Origine : http://www.ish-lyon.cnrs.fr/labo/walras/Objets/20021214/ciph.htm
Le Capital sans limite ou comment habiter un monde inhabitable
?
Journée d'étude du Samedi 14 décembre 2002
organisée par le Centre Walras et le Collège
International de Philosophie.
http://www.ci-philo.asso.fr/default.asp
Sous la responsabilité de Jérôme Maucourant et Frédéric Neyrat
L'analyse du capitalisme contemporain conduit à avancer cette
caractérisation : dans sa phase actuelle, le capitalisme tend
à suivre sa nature profonde, et cherche à se débarrasser
de toutes les « rigidités » qui font obstacle à
la mise en oeuvre de sa logique fondamentale. Il proclame haut et
fort sa revendication de pouvoir porter jusqu'à ses limites
la soumission au profit. Ce projet se déroule selon deux dimensions
principales. La première est géographique, et la mondialisation
du capital prend la forme d'un projet (fantasmatique) d'établissement
d'un marché mondial. La seconde est sociétale, dans
la mesure où le capital pose comme principe que tous les secteurs
de l'activité humaine doivent passer sous le signe de la marchandise.
C'est donc la marchandisation du monde qui est à l'ordre
du jour, et il s'agit là d'un projet profondément
contradictoire. Il est même permis de penser que le retournement
boursier marque la fin de l'apogée néo-libérale.
La marche triomphante du capitalisme dérégulé
vient s'enliser et buter sur sa principale faiblesse: un déficit
de légitimité sans précédent.
1. La cohérence du mouvement de marchandisation
Il n'existe pas de chef d'orchestre clandestin, de quartier général
de la mondialisation, de complot ni de gouvernement mondial. La
tendance à la marchandisation est née dans la recherche
improvisée de réponses à la crise ouverte au
milieu des années 70. Elle combine des bricolages théorisés
après coup, des affrontements sociaux, des profils politiques,
des théorisations. Mais la force du projet découle
en partie de la manière dont ce bric-à-brac s'est
peu à peu consolidé en dessinant progressivement les
lignes de force d'une entreprise, voire totalitaire : les réformes
du marché du travail, l'érosion de la protection sociale
et des services publics, le basculement des retraites sur les fonds
de pension, la dérégulation des mouvements de capitaux
- financiers ou non - le brevetage de toute chose mais aussi du
vivant : tout s'additionne et tout se renforce. C'est cette tendance
à la remarchandisation qui est centrale et qui caractérise
le capitalisme contemporain. L'adjectif de néolibéral
désigne assez bien cette nouvelle réalité qui
est dialectiquement nouvelle et ancienne. Le capitalisme, au nom
de la modernité, réclame le droit à revenir
en arrière et à fonctionner aussi librement qu'aux
origines.
2. La force de travail, plus que jamais une marchandise1
Tout le programme néolibéral ne vise qu'à
une chose, à savoir rendre à la force de travail un
statut de pure marchandise. La refondation sociale du Medef exprime
bien cette ambition. Il s'agit au fond de n'avoir à payer
le salarié qu'au moment où il travaille
pour le patron, ce qui signifie réduire au minimum et reporter
sur les finances publiques les éléments de salaire
socialisé, remarchandiser les retraites, et faire disparaître
la notion même de durée légale du temps de travail.
Tel est le projet, mais heureusement nous n'en sommes pas arrivés
à l'apocalypse sociale qu'il contient.
3. Le fantasme du marché mondial 2
Cette idée de fantasme (également utilisée
par Michel Henochsberger) correspond à l'idée d'un
mouvement mené de manière systématique mais
qui se heurte à de profondes contradictions. Le fantasme
renvoie à la négation des différentiels de
productivité qui font obstacle à la formation d'un
espace de valorisation homogène. Cet oubli conduit à
des effets d'éviction pervers qui impliquent l'élimination
potentielle de tout travail qui ne se hisse pas d'emblée
aux normes de rentabilité les plus élevées,
celles que le marché mondial tend à universaliser.
Les pays sont donc fractionnés entre deux grands secteurs,
celui qui s'intègre au marché mondial, et celui qui
doit en être tenu à l'écart. Il s'agit là
d'un anti-modèle de développement et l'une des nouveautés
de l'impérialisme contemporain est de ne plus viser à
réellement pénétrer l'ensemble du monde. Ce
processus de dualisation des pays du Sud est strictement identique
à ce que l'on appelle exclusion dans les pays du Nord.
4. Le fantasme de la nouvelle économie
La dialectique de l'ancien et du nouveau est difficile à
manier. L'effondrement des illusions fondées sur la nouvelle
économie permet d'éclairer un certain nombre de débats
et de mettre à mal un certain nombre de théorisations
hâtives. Le modèle de capitalisme patrimonial proposé
par Michel Aglietta n'aura pas résisté à la
nouvelle conjoncture.
Son hypothèse fondamentale était que la net économie
allait procurer au capitalisme une source renouvelée de productivité
permettant de stabiliser le taux de profit à un niveau élevé
tout en redistribuant une partie du produit, non sous forme de salaire
mais sous forme financière. Les nouvelles technologies étaient
invoquées, dans la plus belle tradition du marxisme kominternien,
comme la source automatique de nouveaux profits et d'un nouveau
modèle social. Ce soufflé est retombé et ses
constructions abstraites n'ont pas résisté aux coups
de boutoir des vielles lois et des vieilles contradictions capitalistes.
Marx is back, a pu titrer l'économiste Patrick Artus, qui
n'est pourtant pas un radical. Mais pour qui se donne la peine d'aller
y voir, la fin de la nouvelle économie provient d'un recul
du taux de profit qui lui-même résulte d'une suraccumulation
de capital. On a eu un peu plus de productivité du travail,
mais elle a été chèrement payée par
un surinvestissement finalement coûteux. Tant que les profits
escomptés étaient à la hausse, l'extraordinaire
autonomisation des cours boursiers par rapport aux fondamentaux
a pu sembler être le trait durable d'une nouvelle manière
de créer de la valeur. A partir du moment où les profits
réellement perçus baissaient, on entrait dans une
« crise des ciseaux » : la courbe du profit ne montant
pas au ciel, il fallait que celle de la Bourse redescende sur terre.
Ceci, qui ressemble furieusement à l'action de la vieille
loi de la valeur, ne plaît évidemment pas à
tous ceux qui annonçaient sa disparition, ou voulaient y
croire.
L'autre grande illusion était que le nouveau paradigme allait
s'étendre au reste du monde. Là encore, ce pronostic
reposait sur une ignorance des spécificités de la
nouvelle économie des Etats-Unis. Ses deux ressorts étaient
les suivants : d'une part une croissance de la propension à
consommer, avec une chute du taux d'épargne des ménages
de près d'un point chaque année ; d'autre part un
boom technologique sous- tendu par un très fort investissement.
Même dans la nouvelle économie, il est difficile d'épargner
moins et d'investir plus sans un besoin de financement croissant.
Là non plus, l'économie des Etats-Unis n'a pas pu
s'affranchir de ces lois anciennes et c'est finalement les entrées
de capitaux européens et japonais (ou rapatriés au
moment de la crise financière) qui sont venus financer le
cycle high tech sur la base d'une réaffirmation de la domination
états-unienne.
Les modalités concrètes de la nouvelle économie
sont donc venues balayer la thèse du nouveau mode de régulation
universel. L'erreur d'Aglietta consistant à ignorer l'asymétrie
fondamentale entre, d'une part les Etats-Unis et, d'autre part l'Europe
et le Japon. Cette erreur est systématisée dans le
concept d'« Empire » proposé par Hardt et Negri
qui sous-estime absolument l'une des données majeures des
années à venir, à savoir un creusement de ce
que l'on appelait dans le temps les contradictions inter- impérialistes.
On ne comprend rien à l'enlisement du Japon (pourtant inventeur
d'un « nouveau » modèle de travail, le toyotisme,
appelé à transformer le capitalisme) si on ne le réfère
pas au renchérissement du yen imposé par les Etats-Unis
en 1985, et qui a durablement atteint la capacité exportatrice
de ce pays. La politique des Etats-Unis va se dérouler dorénavant
autour du slogan « croissance chez nous à tout prix
» ce qu'illustre le tournant protectionniste et l'amorce de
baisse compétitive du dollar où d'aucuns croient voir
une montée de l'euro. Cette recrudescence de la guerre commerciale
entre grandes puissances ne cadre absolument pas avec la notion
d'Empire. Voilà un exemple de ce qu'il faut réussir
à comprendre d'un même mouvement : l'extraordinaire
violence de certaines tendances mais aussi la force des contradictions
qu'elles engendrent.
5. Un capitalisme sans adjectif ?
S'il faut caractériser la phase actuelle du capitalisme
comme celle de l'ultra- marchandisation, que penser des adjectifs
généralement utilisés pour caractériser
le capitalisme contemporain : mondialisé, financiarisé,
patrimonial, actionnarial ou cognitif ? Chacun d'entre eux désigne
évidemment une facette de la réalité observable,
et toute la question est celle de bien hiérarchiser les déterminations.
Or, la mondialisation financière n'est qu'un instrument d'une
réorientation beaucoup plus profonde. Elle se déploie
sur la base d'une rupture fondatrice de la norme salariale qui a
pour effet que la demande salariale n'est plus l'élément
dynamique de la reproduction, qui passe par une troisième
demande recyclée par la distribution de revenus financiers3.
Nous ne sommes pas face à un système gangrené
par le parasitisme financier mais face à un système
offensif, dont la dynamique est portée par cette entreprise
de démarchandisation générale. Action, patrimoine
et finance il y a mais ce sont les formes accompagnatrices de cette
évolution bien plus fondamentale.
Sur la notion de capitalisme cognitif, quelques remarques seront
ici faites, afin de compléter de précédentes
contributions4. Premièrement, il est difficile d'affirmer
que le capitalisme est entré dans une phase totalement inédite,
et d'utiliser pour en faire la théorie le passage des Grundrisse
sur le « general intellect »5. A moins de postuler que
Marx parlait d'un capitalisme non encore advenu, la capacité
du capital à s'approprier le savoir des salariés n'est
pas une nouveauté. On pourrait répondre à cette
objection en montrant que c'est le nouveau paradigme dominant. Or,
la réalité est inverse et la tendance majeure n'est
pas à l'extension du travail de type cognitif mais plutôt
à un fractionnement du salariat et la reproduction massive
de formes classiques d'exploitation. Enfin, et de manière
générale, le concept de travail cognitif surestime
largement les capacités du capital de soumettre à
sa logique les nouvelles potentialités technologiques. Par
bien des côtés, cet oubli des contradictions rejoint
un certain harmonicisme régulationniste6.
6. Le néo-libéralisme, stade suprême
du capitalisme ?
Face à ce capitalisme qui ressemble de plus en plus à
son concept (ou à sa marionnette) l'aspiration à un
peu de régulation est légitime. Mais il faut se garder
d'une double erreur d'appréciation. Il faut d'abord ne pas
confondre le besoin de re-régulation avec l'illusion de la
régulation qui consiste à penser que ce système
est rationnel et se laissera donc convaincre par un argumentaire
bien construit. Une variante de cette illusion serait de se fixer
la tâche impossible de séparer le bon grain de l'ivraie
et de procurer une nouvelle raison d'être au capitalisme en
le débarrassant de l'emprise de la finance. Ensuite, il faut
admettre que la critique du capitalisme actuel ne peut se faire
au nom d'un fordisme mythifié auquel il s'agirait de le ramener.
Il n'est bien sûr pas interdit de s'appuyer sur les acquis
sociaux et la légitimité dont ils jouissent, mais
c'est parfaitement insuffisant.
Le dépassement de ces deux obstacles dessine une stratégie
dont les intentions sont assez claires : la résistance à
la démarchandisation capitaliste conduit peu à peu
à la construction d'une nouvelle légitimité,
fondée sur des valeurs d'égalité, de solidarité
et de gratuité. Parce qu'il refuse de répondre positivement
à des demandes élémentaires et revient sur
des droits acquis, le radicalisme du capital engendre ainsi une
nouvelle radicalité des projets de transformation sociale.
1 voir Michel Husson, « Au risque du patronat. Valeur de la
force de travail et refondation sociale », Critique communiste
n°165, 2002 <http://hussonet.free.fr/risk.pdf>
2 Michel Husson, « Le fantasme du marché mondial »,
Contretemps n°2, 2001 <http://hussonet.free.fr/imperial.pdf>
3 voir Michel Husson, « L'inadéquation des besoins
à l'offre comme obstacle à l'expansion », Economie
et Sociétés n°28, 7-8/2001 <http://hussonet.free.fr/wave2000.pdf>
4 voir par exemple Michel Husson, « Nouvelle économie
: capitaliste toujours ! », Critique communiste n°159/160,
2000 <http://hussonet.free.fr/nouvelec.pdf>
5 voir Michel Husson, « Communisme et temps libre »,
Critique communiste n°152, été 1998 <http://hussonet.free.fr/comlibcc.pdf>
6 voir Michel Husson, « L'école de la régulation,
de Marx à la Fondation Saint-Simon: un aller sans retour
? » in J. Bidet et E. Kouvelakis, Dictionnaire Marx contemporain,
PUF, 2001 <http://hussonet.free.fr/regula99.pdf>
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