loin il ajoute :
« Alors que la culture bourgeoise a toujours parlé
à l’intérieur de son développement […]
la contre-culture retrouve aujourd’hui l’idée
que, si nous avons quelque chose à dire, ce n’est pas
en fonction de notre développement quel qu’il soit,
mais en fonction et à partir de notre sous-développement.
La révolution ne consiste pas du tout dans le fait de s’inscrire
dans le mouvement de développement et dans la capitalisation
de la mémoire, mais dans le maintien de la force d’oubli
et de la force de sous- développement comme forces proprement
révolutionnaires »[51].
Et de fait, l’élaboration d’une contre-culture
philosophique est le projet le plus fondamental de Deleuze, projet
paradoxal tout aussi bien, puisque certaines références
se voient finalement substituées à d’autres,
mais il s’agit d’abord de se démarquer systématiquement
de toutes les références dominantes, et Marx en est
une.
Mais se démarquer n’est justement pas se débarrasser,
et la proximité constante, manifestement respectueuse mais
secrètement bagarreuse, de Deleuze avec l’oeuvre de
Marx se comprend à la lumière de cette critique poursuivie
et de cette proximité tout à la fois assumée
et refusée, qui s’intéresse bien moins aux textes,
qu’à la production d’une contre-pensée,
d’un contre-marxisme, qui n’a rien d’un anti-marxisme,
mais rien d’un autre marxisme non plus, et cela pour des raisons
politiques et théoriques fondamentales. Et à cet égard,
« rester marxiste » doit s’entendre comme le fait
de construire au plus près de Marx mais en décalage
perpétuel avec lui une analyse qui invente d’autres
mots et d’autres concepts en tous les points nodaux de l’analyse
marxienne du capitalisme. Et c’est à ce niveau que
se révèle le rapport lui aussi complexe et contradictoire
de Deleuze à la philosophie, à l’université,
à la politique.
Selon les cas, Deleuze procède au rejet explicite de certaines
des notions cardinales attribuées au marxisme ou élaborées
par Marx, à la critique plus nuancée mais jamais être
précise d’autres notions et à l’évacuation
non signalée de certains concepts (aliénation, luttes
des classes, communisme, en particulier). Ce rejet et cette critique
dessinent les linéaments d’une autre philosophie et
d’une toute autre conception de la politique et de la révolution.
Rappelons certaines des thèses les plus polémiques
à cet égard, qui parsèment son oeuvre : il
n’y a pas d’idéologie[52], toute représentation
dévoie l’action[53], « la véritable histoire,
c’est l’histoire du désir »[54], l’alternative
n’est pas entre marché et planification[55], mais elle
se trouve du côté « des charges souterraines,
schizophréniques, et révolutionnaires »[56],
il n’y a pas de dialectique, « l’histoire ne passe
pas par la négation, et la négation de la négation,
mais par la décision des problèmes et l’affirmation
des différences »[57], une société ne
se définit pas par ses contradictions mais par ses lignes
de fuite[58], le désir est premier, « le visage est
une politique »[59], le capitalisme ne définit plus
des classes mais des individus moléculaires ou molécularisés,
c’est-à-dire de « masse », il faut passer
à une micro-politique[60], « nous définissons
les formations sociales par des processus machiniques, non par des
modes de production »[61], etc.
Il ne s’agit pas de réduire à ces quelques
formules la pensée de Deleuze, mais à travers cette
liste, d’ailleurs incomplète, de faire percevoir ce
constant travail qui consiste, au plus près de Marx ou d’un
certain marxisme, à en subvertir le sens en déplaçant,
décalant, contrariant des énoncés jugés
trop pauvres et trop simples. Si la démarche n’a par
elle-même rien de contestable, si ce n’est le silence
sur les opérations qu’elle engage, et si elle produit
en effet une forme d’invention théorique singulière
qui est la marque propre et la richesse indéniable de la
pensée de Deleuze, on peut cependant la confronter à
elle-même, non pas seulement à la revendication de
marxisme, on l’a vu, mais aussi à une définition
de l’activité de penser dans son rapport à la
pratique, à une certaine conception de la philosophie donc
et à un type d’engagement ou de désengagement
politique tout aussi bien.
Il est intéressant de s’arrêter à nouveau
sur des procédés stylistiques qui sont l’occasion
de cette invention théorique particulière et le moyen
de ce décalage, tout particulièrement lorsqu’il
s’agit de Marx. La pensée de Deleuze, on l’a
dit, procède souvent par analogies, glissements, déplacements,
au point qu’une écriture singulière et un style
reconnaissable en résultent, qui sont tout autant une façon
de penser. Deleuze ne construit pas de système mais décale,
généralise et métaphorise, suggère et
contourne, mentionne et survole, esthétise[62]. L’impression
que de stupéfiantes découvertes s’y jouent vaut
notamment au niveau de tous les textes qui convoquent des termes
lourdement « marxistes » en les parant soudain d’un
lustre nouveau et d’une profondeur fascinante, et dont la
compréhension demeure en attente. On rencontre par endroits
un marxisme à la fois aisément repérable à
certains de ces termes-clés, qui sont moins des concepts
que des signaux, aussitôt rendus méconnaissables et
inouïs par l’adjonction de concepts étrangers
qui en déboîtent la logique ordinaire et « bien
connue ». On lit, par exemple, dans Mille Plateaux :
« Bref, les flux codés “libérés”
dans la science et la technique par le régime capitaliste
engendrent une plus-value machinique qui ne dépend pas directement
de la science et de la technique elle-mêmes, mais du capital,
et qui vient s’ajouter à la plus-value humaine, en
corriger la baisse relative, toutes deux constituant l’ensemble
de la plus-value de flux qui caractérise le système
»[63].
Ou bien la « plus-value machinique » est une innovation
théorique qui vaut comme objection majeure et définitive
à la conception marxienne de la valeur et il faudrait la
construire précisément, ou bien c’est un à-peu-près
qui engendre seulement l’impression qu’une réflexion
puissamment novatrice sous-tend ce type d’énoncé[64].
Mais la complexité seulement affirmée, la surenchère
dans l’affirmation de ce que, jusque-là on n’avait
pas compris ni même aperçu, et surtout pas Marx ni
le « marxisme », produit justement l’impression
que le texte est plus littéraire qu’analytique, traversé
d’intuitions fulgurantes qui dédaignent tout étayage
argumentatif, et que la pose novatrice remplace parfois la construction
besogneuse. On peut s’arrêter sur autre un passage de
Mille Plateaux où il est question des agencements que Deleuze
substitue aux modes de production :
« Sous son aspect matériel ou machinique, un agencement
ne nous semble pas renvoyer à une production de biens, mais
à un état précis de mélange des corps
dans une société, comprenant toutes les attractions
et répulsions, les sympathies et les antipathies, les altérations,
les alliages, les pénétrations et expansions qui affectent
les corps de toutes sortes les uns par rapport aux autres. Un régime
alimentaire, un régime sexuel règlent avant tout des
mélanges de corps obligatoires, nécessaires ou permis
»[65].
Un monde s’ouvre, et la « production de biens »
paraît une pauvre et sèche abstraction au regard de
l’accumulation de termes physiques, chimiques, technologiques
qui suggèrent une complexité bien supérieure
et se présentent néanmoins comme « état
précis » qui reste à décrire ! Mais de
quoi s’agit-il : avant tout de la thèse majeure et
fondamentale qui veut que le désir détermine l’histoire.
Enoncé si poétiquement, le pouvoir d’évocation
d’une telle thèse relègue tout énoncé
analytique au rang de découpage inepte et d’extrême
indigence intellectuelle. Mais qu’apprend-on au juste ici
sur ce qu’est une société ? On doit plutôt
en conclure que le marxisme de Deleuze est, au moins par endroit,
un ensemble de thèses « classiques » et figées,
qui s’ornementent et se compliquent sans cesse de leur réfutation,
jamais explicite et jamais directement adressée à
Marx lui-même. Que Capitalisme et Schizophrénie se
composent de deux si forts volumes montre à quel point cette
contradiction-là est motrice d’un discours qui se poursuit
sans fin lui-même ! Et le plaisir bien réel qu’on
prend à lire Deleuze s’apparente fort, parfois, à
celui qu’on éprouve à l’écoute
d’une fugue. La révolution est l’un de ces motifs,
sans cesse résurgent, mais ne renvoyant jamais, dorénavant,
à autre chose qu’à l’ensemble des variations
sur ce thème. Une ritournelle.
Conclusion
Qu’est-ce que la philosophie ? C’est cette question
qui, au total, semble hanter toute l’oeuvre deleuzienne, tant
son classicisme maintenue y côtoie sa constante dénégation,
tant la référence subtile s’y présente
comme invention et redécouverte : « le concept lui-même
abandonne toute référence pour ne retenir que des
conjugaisons et des connexions qui constituent sa consistance »
ou encore : « le concept se définit par sa consistance,
endo-consistance et exo-consistance, mais il n’a pas de référence
: il est auto-référentiel, il se pose lui-même
et pose son objet en même temps qu’il est créé
»[66]. De tels énoncés, s’ils posent aussi
la question du matérialisme[67], concernent, à ce
titre même mais avant tout, le rapport à la politique,
d’ailleurs remarquablement absente de cet ouvrage tardif qu’est
Qu’est-ce que la philosophie ? alors même qu’il
confronte la philosophie à l’art et à la science.
C’est pourquoi la révolution chez Deleuze est d’abord
un concept, qui fait transiter la question de la politique sur le
terrain d’une métaphysique, tout en continuant à
jouer de ses résonances les plus concrètes, et en
dramatisant, par les échos lointains, mais violents et sourds,
que continue de charrier un mot comme celui-là en France,
la sérénité d’une ontologie. Mais il
faut aller plus loin : le paradoxe deleuzien s’avère
être bien plutôt une contradiction, qui traverse sa
réflexion sans s’y enraciner, percolant l’ensemble
de la réalité sociale, politique et idéologique
du moment et lui faisant retour.
Car il ne s’agit nullement d’accuser Deleuze de renoncements
coupables : ce serait oublier à quel point la persistance
de la thématique révolutionnaire en théorie
est tributaire de la construction d’alternatives en dehors
d’elle. Mais il s’agit alors de lire son oeuvre en faisant
infraction à la thèse d’une autonomie du discours
philosophique et d’une neutralité de l’institution
universitaire de son enseignement, marges comprises. Tout le mérite
de Deleuze réside en un sens dans le maintien d’une
visée contestatrice, d’un vocabulaire aussi, d’une
référence positive et fréquente à Marx,
alors qu’il appartient lui-même à une époque
de crise et de retournement, à cet égard. Renonçant
aux certitudes embaumées d’un marxisme officiel ou
d’un gauchisme tonitruant, il s’efforce bien de maintenir
ouverte la perspective d’une critique du capitalisme et d’un
refus de tous les conformismes à un moment où bien
des efforts en sens contraire visent à refermer la porte,
à exorciser le spectre de Mai 68, à définir
désormais par l’antitotalitarisme de salon et la détestation
professionnelle de Marx un engagement politique, certes bien réel,
mais sans alternative permise et qui, du coup, se présente
benoîtement comme « mort des idéologies »
et refus des « idées de sang »[68].
Pourtant, le possible deleuzien n’est jamais un projet et
demeure la possibilité abstraite d’autres choix de
vie[69]. Dans la présentation inaugurale qui ouvre Pourparlers,
Deleuze affirme que la philosophie n’est pas une puissance
et que, pour cette raison, « elle ne peut pas engager une
bataille avec les puissances » mais doit se contenter d’une
guérilla, guérilla qui traverse chacun de nous[70]
et qui repousse à l’infini l’horizon d’un
dépassement historique réel. Retour du proudhonisme
philosophique[71] ? En tout cas, le diagnostic est largement partagé,
hier comme aujourd’hui. On l’a dit, la cause en est,
pour une part, située du côté de l’histoire
de la société française depuis 68, de ses multiples
mutations, dans le mouvement complexe de ses luttes et des oscillations
de la conscience de ses divers acteurs, dans l’incapacité
du PCF à prendre la mesure de 68, dans son refus d’accompagner
la contestation ouvrière au-delà de sa dimension syndicale,
à quoi s’ajouta l’incapacité parallèle
des mouvements gauchistes à participer à la construction
d’un front hégémonique et leur enfermement dans
un activisme sans lendemain. La droite et l’ensemble des classes
dirigeantes se ressaisirent bien plus rapidement et parvinrent sans
grand mal à se rallier une partie des anciennes figures de
proue de la contestation étudiante, alors que dans le même
temps une CFDT très active politiquement et se nourrissant
des réflexions, conduites notamment dans le cadre de la revue
Esprit, élabora efficacement la perspective d’une «
deuxième gauche » autogestionnaire, qui fut vite en
mesure de séduire et de recycler, au sein d’une social-démocratie
« relookée », une autre partie des acteurs de
68. La crise économique, éclatant au début
des années 1970, accéléra la recomposition
politique et rendit possible la progressive montée des thèses
et des choix libéraux, transforma de la gestion du procès
de travail et fit naître un nouveau mode d’accumulation,
permettant la révision unilatérale du compromis social
antérieur, puis l’assaut final des politiques de démantèlement
de l’Etat social, au lendemain de la « divine surprise
» d’une désagrégation éclair des
pays socialistes, et en dépit de moments de mobilisation
et de contestation puissantes, et dont le résultat du référendum
concernant le traité constitutionnel européen est
l’épisode le plus récent, remobilisation fortement
grevée par la crise de la « gauche » et par la
recomposition syndicale en cours…
Ces faits sont connus et, en dépit de cette lecture trop
linéaire et lacunaire, la continuité des années
1960 à nous s’avère à la fois évidente
et complexe. On peut alors ajouter que l’échec d’une
transformation historique vraiment radicale, révolutionnaire
précisément en tant qu’elle initie le passage
politique à l’instauration d’un mode de production
non capitaliste, tient aussi à la force propre des convictions
et des idées, à l’affrontement organisé
des constructions politiques et des représentations théoriques
qu’en fournissent et qu’en cristallisent les médias,
petits et grands, mais aussi la philosophie et les sciences sociales[72],
ainsi que les formes diverses, collectives, d’élaboration
et de propagation d’une pensée spécifiquement
politique, dans le feu des mobilisations populaires et dans le cadre
des structures existantes. Des analyses ainsi construites et diffusées,
mais aussi censurées et déformées, de la compréhension
des mutations en cours ainsi permises ou empêchées,
et de la construction de la révolution comme perspective
sociale et politique concrète, débarrassée
de tout folklore mais non pas de toute histoire, au sein de ce qui
devrait être un réel affrontement théorique
et politique, dépendent aussi l’orientation des mouvements
sociaux et politiques, le processus d’une constante politisation
du social précisément. Au rebours de cette perspective,
la recomposition politique, des années 1960 à nous,
fut une recomposition idéologique régressive de grande
ampleur, dont les acteurs majeurs furent bel et bien « engagés
», en un sens au fond très classique et très
consciemment partisan. Il faut donc s’y résoudre :
c’est bien la seule alliance de la pensée et de la
révolution qui entrèrent en crise au cours de cette
séquence historique.
De ce point de vue, la « philosophie politique » de
Deleuze, qui peut sembler bien étrange au premier abord,
se révèle au fond très significative d’une
histoire complexe, et tout spécialement de l’histoire
de la philosophie et de son enseignement en France, charriant et
décalant les enjeux politiques du moment, dont elle échoue,
par impuissance mais aussi par vocation, à conceptualiser
précisément la nature :
maintenant l’actualité de Marx et la pertinence du
mot « révolution », Deleuze en refonde la portée
et en déplace le sens au point qu’ils ne visent plus
à être des outils de compréhension du réel
et des ferments des bouleversements en cours, mais plutôt
à se faire l’accompagnement, presque nostalgique, de
leur retrait politique même : des événements
discursifs, fort paradoxaux si l’on songe que le mot «
révolution » consonne finalement avec l’obsolescence
de sa visée globale et que la référence à
Marx coïncide avec la désertion de ses champs de recherche
et d’intervention. La question de l’engagement est transformée,
certes, mais sans être thématisée autrement
que sous la bannière de sa -plus modeste mais plus efficace,
dit-on- miniaturisation en une micro-politique spécifique
d’intellectuels spécifiques. Le travail et ses mutations
en cours ne sont plus des objets de recherche même si la question
des agencements et des machines en effleurent encore le domaine
déserté et la centralité contestée.
Ainsi, le rôle de l’Etat, alors même qu’il
se trouve radicalement et très précisément
redéfini, selon des logiques dont la compréhension
est politiquement décisive, n’est-il pensé que
selon les axes d’une histoire universelle, où il est
d’abord opposé au marché, et cela au moment
même où les classes dirigeantes en organisent, par
son intermédiaire, la fulgurante expansion !
Paradoxalement, c’est le rapport maintenu de Deleuze à
Marx qui fait le mieux percevoir le retrait d’une conception
du travail théorique dont il fut le promoteur. En devenant
philosophique et conceptuelle, la mention de Marx enfreint certes
un interdit asphyxiant, mais elle correspond aussi au déclin
universitaire, éditorial, médiatique, politique d’une
pensée qui se voulut conséquente, jusqu’en ses
effets politiques et surtout à partir d’eux, comme
présupposés de son efficience même. Et c’est
cet ultime paradoxe-là qui se retourne alors en une contradiction
bien vivante : car c’est bien cette unité d’une
pensée et de sa visée historique que dit et persiste
à dire le terme de révolution, derrière et
en dépit de toutes ses mutations conceptuelles, par la puissance
politique maintenue de sa nomination. Même si un écho
n’est pas un concept, et moins encore un projet. Toute l’ambiguïté
de l’usage deleuzien du mot se trouve situé là,
sur le terrain de cette unité indémontrable entre
une théorie qui se construit et une pratique qui se cherche,
bien au-delà de ce qui en est dit dans les oeuvres de Deleuze
et Guattari : la révolution n’est pas un concept aussi
et surtout parce qu’elle excède toutes ses conceptualisations
et parce que le mot demeure habité d’une dialectique
qui, quoi qu’on en dise, se révèle inexpulsable.
En ce sens, le maintien de la référence à Marx
et du mot de « révolution », en présence
même de l’affaissement ou de l’enfouissement de
la perspective de son actualisation concrète, continue aussi
de désigner son vide mais aussi son manque, d’en dessiner
le lieu et d’en dire l’exigence, de maintenir vaille
que vaille une actualité et d’inciter à une
reprise qui ne soit pas seulement philosophique sans cesser d’être
théoricienne. Après tout, et pour filer la métaphore
deleuzienne, on peut considérer que ce qui continue ainsi
d’émerger à la surface, fragmentaire et méconnaissable,
suscite d’autant plus la curiosité et indique utilement
les directions dans lesquelles il convient de creuser ! C’est
en ce sens, à distance de toute orthodoxie et de toute allégeance,
qu’on peut aussi lire Deleuze aujourd’hui.
************
[1]. Gilles Deleuze, Pourparlers. Paris : Éd. de Minuit,
1990, p. 7 et p. 232.
[2]. Gilles Deleuze & Félix Guattari, Qu’est-ce
que la philosophie ?. Paris : Éd. de Minuit, 1991, p. 104.
[3]. De ce point de vue, l’entretien de 1972 entre Deleuze
et Foucault, intitulé « les intellectuels et le pouvoir
» fait à lui seul figure de manifeste politique : la
théorie est une pratique « mais locale et régionale,
comme vous le dites : non totalisatrice » répond Foucault
à Deleuze. La thématique marxiste ou marxisante de
l’alliance entre théorie et pratique s’y voit
maintenue mais tout aussitôt hypothéquée par
le refus de toute conception globale ou totalisante. Mais, d’une
part, l’engagement politique de Deleuze bien moindre que celui
de Foucault, concerne principalement à sa participation au
Groupe d’information sur les prisons (GIP) et au soutien apporté
en 1980 à la candidature de Coluche. D’autre part,
Il est frappant de constater à quel point le refus d’un
l’engagement intellectuel traditionnel s’y combine à
une phraséologie « prolétarienne », Deleuze
lui-même concluant l’entretien par cette phrase «
toute défense ou attaque révolutionnaire partielle
rejoint […] la lutte ouvrière » (L’île
déserte et autres textes. Paris : Éd. de Minuit, 2002,
p. 298). Mais c’est la seule occurrence d’une «
lutte ouvrière » qui n’est jamais mentionnée
dans le reste de son oeuvre, comme si une rhétorique persistait
et surnageait, tout spécialement dans les interviews, au
moment même et à l’endroit précis où
une tradition antérieure s’engloutit, celle d’un
engagement militant de philosophes, s’inscrivant délibérément
dans le champ politique, même si c’est de façon
complexe, comme Sartre, Merleau-Ponty ou Aron.
[4]. Quant au diagnostic de l’atonie, il est lui-même
à rapporter à une réalité éditoriale
et médiatique qui fonctionne comme une puissante censure,
et qui fait périodiquement ses choux gras de la déploration
de ce qu’elle engendre, « mort des idéologies
» et « silence des intellectuels », il est toujours
utile de le rappeler.
[5]. Antonio Negri fait de la pensée de Deleuze une référence
majeure tandis que Michael Hardt, qui participa activement à
son introduction aux Etats-Unis, notamment sous l’angle de
sa dimension politique, opère significativement la jonction
des thématiques de la puissance et de la multitude, via la
référence à Marx et à un spinozisme
allusif : « The multitude is assembled through this practice
as a socialbody defined by a common set of behaviors, needs and
desires. This is Deleuze’s way of grasping the living forces
of social order, just likeMarx’s living labor that refuses
to be sucked dry by the vampires set in flight by capital. And this
quality of living is defined both by the power to act and the power
to be affected : a social body without organs » (Michael Hardt,
Gilles Deleuze : An Apprenticeship in Philosophy. Minneapolis :
University of Minnesota Press, 1993, p. 121-122).
[6]. C’est une telle lecture que suggère d’ailleurs
Deleuze lui-même, parlant dans un entretien de 1980de la «
période sèche » du présent, et l’opposant
à la période précédente : « après
Sartre, la génération à laquelle j’appartiens
me semble avoir été riche (Foucault, Althusser, Derrida,
Lyotard, Serres, Faye, Châtelet, etc.) ». (Pourparlers.
Paris : Éd. de Minuit, 2003, p. 41) Dans ces listes souvent
proposées et à géométrie variable, on
peut noter qu’apparaît rarement le nom d’Henri
Lefebvre et moins encore ceux de Lucien Sève et d’Ernest
Mandel, auteurs dont la créativité théorique
n’est pas moindre, mais qui s’inscrivent dans des formes
d’engagement politique plus « classiques », tacitement
jugées anachroniques et disqualifiantes.
[7]. C’est Felix Guattari, bien plus que Deleuze, qui pratiquera
toute sa vie une activité militante intense : d’abord
trotskyste, animant legroupe oppositionnel « Voie communiste
» de 1955 à 1965, il participera activement aux luttes
anti-colonialistes, puis apportera son soutien aux « autonomes
» italiens, fondera en 1977 le CINEL pour de « nouveaux
espaces de liberté » et rejoindra dans les années
80 le courant écologiste en théorisant l’ «
écosophie ». À quoi s’ajoute bien entendu
sa pratique anti-psychiatrique, notamment en collaboration avec
Jean Oury dans le cadre de la clinique de La Borde. Ce sont les
oeuvres écrites en commun par lui et Gilles Deleuze qui présentent
de la façon la plus marquée une dimension politique
et qui maintiennent la thématique révolutionnaire.
[8]. Gilles Deleuze, Pourparlers, p. 231.
[9]. Ibid., p. 232.
[10]. Ibid.
[11]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, L’Anti-OEdipe.
Paris : Éd. de Minuit, 1973, p. 37.
[12]. Alain Badiou fait de la notion deleuzienne de vie l’axe
de sa critique à l’égard d’une conception
politique qui perd sa spécificité. Sur cette question,
cf. Nicholas Thoburn, Deleuze, Marx and Politics. London : Routledge,
2003.
[13]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, L’Anti-OEdipe,
p. 41.
[14]. Fredric Jameson écrit : « We will therefore
describe the New Historicism as a return to immanence and to a prolongation
of the procedures of « homology » wich eschews homology’s
theory » (Postmodernism or The Cultural Logic of Late Capitalism.
London : Verso, 1991, p. 188). La remarque est tout à fait
pertinente ici, même si elle vise l’historien américain
Walter Benn Michaels. Mais en tant qu’elle prend place dans
une analyse du discours théorique postmoderne, elle concerne
plus largement un courant de pensée auquel on peut indéniablement,
par certains aspects de sa pensée, rattacher Deleuze, même
si Jameson lui-même ne le fait pas et sans que l’on
puisse ici discuter plus avant la catégorie de postmodernité.
[15]. Ibid., p. 258.
[16]. Ibid., p. 262.
[17]. Ibid., p. 265-266.
[18]. Ibid., p. 267.
[19]. Ce qui est une clé fondamentale pour comprendre la
façon dont Deleuze conçoit l’action politique
: elle ne peut jamais avoir pour bjet la question du pouvoir conçu
autrement que comme répression et contrôle, ce qui
exclut d’entrée de jeu l’analyse des contradictions
et des luttes sociales qui entourent et traversent l’instance
étatique elle-même et l’ensemble des institutions
politiques et sociales.
[20]. Cf. notamment l’introduction de Mille Plateaux, qui
théorise la notion de rhizome et la définit comme
« anti-généalogie » (Gllles Deleuze &
Felix Guattari, Mille Plateaux. Paris : Éd. de Minuit, 1980,
p. 18).
[21]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, L’Anti-OEdipe,
p. 285.
[22]. Fredric Jameson insiste sur cette dimension prophétique
de la pensée de Deleuze, qu’il rapproche de sa façon
d’organiser en dualités es catégories d’analyse.
Cf. Fredric Jameson, « Les dualismes aujourd’hui ».
In Eric Alliez (dir.), Gilles Deleuze, une vie philosophique. Le
Plessis- Robinson : Éd. Les empêcheurs de penser en
rond, 1998, p. 387. Ce même texte de Deleuze et Guattari est
cité par Antonio Negri et Michael Hardt dans Empire (Paris
: Éd. Exils, 2000, p. 259), qui commentent : « Deleuze
et Guattari ont soutenu qu’au lieu de résister à
la mondialisation du capital, il fallait plutôt l’accélérer
».
[23]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, Mille Plateaux, p. 545-550.
Daniel Bensaïd rappelle qu’on trouve pour la première
fois chez les auteurs néo-classiques, et notamment chez Léon
Walras et Charles Gide, le projet de remplacer la valeur-travail
par la « valeur-désir » (Une lente impatience.
Paris : Stock, 2004, p. 283).
[24]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, L’Anti-OEdipe,
p. 310.
[25]. Et séduisent à ce point que la prolifique littérature
de management d’aujourd’hui en fait volontiers l’une
de ses références, notamment pour vanter les mérites
du « nomadisme » salarié. Cf. Luc Boltanski &
Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard,
1999, p. 216-227
[26]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, L’Anti-OEdipe,
p. 304.
[27]. Gilles Deleuze, Pourparlers, p. 235.
[28]. Ibid., p. 237.
[29]. Ibid.
[30]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, Mille Plateaux, p. 264.
[31]. Dans la préface que Foucault rédige en 1977
pour la traduction américaine de L’Anti-OEdipe, il
définit aussitôt l’importance qu’il donne
à ce livre par son rapport critique au marxisme et à
la psychanalyse : « Pendant les années 1945-1965 (je
parle de l’Europe), il y avait une certaine manière
correcte de penser, un certain style du discours politique, une
certaine éthique de l’intellectuel. Il fallait être
à tu et à toi avec Marx » : tels sont les premiers
mots de cette préface. (Michel Foucault, Dits et écrits.
Paris : Gallimard, 1994, t. 2, p. 133).
[32]. « Deleuze et Guattari s’expliquent : table ronde
», Quinzaine littéraire, n° 143, juin 1972. Repris
dans Gilles Deleuze, L’île déserte et autres
textes. Paris : Éd. de Minuit, 2002, p. 308.
[33]. En 1970, Jean-Marie Benoist publie Marx est mort. En 1977,
paraissent dans la foulée La barbarie à visage humain
de Bernard- Henri Lévy (où Deleuze et Guattari sont
justement stigmatisés comme marxistes) et Les maîtres
penseurs d’André Glucksmann. Deleuze réagira
immédiatement et avec vigueur à l’opération
politico-médiatique de promotion des « nouveaux philosophes
», en les replaçant dans le cadre de la grande peur
suscitée par la perspective d’une victoire électorale
de la gauche unie, communistes inclus. Recontextualisation très
féconde, mais limitée en un sens, car centrée
sur le court terme de la seule échéance des présidentielles.
Sur cette question, cf. Dominique Lecourt, Les piètres penseurs.
Paris : Flammarion, 1999 et surtout Perry Anderson, La pensée
tiède. Paris : Éd. du Seuil, 2005, p. 34-35, ainsi
que François Cusset, French Theory. Paris : La Découverte,
2003, ch. 14. Anderson et Cusset accordent un rôle central
à la parution de L’archipel du Goulag, de Soljenitsyne
en 1974, qui inaugure le renversement de la conjoncture idéologique.
[34]. « Marx-désir/besoin ; Faye ; la monnaie ; sur
Baudrillard ». Cours du 28 mai 1973. Disponible sur internet
à l’adresse suivante : www.webdeleuze.com (consulté
le 16 décembre 2005).
[35]. Alain Badiou, Deleuze, la clameur de l’Etre. Paris
: Hachette, 1997, p. 31.
[36]. Deleuze reconduit le projet d’une philosophie politique,
dans la phrase même où il affirme être resté
marxiste. « L’Anti-OEdipe est tout entier un livre de
philosophie politique » déclare-t-il quelques pages
plus haut (Gilles Deleuze, Pourparlers, p. 230).
[37]. Cf. le monumental ouvrage de Domenico Losurdo, Nietzsche,
il rebelle aristocratico, biografia intellettuale e bilancio critico.
Torino : B. Boringhieri, 2003.
[38]. Emile Bréhier, Transformation de la philosophie française.
Paris : Flammarion, 1950, analysé par Lucien Sève,
La philosophie française contemporaine. Paris : Éd.
sociales, 1962, p. 10-15. Quant à la tradition universitaire
française qui illustre de telles convictions sans toujours
les exposer, elle fut et reste totalement hégémonique.
[39]. Sur ce point, cf. Barbara Steiner, Nietzsche et la biologie.
Paris : PUF, 2001.
[40]. Fredric Jameson est l’un des rares commentateurs de
Deleuze qui signale qu’il malmène et maltraite Hegel
autant que le font les autres post-structuralistes (op. cit. p.
379), diagnostic auquel fait écho la question de Lucien Sève
: « quelle sorte de « marxisme » autorise la détestation
de la dialectique ? » (Lucien Sève, Penser avec Marx
aujourd’hui, I. Marx et nous. Paris : La Dispute, 2004, p.
43).
[41]. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie. Paris : PUF,
1962, p. 181.
[42]. Ibid, p. 183.
[43]. Ibid, p. 224
[44]. Science de la logique, La doctrine de l’essence, trad.
J.-P. Labarrière et G. Jarczyk. Paris : Aubier- Montaigne,
1976, p. 34. Dans son analyse du capitalisme contemporain, Michel
Vakaloulis détecte une « religiosité de la différence
» chez l’individu postmoderne, coexistant sans difficulté
avec la standardisation généralisée et les
sociétés de contrôle, dont il réfère
à Deleuze l’analyse (Le capitalisme post-moderne. Paris
: PUF, 2001, p. 42). En l’occurrence, il serait intéressant
de s’interroger sur la compatibilité de la critique
et de cette référence.
[45]. Ibid, p. 186.
[46]. Ibid.
[47]. Gilles Deleuze, Pourparlers, p. 14 ;
[48]. Gilles Deleuze, L’ïle déserte et autres
textes, p. 200. Face à l’interlocuteur qui s’étonne
d’un refus de la moindre concession à Hegel, tandis
qu’un philosophe conservateur comme Bergson a les honneurs,
Deleuze répond : « pourquoi je ne le fais pas pour
Hegel ? Il faut bien que quelqu’un tienne le rôle de
traître. L’entreprise de “charger” la vie,
de l’accabler de tous les fardeaux, de la réconcilier
avec l’Etat et la religion, d’y inscrire la mort, l’entreprise
monstrueuse de la soumettre au négatif, l’entreprise
du ressentiment et de la mauvaise conscience s’incarnent philosophiquement
dans Hegel. Avec la dialectique du négatif et de la contradiction,
il a inspiré naturellement tous les langages de la trahison,
aussi bien à droite qu’à gauche (théologie,
spiritualisme, technocratie, bureaucratie, etc.) ». La trahison
est donc des deux côtés et la violence de l’anathème
désigne au total la dimension proprement politique de cette
condamnation, dimension qui transparaît toujours, sans jamais
être thématisée pourtant. Car il resterait à
démontrer en quoi Hegel et le « hégélianisme
» est coupable de tels crimes ! Quoi qu’il en soit,
l’accusation fait désastreusement écho à
la lecture d’André Glucksmann dans Les Maîtres
penseurs.
[49]. Gilles Deleuze, L’île déserte et autres
textes, p. 386.
[50]. Ibid, p. 386.
[51]. Ibid, p. 386-387
[52]. Gilles Deleuze, L’île déserte, éd.
cit, p. 368.
[53]. Ibid., p. 289.
[54]. Ibid., p. 366.
[55]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, L’Anti-OEdipe,
p. 304.
[56]. Ibid., p. 310.
[57]. Gilles Deleuze, Différence et répétition.
Paris : PUF, 1968, p. 344.
[58]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, Mille Plateaux, p. 263.
[59]. Ibid., p. 222.
[60]. Ibid., p. 265.
[61]. Ibid., p. 542.
[62]. Perry Anderson note, comme un trait distinctif de la pensée
française, sa virtuosité littéraire qu’il
rapporte à la tradition rhétorique véhiculée
par les khâgnes et l’école normale (La pensée
tiède, p. 19-20). On peut y ajouter cette opération
d’euphémisation et d’extrême spécialisation,
qui explique que le lectorat de Deleuze se recrute presque exclusivement
parmi les étudiants et enseignants de philosophie. François
Cusset insiste sur ce qu’il nomme la « privatisation
des savoirs » (op. cit., p. 240) et les enjeux strictement
universitaires de la « French Theory » importée
aux Etats-Unis. Ces conditions de réception valent aussi
dans le cas français aujourd’hui et permettent de comprendre
la réhabilitation institutionnelle du deleuzisme, déviation
mineure et parfois clinamen stratégique au sein de l’université.
[63]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, L’Anti-OEdipe,
p. 278.
[64]. C’est Felix Guattari qui élabore la notion de
« plus-value machinique » et la définit comme
dépense généralisée d’énergie
pour faire pièce à l’analyse marxienne en termes
de temps de travail. Mais l’analyse demeure tout aussi vague
du point de vue de ses tenants et aboutissants proprement économiques.
[65]. Gilles Deleuze & Felix Guattari, Mille Plateaux, p. 114.
[66]. Gilles Deleuze & Félix Guattari, Qu’est-ce
que la philosophie ? Paris : Éd. de Minuit, 1991, p. 87 et
p. 27.
[67]. Et cela à l’opposé des conclusions de
John Beasley Murray, qui affirme que Deleuze et Guattari renouvellent
le matérialisme et « nous encouragent par là
même à envisager un matérialisme historique
plus historique et plus matériel devant permettre la refondation
d’une théorie de l’idéologie » («
Gilles Deleuze ou le matérialisme, cette matière à
pensée ». In Eustache Kouvélakis & Jacques
Bidet (dir.), Dictionnaire Marx contemporain. Paris : PUF, 2001,
p. 423). Ce qu’on a analysé comme un effondrement des
instances du réel les unes sur les autres interdit de poser
la question de la vérité autant que celle du rapport
de la théorie à une pratique distincte d’elle.
Le terme de matérialisme perd tout simplement son sens ici.
[68]. « Il faut se résoudre à admettre que
l’idée du socialisme et du communisme est devenue une
idée de sang » écrivent Dominique Pignon et
Pierre Rigoulot dans le n° 426 des Temps Modernes, paru en janvier
1982, dans un article intitulé « La gauche schizophrène
et la Pologne ».
[69]. Cf sur ce point l’analyse de François Zourabichvili,
« Deleuze et le possible, de l’involontarisme en politique
». In Eric Alliez (dir.), Gilles Deleuze, une vie philosophique,
p. 338-340.
[70]. Gilles Deleuze, Pourparlers, p. 7.
[71]. Dont Marx disait qu’il était « la contradiction
faite homme », Lettre à J.-B. Schweitzer du 24 janvier
1865 In Misère de la philosophie. Paris : Éd. Sociales,
1977, p. 190.
[72]. Castoriadis diagnostique pour sa part un « effondrement
de l’auto-représentation de la société
» (Cornélius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe
IV : la montée de l’insignifiance. Paris : Éd.
Seuil, 1996, p. 21).
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