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Origine : http://www.espacestemps.net/document6183.html
Le terme « libéral » provoque autant d’affrontements
qu’il suscite de malentendus, comme le montrent les récentes
controverses ? qui ne sont pas uniquement de leadership ? au sein
du Parti socialiste français. Comment penser, dès
lors, le néolibéralisme ? Comment en effet penser
ce qui semble être nouveau et est considéré
comme bien plus achevé et radical quand la seule approche
du libéralisme, qui serait plus ancien selon sa terminologie
même, se révèle encore aussi profondément
polémique et anxiogène ?
Pour Christian Laval la réponse nécessite un pas
de coté afin de penser différemment et une approche
généalogique qui embrasse l’histoire des idées
bien plus que la seule généalogie sémantique
ou économique.
Le pas de coté est réalisé lorsque le chercheur
en histoire de la philosophie et de la sociologie à Nanterre
s’abstient de définir de manière préliminaire
les différentes variantes du libéralisme (libéralisme
politique, libéralisme économique, les différents
stades du libéralisme au sens américain ou encore
le libéralisme dans son acceptation moderne, voire française)
; de manière identique, il ne cherche pas à explorer
l’histoire afin de parvenir, au terme d’une argumentation
généalogique, à ce qui serait nouveau ? néo
? dans le libéralisme. Cette traditionnelle manière
de procéder aurait sans doute trahi son ambition réflexive
en impliquant une forme de filiation voire de perversion d’un
mode de pensée à un autre, plus extrême.
À l’opposé d’une méthodologie
trop académique, le livre développe tout d’abord
une intuition selon laquelle il s’agit de travailler sur «
la mesure ». C’est en effet à travers la perception
des quantités que, selon Christian Laval, l’homme traduit
au mieux son rapport au monde. À partir de quelles mesures
d´un bien, que celui-ci soit matériel ou immatériel
(le ressenti de la peine ou de la joie), un homme peut-il s´estimer
satisfait ou insatisfait ? Analysant les trajectoires, les croisements
et les heurts entre valeurs et morales, entre explications de comportements
et rationalisations de choix, il veut révéler «
l’économie générale de l’humanité
telle qu’elle est composée de relations humaines régies
par la considération de l’utilité personnelle
» (p.17). Aussi, selon le chercheur « ce n’est
pas par le moyen d’une histoire de la pensé économique
que l’on fera valoir son développement, c’est
plutôt par la mise en évidence du faisceau des transformations
articulées qui touchent la religion, la morale, la politique
que l’on pourra rendre compte de l’émergence
d’une nouvelle normativité dans laquelle l’économie
politique tient une position majeure » (p. 26). Les besoins
et les sensations, analysés, critiqués, par les philosophes,
les moralistes mais aussi les romanciers ou les économistes
sont les éléments les plus simples qui permettent
de révéler l’homme et ce qu’il imagine
comme progrès réalisés pour fuir la douleur
et trouver du plaisir (p.136). Les contributeurs de cette critique
sont par conséquent très nombreux : à travers
des textes fondateurs de l´économie politique mais
aussi des textes plus généraux, de Locke à
Condillac, de La Mettrie au le baron d’Holbach, de Helvétius
à Beccaria et Bentham, Tocqueville, Smith, Say, Walras, William
Betty et Richard Cantillon, ou encore Turgot et Berkeley.
Tout comme le fit Hirschmann dans Les passions et les intérêts
en traçant les grandes étapes du processus d´adaptation
de l´intérêt individuel au capitalisme, Christian
Laval plonge au cœur du réacteur, à la recherche
de glissements sémantiques et de variations dans les usages
de certains concepts. Le mot « intérêt »
est particulièrement significatif : ce terme a gardé
en français le sens premier de « dommage » jusqu´au
16e siècle, avant de retrouver le sens latin de « ce
qui importe le plus » et de profit. Ce que semble parfaitement
identifier la citation issue des Lettres Persanes (CVI) «
L’intérêt est le plus grand monarque de la terre
». C’est précisément pourquoi, selon Christian
Laval, il faut regarder la notion d’intérêt comme
le levier principal de la transformation des fondements et moraux
de la société et non comme l’expression d’une
volonté d’acquisition insatiable des biens (p.29).
Ce faisant, Christian Laval entend procéder au dévoilement
de ce qui contribua à façonner la pensée occidentale
: ce qui permit, par exemple, d’inventer le purgatoire au
Moyen-Age qui « lève certains tabous en assouplissant
le verdict religieux appliqués aux activités économiques
» (p. 35) et qui fit accoucher de l’art de la Renaissance
sur les flancs des progrès réalisés dans les
techniques commerciales (livres de comptes et arithmétique
élémentaire…), facilitant ainsi la gestion et
la prévision. L’auteur rappelle ainsi que l’occident
médiéval avait reçu en héritage de l’Antiquité
une conception politique et morale qui faisait passer les devoirs
envers la communauté avant l’intérêt personnel.
Or bientôt la société pensée est davantage
perçue comme un espace d’utilité (p.244). C’est
donc à travers la réflexion sur les équilibres,
les contrepoids et les balances que peut être étudiée
une mécanique normative qui prendra la place du discours
dévalué portant sur les vertus et les devoirs. Toute
une économie morale nouvelle s’établira autour
de l’idée de l’arithmétique des plaisirs
et des peines (p. 128). Dès le XVIIIème siècle,
la société ne se définit plus, ou en tout cas
plus seulement comme un espace de liberté individuelle mais
est explicitement pensée comme un espace de contrôle
mutuel. La question centrale du livre est par conséquent
la suivante : comment une mutation de cette ampleur a-t-elle pu
avoir lieu ?
Parmi de nombreux indicateurs, deux éléments peuvent
être plus aisément identifiés. L’Église,
en premier lieu, qui, dès la fin du 14e siècle, enseigne
que la richesse peut être un état auquel Dieu a appelé
certains hommes. Et qui ferme les yeux sur les rémunérations
des capitaux déposés dans les compagnies financières
(quand elle ne les approuve pas). Or la question de l’usure
permet à Christian Laval, reprenant les travaux de Jacques
Le Goff sur le purgatoire, de montrer le trajet d’un concept
appartenant uniquement à Dieu, le temps, et pouvant bientôt
s’inscrire dans une forme de comptabilité : «
les marchands sont des comptables du temps, le nouvel homme deviendra
le comptable de sa vie (p.47) quand il s’agit de gagner sa
vie.
À une échelle différente, Christian Laval
observe que même les États se rangent à cette
raison : la conception du calcul stratégique est clairement
identifiable lors du traité de Westphalie (1648), puisque
s’y révèle en effet l’État comme
un sujet agissant dans un espace de concurrence avec d’autres
sujets étatiques et formant avec eux un système courant
d’équilibre ou de balance des forces (p.60). Une anatomie
des États et autres sujets « stratégiques »
se développe bien à travers une méthode rationnelle
et des calculs de forces (comme, par exemple la prévision
des comportements etc.). D’ailleurs l’expression «
la raison d’État » révèle une logique
calculatrice intégrée à la pratique du gouvernement,
puisant ces racines dans la « ragione » des grandes
maisons de commerce italiennes. De manière tout aussi révélatrice,
l’économie politique ? expression utilisée pour
la première fois par Antoine de Montchrestien en 1615 ? se
donne comme la science véritable de l’utilité
publique. La promotion de l’intérêt a sans doute
des affinités étroites avec la montée en puissance
des classes bourgeoises. Et le pouvoir politique devient de plus
en plus un centre technique de coordination des intérêts
(p. 77). En ce sens, la morale change de forme autant que de contenu
et l’économie politique, même revendiquée
comme amorale, devient normative dans la « mesure où
l’individu ne doit plus obéir une Loi morale qui indique
le bien et le mal mais opérer un juste calcul qui sache intégrer
les contraintes de tous ordres (budgétaires, légales,
sociales, politiques, etc.)
On voit que pour l’auteur, le berceau de l’humanisme
et de la Renaissance, ces artisans italiens, ces commerçants
des villes libres, contribuèrent et furent même originellement,
créateurs de cet esprit de l’intérêt bien
compris. En circulant à travers une littérature particulièrement
importante, un corpus énorme et complexe, le livre possède
une ambition dépassant totalement l’idée de
décrire un homme économique, en tant qu’il possède
des activités mais bien plutôt comme « machine
à calculer » (selon l´expression de Marcel Mauss
qu’il reprend p.17), c’est à dire dans sa relation
au monde, aux autres et à soi. Cette observation anthropologique
dessine alors une généalogie des normes qui régissent
aujourd’hui notre monde. Ainsi, contrairement au marxisme,
qui pensait que le développement du capitalisme mettait l’individu
à nu, qu’il le débarrassait des oripeaux du
vieil Homme pour mieux préparer l’avènement
du nouvel homme, nous voyons que ce nouvel homme est déjà
marqué par le temps, produit d´une longue aventure
culturelle et politique.
Christian Laval perçoit l’utilitarisme et le libéralisme
comme l’un des berceaux de l’esprit occidental et non
pas comme la représentation dévoyée de l’humanisme
et de son affranchissement au christianisme (p. 337). Il lui semble
impossible de comprendre la langue contemporaine des droits individuels
en ne les considérant que sous le seul angle de la révolution
des droits de l’homme. Le travail historique de déduction
et de décantation des déclarations universelles des
droits de l’homme et du citoyen participe certes de la revendication
multiforme des droits de l’individu, cependant les habits
juridico-moraux des intérêts individuels, cherchant
à se faire reconnaitre dans l’espace public, y ont
tout autant contribué.
De fait, à travers l’ensemble du corpus, ce qui frappe
est cette intrication des jeux et des masques, des raisonnements
et des valeurs, des idées et des normes. L’intérêt
et le bien évoluent de concert entre le libéralisme
des droits de l’homme et le libéralisme des intérêts
de l’individu.
S’il annonce dès la première ligne de l’introduction
du livre son positionnement affectif en décrivant «
ces sociétés occidentales (qui) offrent au monde un
visage original et, par de nombreux aspects, pathétique »,
Christian Laval s’efface ensuite afin de retranscrire sur
plus de 346 pages les transformations et les articulations entre
religion, morale et politique qui contribuent à la pensée
économique dans laquelle nous baignons dorénavant.
Inscrivant son travail de réflexion sur le néolibéralisme
dans la lignée de ceux réalisés par Wendy Brown
mais aussi dans les analyses renouvelées du libéralisme
et du "socialisme libéral", effectuées par
Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati ou encore Serge Audier,
la démarche est ici profondément élargie en
incluant la variété des modes d’expression (philosophie,
roman, traité de politique et d’économie) et
en traversant les siècles. Grâce à ce très
important travail de lecture et à cette volonté de
comprendre l’utilitarisme sous toutes ses formes, le livre
révèle son ancrage profond, intime, au développement
de l’Occident. Certes, le nombre élevé de passages
et de citations peut favoriser une sélection offrant plus
de visibilité à la démonstration de l’auteur,
cependant c’est aussi précisément cette variété
qui permet de lever le voile sur les origines mixtes de cette pensée.
Ici repose toute l’originalité de ce travail et sa
grande force. Comprendre les racines du néolibéralisme
peut aussi permettre d’espérer. En effet, comme le
rappelle l’auteur, penser l’utilitarisme pose la question
politique de la « manière de faire société
», lorsqu’une collectivité humaine peut reprendre,
au-delà des intérêts immédiatement perçus,
la parole sur son destin. Se dessine donc la question éthique
décisive celle où se définit la « manière
d’être homme, au-delà de la fonction économique
à laquelle il est voué ». La conciliation des
intérêts et des passions donne naissance au politique.
En pensant le néolibéralisme dans la profondeur de
l´histoire, en étudiant les acteurs endogènes
et exogènes qui ont participé au processus de son
avènement, Christian Laval entend donc participer à
cette prise de parole.
Christian Laval, L´homme économique, essai sur les
racines du néolibéralisme, Paris, NRF essais, Gallimard,
2007.
Bibliographie
Audier Serge, Le Socialisme libéral, Paris, La Découverte,
2006.
Brown Wendy, Néo-libéralisme et la mort de la démocratie
libérale, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007.
Canto-Sperber Monique, Urbinati Nadia, Le Socialisme libéral,
Paris, Esprit, 2003.
Hirschmann Albert, Les passions et les intérêts, Paris,
PUF, 2005.
Xavier Carpentier-Tanguy
Senior Researcher in European Studies, Centro de Estudos Sociais,
Universidade de Coimbra, carpentier.tanguy at free.fr.
Xavier Carpentier-Tanguy, "De l’utile et de l’agréable
ou l’éternelle jeunesse du vieil homme.", EspacesTemps.net,
Il paraît, 15.10.2008
http://espacestemps.net/document6183.html
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