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De l’usage de l’Histoire dans la lutte politique
par Farid Taalba

Origine : http://icietlabas.lautre.net/spip.php?article136

Si notre histoire passée est riche d’enseignements, notre histoire contemporaine l’est, d’autant plus qu’il existe des réseaux qui en ont conservé la mémoire. Et dans les campagnes de presse délirantes qui visent à nous dénigrer quant à notre rapport à l’Histoire passée, c’est aussi cette histoire contemporaine de l’immigration et des banlieues qui passe en second plan, qui est minorée, voire niée ou édulcorée. Elles nourrissent toujours le même objectif : diviser et dénigrer pour mieux régner.

Entre le procès du meurtrier de Youssef KHAÏF, le rassemblement du Larzac et le Forum Social Européen de Saint-Denis en 2003, sur fond de psychose d’après 11 septembre et de guerres des civilisations, le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (MIB) a été l’objet d’une campagne de presse violente où on a essayé de nous associer à des terroristes et des antisémites pour discréditer son rôle important dans l’organisation de ces événements. Au niveau politique, cette campagne a été menée par le Parti Socialiste et sa brochette de vitrines associativo-médiatiques, les chevénementistes, certains communistes, certains groupes trostkistes et même chez certains qui se disent de nos amis, une certaine presse ayant relayé leurs allégations avec force répétitions matraquées. Sans doute étaient-ils frustrés que le MIB est passé un accord politique avec les altermondialistes. En tout cas, la meute, aux abois, est sortie du bois. Habituée aux feux de la rampe, elle ne pouvait peut-être souffrir d’en être écartée ne serait ce qu’un instant par les gueux du MIB. La réflexion qui suit est le point de vue que j’ai développé lors des nombreuses discussions collectives concernant ces calomnies qui avaient scandalisé les militants du MIB.

Le MIB n’est pas antisémite et les traditions politiques dont nous nous réclamons nous en ont toujours écartées. En 1994, lors d’une présentation du projet du MIB à d’autres associations, un militant de l’ATMF fit remarquer à juste titre que les références historiques de l’époque coloniale dont le MIB s’inspirait étaient essentiellement algériennes alors que l’éventail pouvait être plus large. A propos d’une référence sur Messali Hadj, il fit aussi remarquer que ce personnage était complexe et que son parcours pouvait encore se discuter sur bien des aspects. Cependant, précisa-t-il, s’il existe une période de sa vie indiscutable, c’est bien celle qui est marqué par le rôle qu’il joue pendant la deuxième guerre mondiale, insistant sur la valeur d’exemple que pouvait avoir son attitude en nous en rendant compte. Devant les accusations d’antisémitisme qui sont portées aujourd’hui contre nous, nous ne pouvons nous empêcher de rendre compte du sort qui fut réservé à « l’Etoile Nord-Africaine-PPA » au moment du Front Populaire et de Vichy.

Quand on accusait l’Etoile Nord-Africaine d’être antisémite…

En effet, à la veille du Front Populaire, la SFIO et le parti communiste avaient sollicité l’Etoile Nord-Africaine pour permettre le succès de cette union de la gauche face aux périls de guerre qui se profilaient. Cette association dirigée par Messali Hadj accepta de s’unir à ce projet d’union tout en prenant sur soi de taire un certain nombre de revendications, dont celle d’indépendance. Quelle ne fut pas alors la surprise des militants étoilistes, lorsqu’une fois au pouvoir, cette union de la gauche pris la lourde responsabilité de dissoudre leur association et d’arrêter ses leaders. Pour justifier un tel acte, l’union de la gauche n’a eu de cesse de faire passer Messali Hadj et l’Etoile pour des fascistes et des antisémites. Répondant à cette trahison dans une tribune publié dans les colonnes de La Lutte Ouvrière du 5 février 1937, Amar Imache s’interrogeait en ces termes :

« Hitlériens, nous qui avons combattu le fascisme et souffert par lui plus qu’aucune organisation ou parti ? Hitlériens, nous qui nous sommes placés aux côtés des travailleurs dès la première minute ? Nous qui avons soutenu sa lutte en toute circonstance ? (…) Dites plutôt que vous avez pris la place de l’impérialisme ou que vous avez endossé sa livrée et que vous êtes devenus des chauvins de la pire espèce et du colonialisme. Il y a longtemps qu’on s’en doutait et ce n’est un mystère que pour les aveugles ou les fanatiques ».

Parlant du programme de l’Etoile qui avait été rendu public depuis 1926, Imache continue en ces termes : « Le connaissant, vous l’aviez approuvé par vos déclarations ; mieux vous l’aviez soutenu et défendu par vos avocats et cela jusqu’en juin 1936. C’est à dire tant que vous n’étiez pas au pouvoir. (…) Mais, maintenant, il faut nous noyer et, pour cela, il faut nous faire passer pour des enragés. Soit, messieurs les « défenseurs des opprimés », vous avez la main près du manche, frappez. Mais frappez fort car nous sommes durs à mourir ».

Dans ce contexte infâme que nous pouvons constater sous la plume d’Imache, heureusement que les partisans de Marceau Pivert, de Daniel Guérin ou des anarchistes ont sauvé l’honneur du mouvement ouvrier français en prenant fait et cause de l’Etoile et de son dirigeant arrêté. N’est-ce pas des trostkistes, contrairement à certains de leurs héritiers actuels, qui affirmaient au lendemain de la dissolution de l’Etoile au sujet du Parti communiste de l’époque dans le chapeau écrit en présentation de la tribune d’Imache : « (…) Il réalise l’amalgame qui nous est devenu familier à nous trostkistes. Il répand le bruit que l’Etoile Nord-Africaine est une organisation fasciste. Il prépare une grande attaque d’envergure sur ce terrain bassement policier et typiquement stalinien. Quelle leçon pratique pour ceux qui n’auraient pas compris les Procès de Moscou ». Ce chapeau précisait même : « Ce qui est aujourd’hui caractéristique c’est que les communistes et les socialistes sont à l’avant garde de cette répression. » Dans son ouvrage « Front Populaire, révolution manquée », Daniel Guérin, l’un des acteurs de cette période qui faisait partie de cette poignée d’individus à démentir l’invraisemblable, eut ce jugement terrible : « Représentant de cette tendance minoritaire à la commission coloniale SFIO, j’eus à mener au sein de cet organisme une lutte sévère contre la bureaucratie du parti et contre les ministres socialistes. J’en fais l’aveu toute honte bue : j’avais été de ceux qui contribuèrent à faire entrer au ministère des colonies Marius Moutet, notre ancien collègue du Comité d’Amnistie et de Défense des Indochinois. Au pouvoir, Moutet, comme j’aurais dû le prévoir, fit exactement le contraire de ce pour quoi nous avions appuyé sa candidature. L’expérience du Front Populaire fut une pénible mais salutaire leçon de choses, non seulement pour les novices que nous étions, mais aussi pour l’ensemble de la classe ouvrière française. »

Après la chute du Front Populaire et l’avènement de Vichy, on sait ce qu’il est advenu de toute cette cabale qui n’avait pour but que la disparition de l’Etoile par des moyens détestables. Et cela nous le percevons maintenant nettement et de manière emblématique à travers le parcours de Messali Hadj dont il fait part dans une interview au journal Combat du 26 juillet 1946 : « Du 27 août 1937 au 26 avril 1943, je me suis trouvé successivement à Barberousse, à la prison militaire d’Alger, à la prison de Maison-Carré et enfin à la centrale de Lambèse, pour y purger une condamnation de seize ans de travaux forcés, infligée par la justice militaire, le 28 mars 1941, sous le régime de Vichy. » A un officier supérieur qui au cours d’un interrogatoire lui faisait remarquer « Vous, musulmans, vous êtes désormais les égaux des juifs, puisque le décret Crémieux a été aboli », Messali rétorqua plein de dignité :

« L’abolition du décret Crémieux ne peut être considérée comme un progrès par le peuple algérien. En ôtant leurs droits aux juifs, vous n’accordez aux musulmans aucun droit nouveau. L’égalité que vous venez de réaliser entre musulmans et juifs est une égalité par le bas. » « Je dois, en effet, vous signaler, continue Messali, que sous Vichy, au cours de mes interrogatoires, il m’a été demandé si les juifs étaient compris dans la communauté algérienne que je voulais voir se réaliser et s’ils devaient bénéficier du suffrage universel que j’ai toujours réclamé pour l’ensemble des populations de l’Algérie. J’ai répondu que oui, précisant que c’était là la seule solution que l’on pouvait apporter au problème algérien, et que l’on ne pouvait exclure de la communauté algérienne aucune fraction de la population. Je suis antiraciste et j’ai toujours condamné de la façon la plus formelle et la plus énergique la théorie des races supérieures et des races inférieures. (…) Déçus, en 1936, par le Front Populaire et par les gouvernements qui lui ont succédé, frappés par tous ces gouvernements et, plus sévèrement encore, par celui de Vichy, déçus à nouveau en 1943 et incompris jusqu’à nos jours, sacrifiés enfin par ceux qui furent nos amis de combat et firent appel à notre concours efficace dans les circonstances les plus difficiles, nous avons le droit aujourd’hui, nous avons même le devoir de manifester, au non du peuple algérien, de sérieuses appréhensions quant à l’avenir. »

Malgré cette attitude irréprochable, Messali restera en prison après la fin de la guerre. Après les événements du 8 mai 1945, il sera même transféré à Brazzaville. Jusqu’en 1946, sous le régime de la république enfin restaurée, il restera sous le coup d’un jugement prononcé par les magistrats de Vichy. On ne peut en dire autant des deux tiers de la SFIO qui se pressèrent de voter les pleins pouvoirs à Pétain après la débâcle.

Face à cette exemple que la classe politico-médiatique se garde bien de populariser à bon escient, elle préfère nous matraquer avec l’épouvantail du grand Mufti de Jérusalem qui s’allia aux forces de l’Axe : tout comme s’il n’existait pas d’autres points de repère à offrir à un public chez qui elle ne cesse pourtant d’en stigmatiser le manque. Tout cela au nom de la connaissance et de la raison. Et si d’aventure elle parle de Messali, c’est pour mieux relancer la thématique des affrontements entre le FLN et le MNA. Les objectifs de l’actualisation de cette thématique ne sont pas anodins et visent clairement à faire assimiler les mouvements revendicatifs à la violence. Loin de moi l’idée de nier de tels événements historiques afin de sauvegarder on ne sait quelle part d’identité perdue. Mais nous savons qu’en la matière, chacun brandit le « Messali » qu’il lui convient en taisant les autres aspects d’une existence plus complexe qui ne s’accorde pas avec sa manière de voir. D’ailleurs, en faisant abstraction de Messali, car l’histoire du nationalisme algérien ne se résume pas à lui et au triptyque Etoile-PPA-MTLD, pourquoi ne s’est-il trouvé que peu de monde pour rappeler ce commentaire de Charles André Julien dans son ouvrage L’Afrique du Nord en Marche de 1953, concernant la période de l’occupation, et qui fait état d’autres acteurs :

« Or à aucun moment les Arabes ne montrèrent de l’hostilité aux juifs ni ne montrèrent de la satisfaction des mesures prises contre eux. (…) Les Oulémas organisèrent, au cercle musulman du progrès à Alger, des réunions où étaient conviés des catholiques, des libres penseurs et des juifs. Le cheikh El Okbi fut un des plus ardents, à la veille de la grande guerre, à prêcher la nécessité pour chaque groupe culturel ou religieux à comprendre les autres. Après son arrestation (…), des personnalités juives, parmi lesquelles l’ardent et inlassable militant Elie Gozlan, prirent sa défense. L’aboutissement de cette campagne pour des idéaux communs de tolérance fut la création de l’Union des croyants monothéistes dont l’action s’avéra efficace sous le régime de Vichy. »

Des accusations qui nient l’histoire et l’esprit du MIB

Après cela, on peut être en mesure de se demander qui a le plus de repères, de connaissance et de raison. On se rend compte qu’on oublie surtout que si nous sommes en mesure de faire le récit de ces événements c’est parce que les mouvements de l’immigration et des banlieues ont régulièrement multiplié les actions de toutes sortes autour des thèmes de la mémoire et de l’histoire. Ils ont apporté leur part pour que l’oubli ne soit pas la règle et donner la chance aux jeunes que nous étions de prendre connaissance des travaux des historiens comme des témoignages des personnes qui avaient vécu certains événements passés. Toujours fidèle à ces principes incarnés par Messali, qui lui n’aura jamais attendu la publication de l’Archipel du Goulag pour comprendre le monde totalitaire, le MIB n’a aucune leçon à recevoir de qui que ce soit en matière de lutte contre l’antisémitisme.

Pour nous, qui sommes les enfants de la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, nous n’avons pas oublié qu’au lendemain de cette initiative qui a vu le rassemblement de plus de 100 000 personnes, nombre de commentateurs firent le pari des beurs pour que ces derniers servent d’agents efficaces dans la conquête des marchés des pays du Maghreb. Un mois après la marche et les rêves marchands que d’autres imaginaient à notre place, il ne s’était trouvé personne pour soutenir les ouvriers de Talbot qui étaient menacés de licenciement après des années de bons et loyaux services, et que le syndicat maison, la CSL, avait conspué aux cris de « Les arabes au four, à la Seine ! » Que dire quand, dans la foulée, on assista à la suspension du regroupement familial par un gouvernement de gauche et au fait que leurs militants nous demandaient de ne pas parler du droit de vote pour les immigrés aux élections locales de peur de faire monter le Front National. Ce n’est pas le MIB qui a accordé au Front National la vertu de poser les bonnes questions, ce n’est pas non plus le MIB qui a demandé la création d’un Conseil Français du Culte Musulman alors qu’une procédure républicaine comme le suffrage universel aux élections locales reste ignoré, au point de se demander à quoi veulent en venir ceux qui tout à coup s’inquiètent de donner une représentation tronquée aux immigrés.

Si, il y a vingt ans, les associations issues de l’immigration ont affirmé leur volonté de s’émanciper des amicales des pays d’origine qui avaient la prétention de quadriller nos communautés, ce n’était pas dans l’objectif de voir un jour leur retour à travers des mosquées à la solde de régimes corrompus mais qui trouvent dans certains de nos accusateurs des alliés. Allez comprendre des gens qui passent leur temps à dénoncer le communautarisme et qui savent finalement trouver les vertus d’une politique communautaire qui ne dit pas son nom quand il s’agit de régler des conflits sociaux sur le sol français. Nombreux de ces accusateurs, algériens et français, qui aiment rappeler aussi la situation que subit l’Algérie et d’en rendre les islamistes les seuls responsables (car l’islamisme est une de leur marotte préférée), ne sauraient admettre ne serait ce qu’un instant ce que Monsieur Aït Ahmed leur reprochait dans le journal Le Monde :

« L’oligarchie militaire a-t-elle pu masquer sa nature brutale et prédatrice en jouant admirablement de l’islamophobie ambiante, en instrumentalisant des élites fort peu intéressées par l’émancipation politique de leur société ou, plus prosaïquement, en « achetant » la « compréhension » des partenaires de l’Algérie à coups de pétrole et de gaz… et en laissant planer la menace de violences sur leur propre territoire ? (…) Mais, quand la répression sanglante a frappé - sans l’alibi de l’intégrisme - des jeunes sans armes en Kabylie, la réprobation ne s’est faite que du bout des lèvres… ».

Le MIB ne saurait prendre au sérieux ces accusateurs, notamment la meute des intellos anciens gauchistes prolétariens ou anciens nouveaux quelque chose qui restent ce qu’ils ont toujours été : des commissaires politiques. Que dire devant ces nouveaux staliniens du Rotary Club, maîtres des nouveaux procès en sorcellerie, qui se cachent maintenant derrière les masques de Tocqueville ou de Raymond Aron comme pour mieux nous faire oublier qu’ils n’ont pas perdu les réflexes qu’ils prétendent pourtant avoir lâchés en cours de route et qu’ils reprochaient tant au PC ? La seule réponse à ces hommes en manque de repères : Le chien aboie, la caravane passe !

Dans ce contexte, cette mise au point faite, la tentation serait grande pour le MIB de se complaire derrière la figure exemplaire du courage politique dont Messali a fait preuve, voir de le brandir a posteriori comme une idole pour tout argument de réponse aux calomnies dont nous sommes l’objet. Non ! La vocation du MIB n’est pas de maintenir les gens dans l’attente eschatologique en faisant appel à la magie d’icônes dont on attendrait tout et qui expliqueraient nos malheurs communs d’aujourd’hui. Et l’intérêt de l’évocation du passé de Messali ne réside pas dans le souci, qu’on nous prêterait volontiers, d’en faire une arme de culpabilisation. Non point besoin non plus de foules de fidèles qui viendraient chercher secours auprès d’un nouveau saint martyr, voir un nouveau Mahdi. Faire de Messali un martyr reviendrait à lui dénier sa situation de victime d’un système injuste : ce serait entrer dans la fiction d’une nouvelle mythologie au mépris de la réalité vécue de la victime ; ce serait confondre martyr et victime.

Et on sait combien l’entretien de cette confusion est répandu depuis longtemps dans l’ensemble de la société ; et qu’elle ne profite jamais à l’Histoire, ni aux immigrés et leurs familles, ni à la France, ni aux pays d’origine. Elle favorise la répression des mouvements sociaux à bon compte et l’idée que les pauvres, les opprimés sont les seuls responsables de leur triste sort. Ainsi, s’il n’est ni saint, ni matyr, ni Mahdi, on doit tout de même rendre justice à Messali : aucune place, aucune rue, aucune école ni plaque aussi petite soit-elle ne vient rappeler, ici, sur le territoire français, le courage que peu ont eu et faire ainsi œuvre pédagogique auprès des jeunes générations. Et cela est valable pour de nombreux autres personnages historiques algériens dont l’absence symbolise bien cette histoire à trous qu’on nous sert à tort et à travers.

Ceci dit, l’intérêt d’une telle évocation historique réside aussi dans le projet politique défendu par Messali devant ses juges vichyssois. Ceci est d’autant plus important lorsque l’on constate que le débat public se cristallise, quand on aborde l’histoire de l’Algérie coloniale au moment de la deuxième guerre mondiale, sur les seuls événements du 8 mai 1945, la répression qui s’en suivit et sa découverte par les soldats Algériens musulmans de retour. Là aussi, loin de moi l’idée de nier ces aspects que le MIB a aussi contribué à faire connaître.

Le continuel refus d’une nouvelle citoyenneté universelle

Se focaliser sur le seul volet répressif de ces événements, comme le font beaucoup de gens, renvoient dans l’ombre d’autres faits tout aussi riches d’enseignements, notamment ceux qui précèdent depuis le début de la guerre, le 8 mai 1945. Elle les empêche d’apprécier l’histoire des différentes tendances du nationalisme algérien avant ces événements tragiques et les amène à faire du peuple l’acteur abstrait de l’histoire anticoloniale.

Par exemple, le fait que les différentes tendances du nationalisme algérien surmontent leurs divisions entretenues par le pouvoir colonial depuis toujours et s’unissent au sein des AML, les Amis du Manifeste de la Liberté, et cela à partir de juin 1943. Dans le cadre actuel où l’on constate un morcellement sans précédent des mouvements sociaux et politiques, une telle expérience historique apporterait sans doute un éclairage salutaire concernant le débat sur la question des nouvelles alliances politiques que nous devons tous construire au sein des luttes. Cependant, pour faire des alliances, il faut bien proposer un projet politique. Dans un additif que Messali Hadj fit adopter dans ce Manifeste, il est déclaré : « A la fin des hostilités, l’Algérie sera érigée en Etat Algérien doté d’une constitution propre qui sera élaborée par une Assemblée algérienne Constituante élue au suffrage universel par tous les habitants de l’Algérie. »

Une telle proposition fut ignorée, méprisée par le pouvoir gaulliste qui cédait encore une fois face au lobby colonial, même s’il fit quelques concessions limitées qui ne trompèrent personne. On aura préféré, là encore, diaboliser les nationalistes par des campagnes médiatiques surnaturelles organisées par la presse et le pouvoir colonial, où le délire et la science fiction sont les genres adoptés pour rendre compte de la réalité. Cela a eu pour conséquence de propager une peur démesurée parmi les Français d’Algérie et de maintenir l’idée que les nationalistes n’avaient rien à proposer pour l’avenir alors que c’était plutôt la situation inverse. Ne proposaient-ils pas une nouvelle citoyenneté par rapport à ce qui existait dans le monde colonial ?

Ce thème de la citoyenneté m’amène finalement à rappeler un certain nombre de faits qui se sont déroulés les 16, 17 et 18 mars 1984 pendant les Assises Nationales contre le Racisme à l’UNESCO. Un article d’un numéro de l’Agence IM’MEDIA de mai-juin 1984 en rappelle bien le contexte : « Après la honte des municipales 83, après l’horreur de l’été meurtrier, et après la riposte des jeunes dont la Marche pour l’Egalité fut la marque publique, la gauche se devait à elle-même de reprendre le flambeau du combat antiraciste. Friande en symboles de haute classe, elle choisit, pour se manifester, la Journée Internationale contre le racisme comme date, et la maison de l’UNESCO comme lieu. Il fallait faire grand : le MRAP fut ordonné maître d’œuvre, 200 millions de centimes (dont 85 du gouvernement) furent alloués à l’affaire, et un mot d’ordre fut choisi par la règle selon laquelle le plus petit dénominateur commun rassemble le plus grand nombre. Ainsi naquirent, à l’appel de grands noms, les Assises Nationales contre le Racisme, dont les promoteurs espéraient que l’apparat donne écho au slogan retenu : Vivons ensemble avec nos différences. On s’apprêtait donc à ronronner dans un ressassement des canons de l’antiracisme classique. Mais, dès l’ouverture, deux discours invitèrent les participants à un effort d’intelligence et de novation. Le biologiste Albert Jacquart, (…) après avoir rappelé que la science conclut à l’inexistence des races, décrivit le racisme comme un effet des divisions sociales entre les hommes. Le monde nous dit-il, est composé de princes (1%), de flics (4%), et d’exécutants (95%). Les supérieurs, pour justifier leur position, déconsidèrent les inférieurs. Et les inférieurs s se déconsidèrent mutuellement, selon des appartenances issues de l’histoire, lorsqu’une concurrence les oppose ou qu’une peur les conduit à chercher la sécurité dans l’abaissement de l’autre. Cela n’aura de cesse que dans un monde où chacun pourra écrire le scénario de sa propre vie, où, donc, les princes ne l’écriront plus pour tous.(...) C’est dans le droit fil de cette vision que Farida Belghoul, jeune femme d’origine algérienne, auteur de deux films, a situé son intervention. Expliquant que le droit à la différence est une concession du dominé, elle a définit un cadre de lutte offensif : celui par lequel on s’assigne comme objectif la reconnaissance à tous des droits qu’impliquent la qualité d’être humain. Dès lors, il paraît logique de comprendre la citoyenneté comme une responsabilité sociale dont nul ne peut être exclu, et non comme un attribut réservé aux seuls nationaux. L’enjeu n’est donc pas la reconnaissance des différences qui de toue façon existent, mais plutôt la conquête collective des droits et de l’exercice effectif de la responsabilité ».

Il faut informer ici le lecteur que le discours de Farida Belghoul fut soumis par elle-même à l’appréciation du Collectif-Jeunes parisien. A l’origine, comme d’autres Collectifs-Jeunes qui s’étaient crées dans plusieurs régions de France, il avait été crée pour soutenir la Marche pour l’Egalité tout en se démarquant des soutiens institutionnels de l’initiative. Concomitamment au succès de la Marche, qu’il avait soutenu depuis le départ, l’assistance du Collectif, comme ailleurs, s’était élargie. De nombreuses associations et de personnalités issues de l’immigration l’avaient rejoint, avec cette joie fervente qui s’était emparée des militants comme des simples personnes et qui nourrissait de nouveaux espoirs d’émancipation et de participation à la vie de la société française.

Ainsi, à l’arrivée de la Marche à Paris, le projet de structurer les différents Collectifs-Jeune régionaux au sein d’une institution sociale et politique commune s’imposa aux acteurs issus de l’immigration. C’est en tout cas la raison principale qui explique que les Collectifs-Jeunes ont perduré après la Marche, et qu’ils ont ouvert une nouvelle période dans la vie politique concernant l’immigration. Un tel projet ne pouvait que susciter des débats et il en a suscité. Le discours de Farida Belghoul fait partie des différentes propositions qui ont pu être faites par d’autres dans cette situation. Mais, premièrement, il a eu l’avantage d’actualiser le thème d’une nouvelle citoyenneté dont il existe depuis toute une foisonnante littérature produite par les nombreux journalistes et chercheurs issus de ce mouvement issu de l’immigration ou sympathisants, ainsi que des nombreuses luttes qui ont fini, jusqu’à aujourd’hui, par prendre ce thème pour cadre.

Deuxièmement, le fait que le texte ait été discuté, approuvé voir critiqué, et même transformé dans certaines formulations lui a donné une valeur qui ne se réduisait plus à son auteur. D’ailleurs, pour soutenir une initiative de l’Association des mères victimes de crimes racistes et sécuritaires dont la Présidente était Madame Hachichi, le Collectif-Jeunes avait décidé qu’au lendemain du discours de Farida, une action serait entreprise pour faire entendre les demandes de cette association importante qui a structuré au cours des années 80 de nombreuses initiatives qui ont marqué cette époque. L’objectif était de rappeler qu’on ne pouvait se contenter de la simple affirmation de principes généraux mais d’abord d’actes qu’on pouvait être en droit d’attendre pour ces familles.

Dans le même article de l’Agence IM’MEDIA cité plus haut, voilà comment il est bien rendu compte de cette action : « L’acquis de ses Assises est que de jeunes immigrés militants ont malmené une tradition décatie tout en se faisant entendre des gens qui la porte encore. Mais qu’on n’y voit pas la naissance d’une idylle. Avant le discours de Georgina Dufoix, les jeunes sont montés à la tribune, y ont brandi des pancartes pointant les transformations qu’ils jugent indispensables, ont requis une minute de silence pour les jeunes assassinés, et ce geste fut suivi par toute l’assistance debout. Pendant l’intervention du ministre, ils l’ont beaucoup interrompue, au point qu’elle dut s’engager dans la polémique, et l’assistance, en majorité, ne prit pas goût à l’insolence. Pas d’idylle donc, mais peut-être l’amorce d’un échange nécessairement conflictuel. »

Si notre histoire passée est riche d’enseignements, notre histoire contemporaine l’est, d’autant plus qu’il existe des réseaux qui en ont conservé la mémoire. Et dans les campagnes de presse délirantes qui visent à nous dénigrer quant à notre rapport à l’Histoire passée, c’est aussi cette histoire contemporaine de l’immigration et des banlieues qui passe en second plan, qui est minorée, voire niée ou édulcorée. Elles nourrissent toujours le même objectif : diviser et dénigrer pour mieux régner. Face à de telles intentions, après plus de vingt ans de luttes politiques et de réappropriation de notre mémoire et de notre Histoire avec la France, le MIB peut entrer dans une nouvelle période qui est celle de la sérénité que procure l’expérience : « Vienne la nuit sonne l’heure, les jours s’en vont, je demeure. » Quant aux loups qui nous donnent la chasse, ils disent toujours que les raisins sont verts quand il ne peuvent pas les attraper.

samedi 3 septembre 2005,