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Origine : LE MONDE http://www.lemonde.fr/
Réception par mail
Etre un jeune homme occidental dans les années 2000 ? Pas
si facile. S'il est puissant, musclé et fort en gueule, il
prend le risque de passer pour un macho, espèce théoriquement
en voie de disparition. Mais qu'il soit doux, délicat et
paisible, et les choses ne seront pas plus simples. Encore moins
s'il est homosexuel.
"Aujourd'hui, les jeunes hommes ne se retrouvent ni dans la
virilité caricaturale du passé ni dans le rejet de
toute masculinité. Ils sont déjà les héritiers
d'une première génération de mutants. Fils
de femmes plus viriles et d'hommes plus féminins, ils ont
parfois du mal à s'identifier à leurs pères",
écrivait déjà la philosophe Elisabeth Badinter
en 1992 (XY. De l'identité masculine, Odile Jacob, 314 p.,
20,80 euros). Quinze ans plus tard, l'évolution reste douloureuse.
Surtout lorsqu'elle s'inscrit dans un contexte difficile (milieu
socio-économique défavorisé, problèmes
d'intégration, fragilité psychologique) et qu'aux
formes de discrimination les plus courantes (racisme, sexisme) s'ajoute
l'homophobie.
Cette forme de rejet est jugée particulièrement dangereuse
par le psychologue Eric Verdier, coauteur d'Homosexualités
et suicide (H & O Editions, 2003, 224 p., 17 euros), qui rappelle
les conclusions d'une étude épidémiologique
française datant de 2005 : toutes choses égales par
ailleurs, les hommes homosexuels âgés de 16 à
39 ans présentent treize fois plus de risques de faire une
tentative de suicide que les hétérosexuels.
"Au départ, il s'agissait de mieux comprendre l'incidence
de l'homophobie sur les trajectoires suicidaires des jeunes",
explique ce chercheur pour présenter les travaux qu'il vient
de mener, trois ans durant, sous l'égide de la Ligue des
droits de l'homme. Très vite, il élargit son sujet
d'étude, intitulé "Discriminations et conduites
à risque chez les jeunes", au fait "de se sentir
différent des autres jeunes et d'être exposé
à un phénomène de bouc émissaire".
Autrement dit : de devenir "une personne désignée
par un groupe comme devant endosser un comportement social que ce
groupe souhaite évacuer".
Pour étayer sa recherche, réalisée avec l'aide
financière de la direction générale de la santé
(DGS) et du conseil général de la Seine-Saint-Denis,
une enquête a été réalisée par
courriel auprès d'une soixantaine d'acteurs de terrain (travailleurs
sociaux, animateurs, enseignants, personnels médicaux). "Leur
constat est alarmant : tous les indicateurs de mal-être et
de prise de risque suicidaire sont réunis concernant les
jeunes victimes d'homophobie, y compris pour ceux qui s'identifient
comme hétérosexuels", résume M. Verdier.
Et leur diagnostic est unanime :
notre société est majoritairement imprégnée
d'une homophobie passive institutionnalisée, reléguant
les personnes concernées au silence et à l'invisibilité.
"Les jeunes hommes, même s'ils ne sont pas homosexuels,
sont souvent insultés ou raillés avec des vocables
comme "tapette" ou "pédé", où
tout ce qui est vu comme féminin est considéré
comme des attributs de "sous-hommes"", précise
le psychologue.
Convaincu que le taux anormalement élevé
de suicide chez les homosexuels s'explique par "le déni
de souffrance et non la souffrance elle-même",
il estime essentiel, pour aider ces jeunes en détresse, de
créer des "espaces de parole". De fait, six lieux
d'accueil ont été ouverts par ses soins, depuis 2004,
à Arras, à Cherbourg, à Evreux, au Mans, à
Nancy et à Paris. Une centaine de jeunes, souvent en grande
difficulté sociale et psychologique, y ont été
accueillis. Beaucoup sont revenus plusieurs fois.
Que trouvent-ils dans ces lieux de fortune, où la parole,
recueillie par deux ou trois adultes référents, tâtonne
? Avant tout, la fin de l'isolement. "Je suis toujours
étonnée du bien-être que ressentent les personnes
à voir que leur souffrance est partagée",
constate Laurence Bellanger, infirmière hospitalière
et coanimatrice de l'espace de parole mis en place à Cherbourg.
Pour ces hommes plus féminins que d'autres, qui reçoivent,
affirme-t-elle, des blessures narcissiques "quasi quotidiennes"
(venant du milieu scolaire ou environnant, mais aussi, souvent,
de leur famille), c'est un peu "comme s'ils cessaient soudain
de se sentir étrangers au monde". Comme s'ils découvraient
enfin qu'ils n'étaient pas les seuls, hors du modèle
classique de l'homme viril, à ne pas parvenir sans douleur
à imposer leur genre.
"Aujourd'hui moins encore qu'hier, les fonctions d'homme
et de femme ne vont de soi. Elles font l'objet d'une construction
identitaire souvent longue et difficile", souligne
Monique Leroux, sociologue à la mission départementale
de prévention des conduites à risques et des toxicomanies
de la Seine-Saint-Denis. Un constat auquel Eric Verdier ajoute un
corrélat de poids, concernant la fonction paternelle. "La
révolution féminine s'est jouée sur la contraception
et le droit à l'avortement. Je suis convaincu que, pour les
hommes, elle se jouera sur la paternité", estime-t-il.
Persuadé que, "à force de privilégier
les mères et de disqualifier les pères, c'est la place
même de l'homme qui est en danger", il appelle les instances
gouvernementales à mieux tenir compte "de la vulnérabilité
spécifique des hommes et de l'investissement des pères".
Notamment en ce qui concerne la résidence alternée,
le plus souvent refusée aux pères qui en font la demande
lorsque la mère s'y oppose. Une proposition qui ne manquera
pas, chez les hommes comme chez les femmes, de faire débat.
Catherine Vincent
LE MONDE Article paru dans l'édition du 16.05.07
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