Les courants de pensée féministe
Première section
Louise TOUPIN
Chargée de cours en études féministes
Version Internet. [Version revue et augmentée du texte paru
sous ce titre dans Qu'est - ce que le féminisme ? Trousse d'information
sur le féminisme québécois des 25 dernières
années.(Montréal, Centre de documentation sur l'éducation
des adultes et la condition féminine et Relais - femmes, 1997)]
1998 Louise Toupin
TABLE DES MATIÈRES
Première section
Introduction
- au commencement étaient trois grandes tendances
- une question préalable : qu'est - ce que le féminisme
?
1 - Le féminisme libéral égalitaire
- causes de la subordination ou qui est "l'ennemi principal"?
- stratégies de changement
2 - Le féminisme de tradition marxiste
- causes de la subordination ou qui est "l'ennemi principal"
?
- stratégies de changement
Les courants de pensée féministe
les trois grandes traditions de pensée féministe
* le féminisme libéral égalitaire
* le féminisme de tradition marxiste et socialiste
* le féminisme radical
* métamorphoses actuelles
Comme tout mouvement social, le mouvement féministe est traversé
par différents courants de pensée. Chacun à sa
façon, ces courants cherchent à comprendre pourquoi et
comment les femmes occupent une position subordonnée dans la
société. Comment les décrire et les inventorier
? Les idées étant des représentations humaines
de la réalité sociale, l'opération qui consiste
à tenter de les classer ne peut être qu'une tentative plus
ou moins arbitraire d'interprétation de ces idées.
Le mouvement néo - féministe1 qui apparaît à
la fin des années 1960 en Occident, refusait, à ses débuts,
de se voir accoler quelque étiquette que ce soit, revendiquant
plutôt le droit à sa spécificité singulière,
à son originalité, à son "autonomie"
de pensée et d'action. Le féminisme du début des
années 1970 n'acceptait qu'un qualificatif : révolutionnaire.
Mais peu à peu, d'autres féministes revendiquèrent
d'autres étiquettes : des femmes afro - américaines et/ou
lesbiennes aux États - Unis contestèrent très vite
le type de féminisme préconisé par les pionnières
du néo - féminisme. Le besoin de "classer" ces
divers courants du féminisme devenait de plus en plus nécessaire,
ne serait - ce que pour s'y retrouver soi - même.
Depuis 1975, plusieurs typologies des courants de pensée féministe
ont été produites, majoritairement par des féministes
universitaires américaines.2 Chacune de ces typologies offre
sa propre logique de classement, sa propre sophistication. Au lieu d'en
faire la recension, tentons plutôt de retenir de ces typologies
la puissance explicative qu'elles peuvent comporter sur le plan de l'analyse
et de l'évolution de la pensée féministe. Comment
chaque courant comprend - il les causes de la subordination des femmes
et quelles stratégies de changement propose - t - il pour en venir
à bout ? Ce sont là les pistes retenues pour exposer les
traditions de pensée féministe qui sont apparues avec
le néo - féminisme.
Il va sans dire que cette nouvelle synthèse qui est ici présentée
n'a aucune prétention à être "la meilleure",
et encore moins à être définitive. Elle se présente
humblement comme un "work in progress", perfectible au gré
des discussions et de l'évolution de la pensée et des
pratiques féministes.
Au commencement étaient trois grandes tendances
Pour débuter, il peut être intéressant de retourner
aux premiers écrits du néo - féminisme, aux États - Unis
et au Québec, qui traitaient déjà de cette question
afin de voir comment, à l'époque, on concevait les courants
féministes alors en émergence.
Shulamith Firestone écrit, dans La dialectique du sexe, qu'il
y a selon elle trois courants féministes aux États - Unis
en 19703. Il y aurait eu d'abord les féministes "conservatrices"
; elle entendait par là les féministes libérales
réformistes du NOW, le National Organization of Women, fondé
par Betty Friedan en 1966. Il y aurait eu ensuite les "politicos"
: il s'agissait des femmes dans les groupes de la gauche (appelée
Movement aux États - Unis à l'époque). Et, finalement,
il y aurait eu les féministes radicales, son camp.
En 1973, ici même au Québec, le Centre des femmes4, dans
son journal Québécoises Deboutte, identifiait lui aussi
trois courants au sein du féminisme québécois (sans
compter le sien propre) : le féminisme "réformiste",
le féminisme "culturaliste", celui qui s'attaquait
aux aspects culturels de l'oppression et, en troisième lieu,
le féminisme "opportuniste ou individualiste", celui
des femmes qui luttent seules pour faire carrière dans le monde
des hommes. Le Centre des femmes, pour sa part, se réclamait
d'un féminisme "révolutionnaire" autonome, mais
dont la lutte devait être "intimement liée à
celle des travailleurs"5. Donc, si on fait exception du "féminisme
opportuniste ou individualiste", on reconnaît, dans cette
classification, les trois tendances décelées par S. Firestone
: réformiste (ou libérale), radicale (ou culturelle),
politique (ou révolutionnaire).
En 1982, des militantes du Centre de formation populaire, dans une
brochure sur Le mouvement des femmes au Québec, identifiaient
à peu près de la même façon les courants
du féminisme québécois : le courant réformiste
libéral, le courant marxiste (orthodoxe et non - orthodoxe), et
le courant radical6.
Grosso modo, c'est donc autour de trois grandes tendances qu'était
axé l'éventail des courants politiques du féminisme
dans sa première décennie, du moins selon la vision qu'en
avaient alors des militantes du mouvement féministe à
l'époque : la tendance libérale égalitaire (les
"conservatrices" de S. Firestone et les "réformistes"
du Centre des femmes), la tendance marxiste et socialiste (les "politicos"
de S. Firestone et les "révolutionnaires" du Centre
des femmes) et la tendance radicale (les "culturalistes" de
Centre des femmes).
Ces trois grandes tendances de la pensée féministe demeurent,
encore aujourd'hui, des points de repère, une sorte de tronc
commun à partir duquel l'évolution de la pensée
féministe peut être comprise, car c'est beaucoup dans le
sillage des lacunes mêmes de cette classification et des critiques
dont elle a été l'objet que les raffinements des théories
actuelles ont pu voir le jour7.
Voyons donc d'abord en quoi ces trois grandes tendances se caractérisent
et se différencient aux deux plans de l'analyse de l'oppression
des femmes et des stratégies de changement proposées.
Nous verrons ensuite certaines critiques qui ont été formulées
à l'endroit de cette classification et les raffinements consécutifs
qui lui ont été apportés, spécialement à
partir de 1975.
Une question préalable : qu'est - ce que le féminisme ?
Disons d'abord qu'il n'y a pas de "théorie générale"
du féminisme. Il y a plutôt des courants théoriques
divers qui, comme on l'a mentionné au début, cherchent
à comprendre, chacun à sa façon, pourquoi et comment
les femmes occupent une position subordonnée dans la société.
Lorsqu'on parle de "la pensée féministe", on
fait généralement appel à ce bloc de courants hétérogènes
qui tentent d'expliquer pourquoi les femmes se retrouvent ainsi subordonnées.
Remarquons que certaines femmes ne croient pas qu'il s'agit de subordination
d'un sexe par rapport à l'autre. Elles estiment plutôt
qu'il s'agit de "complémentarité naturelle"
des sexes. Elles posent là toute la question de la définition
du féminisme car, en effet, peut - on parler de féminisme
s'il n'y a pas, à la base, une révolte contre sa position
sociale subordonnée ? Peut - on parler de féminisme s'il
n'y a pas, non plus, la reconnaissance d'une cause sociale à
cette subordination ?
Il semble que non. La révolte contre sa situation apparaît
comme une condition sine qua non du féminisme. Pas de problème,
donc pas de révolte ! Le féminisme pourrait dès
lors être ainsi défini :
Qu'est - ce que le féminisme ?
Il s'agit d'une prise de conscience d'abord individuelle, puis ensuite
collective, suivie d'une révolte contre l'arrangement des rapports
de sexe et la position subordonnée que les femmes y occupent
dans une société donnée, à un moment donné
de son histoire.
Il s'agit aussi d'une lutte pour changer ces rapports et cette situation.
A partir de là, les féministes divergent : comment expliquer
cette place subordonnée des femmes ? Comment changer cette situation?
C'est ici que nous retrouvons les trois grandes traditions de pensée
féministe et leur évolution respective, ainsi que les
tentatives de classification de ces dernières.
1 - LE FEMINISME LIBERAL EGALITAIRE
Le féminisme libéral égalitaire (appelé
aussi "réformiste", ou féminisme des droits
égaux), est en filiation directe avec l'esprit de la Révolution
française : avec sa philosophie, le libéralisme, et avec
son incarnation économique, le capitalisme. Liberté (individuelle)
et égalité seront deux de ses principaux axes de lutte.
Les féministes libérales égalitaires ont donc
réclamé pour les femmes, depuis plus d'un siècle,
l'égalité des droits avec les hommes : égalité
de l'accès à l'éducation ; égalité
dans le champ du travail, en matière d'occupations et de salaires
; égalité dans le champ des lois : des lois civiles (capacité
juridique pleine et entière), des lois criminelles (rappel de
toutes mesures discriminatoires) et égalité politique
(comme par exemple le droit de vote). L'égalité complète
permettrait aux femmes de participer pleinement à la société,
sur un pied d'égalité avec les hommes.
Le courant féministe libéral égalitaire n'est
pas, comme on le verra, le seul courant féministe à réclamer
de tels droits. Cependant, il se différencie des autres par l'identification
des causes de la subordination des femmes dans la société
et par ses stratégies de changement.
Causes de la subordination ou qui est "l'ennemi principal"8
?
Le courant féministe libéral égalitaire épouse
grosso modo la philosophie du libéralisme, avons - nous dit. Cela
signifie qu'on croit la société capitaliste perfectible.
On croit en sa capacité de réforme. Le problème
est qu'il est simplement mal ajusté aux femmes. A preuve : à
l'intérieur de ce système, les femmes sont discriminées
socialement, politiquement et économiquement. La cause est à
trouver dans leur socialisation différenciée : des préjugés,
des stéréotypes, des mentalités et des valeurs
rétrogrades en sont responsables.
Les lieux où s'expriment cette discrimination sont l'éducation,
le monde du travail, les professions, les églises, les partis
politiques, le gouvernement, l'appareil judiciaire, les syndicats, la
famille, donc à peu près partout.
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Stratégies de changement.
Le moyen le plus efficace pour enrayer la discrimination faite aux
femmes réside d'abord dans l'éducation non sexiste. Il
s'agit de socialiser autrement les femmes. C'est en changeant les mentalités
qu'on changera la société. L'autre moyen réside
dans les pressions pour faire changer les lois discriminatoires. Ces
pressions peuvent prendre la forme de mémoires au gouvernement,
de sensibilisation du public par des colloques, par la formation de
coalitions d'appui à certaines revendications, de lobbies, etc.
Le féminisme libéral égalitaire est le courant
modéré du féminisme. Le Conseil du statut de la
femme, l'Association d'éducation féminine d'éducation
et d'action sociale, la Fédération des femmes du Québec,
jusqu'à tout récemment, se sont traditionnellement situés
dans ce courant de pensée. Au fil des ans, il a toutefois subi
l'influence des autres courants de pensée du féminisme.
Ainsi, la notion de discrimination "systémique" (qui
a donné lieu aux revendications de programmes d'accès
à l'égalité et à l'équité
salariale portées par ces groupes) provient, sur le plan de l'analyse,
des deux autres courants du féminisme (marxiste et radical) pour
qui l'oppression des femmes provient d'un "système",
et n'est pas redevable simplement à des mentalités ou
valeurs individuelles rétrogrades. Voyons donc ces deux autres
traditions de pensée féministe.
2 - LE FEMINISME DE TRADITION MARXISTE
Le mouvement féministe, qui connaît un deuxième
souffle en Occident au tournant des années 1970, naît dans
un climat d'effervescence sociale fortement marqué par les idéaux
de gauche issus de la tradition marxiste. C'est ainsi que la plupart
des féministes, et dans leurs écrits et dans leurs actions,
tiendront compte du marxisme, soit pour se situer à l'intérieur
de cette tradition, soit pour s'en démarquer, soit pour le contester
dans ses fondements.
Nous ferons état d'abord du point de vue marxiste classique
sur la question des femmes, puis de certaines métamorphoses féministes
de cette tradition de pensée.
Menu
Causes de l'oppression ou qui est l'"ennemi principal" ?
Pour les marxistes féministes orthodoxes9, c'est l'organisation
économique, le capitalisme, qui explique l'exploitation des deux
sexes. L'oppression des femmes est en effet datée historiquement
: elle est née avec l'apparition de la propriété
privée. Ce fut là, selon Engels, "la grande défaite
historique du sexe féminin", qui coïncide avec l'arrivée
de la société divisée en classes et l'avènement
du capitalisme. Outre Engels, la tradition de pensée dont s'inspirent
les marxistes féministes orthodoxes de la décennie 1970
remonte notamment à August Bebel, Clara Zetkin et Alexandra Kollontaï10,
et est demeurée pratiquement inchangée pendant un siècle
(1879 - 1970)
Pour ces marxistes, le besoin de transmettre ses propriétés
par l'héritage et, pour ce faire, d'être certain de sa
descendance, a rendu nécessaire l'institution du mariage monogamique.
C'est ainsi que les femmes furent mises sous le contrôle des maris,
dans la sphère privée de la famille, hors de la production
sociale. C'est là la cause de leur oppression.
L'oppression des femmes est donc due au capitalisme. Elle est née
avec l'apparition de la propriété privée, et elle
va disparaître avec le renversement du capitalisme. L'"ennemi
principal" n'est plus identifié aux préjugés
ou aux lois injustes envers les femmes, comme dans le féminisme
libéral, mais bien au système économique et à
la division sexuée du travail qu'il a instaurée : aux
hommes la production sociale et le travail salarié, aux femmes
le travail domestique et maternel gratuit à la maison, hors de
la production sociale.
Le patriarcat, que les féministes radicales définiront
comme étant le pouvoir des hommes dans la famille et dans toute
la société, apparaît donc, aux yeux des marxistes
orthodoxes, comme un simple produit du capitalisme, une "mentalité",
qui disparaîtra avec le renversement du capitalisme. Le patriarcat
occupe donc une place secondaire dans l'explication de l'oppression
des femmes, cette dernière étant liée aux formes
de l'exploitation capitaliste du travail.
Le lieu où s'exprime d'abord l'exploitation se situe dans le
monde du travail, dans l'économie. C'est ainsi que le travail
gratuit des femmes sera toujours analysé dans ses rapports avec
l'économie capitaliste.
Stratégies de changement
Pour les marxistes féministes orthodoxes, la fin de l'oppression
des femmes coïncidera avec l'abolition de la société
capitaliste divisée en classes et son remplacement par la propriété
collective. La famille conjugale tombera donc en désuétude
puisqu'une prise en charge collective des enfants et du travail domestique
sera instaurée.
Comme l'oppression des femmes est due à leur enfermement dans
la sphère privée, hors de la production sociale, la stratégie
de changement proposée passe par la réintégration
des femmes dans la production sociale, au sein du marché du travail
salarié, et leur participation à la lutte des classes,
côte - à - côte avec les camarades, pour abolir le capitalisme.
Chez les marxistes orthodoxes, il n'y a pratiquement pas de place pour
la lutte féministe autonome, celle - ci ne pouvant que disperser
les forces en luttant ainsi "contre les hommes".
Cependant, la voie des réformes n'est pas pour autant mise de
côté. Elles sont même nécessaires pour améliorer
le sort des femmes. Elles doivent cependant avoir pour objectif de mettre
à nu les contradictions du système et la profondeur de
la subordination des femmes.
A première vue, donc, les revendications préconisées
et appuyées par les marxistes féministes (droit au travail
social, droit aux garderies, égalité des chances dans
l'emploi, l'éducation, les salaires, l'avortement libre et gratuit
etc. ) peuvent ressembler aux revendications des féministes libérales.
Elles s'en démarquent cependant par l'objectif final qui est
de "dévoiler les contradictions" pour aider à
renverser ultimement le système économique. Ces revendications
se démarquent surtout par le refus de ces marxistes de s'inscrire
dans la mouvance du mouvement féministe.
Il est en effet à noter que le féminisme sera toujours
considéré par ces orthodoxes, femmes et hommes, comme
étant un mouvement "individualiste - bourgeois", allant
à l'encontre des intérêts de la classe ouvrière,
et qu'il fallait combattre de toutes les façons. Au Québec,
on retrouva ces types d'opposantes à la lutte autonome des femmes
et au féminisme principalement dans les groupuscules marxistes - léninistes
qui fleurirent durant la décennie 70. L'action des ces marxistes
orthodoxes à l'endroit des femmes ne se situait donc pas à
l'intérieur du mouvement des femmes d'alors, puisqu'ils combattaient
toute lutte autonome des femmes11.
Signalons enfin que cette opposition à la lutte autonome des
femmes s'est manifestée aussi un peu partout en Europe à
la même époque, et cela jusqu'aux débuts des années
1980 ; les premiers textes du mouvement féministe, par le soin
qu'ils mettaient à se démarquer de l'orthodoxie marxiste,
en portent d'ailleurs la trace12. Cette "guerre froide" à
l'endroit du féminisme épousait trait pour trait une vieille
querelle entre le mouvement socialiste international et le mouvement
féministe, datant celle - là de la fin du XIXe siècle13.
NOTES
1. Le préfixe “néo” accolé à
“féminisme” est utilisé ici pour parler de
cette seconde phase du féminisme qui fait son apparition au milieu
des années 1960 aux Etats - Unis, et quelques années plus
tard ailleurs en Occident. Quant à la première phase,
elle s’échelonne, grosso modo, sur un siècle, qui
se terminerait avec le début des années 1960.
2. Mentionnons YATES, Gayle Graham. What Women Want: The Ideas of the
Movement. Cambridge, Mass. Harvard University Press, 1975; JAGGAR, Alison
et de Paula Rothenberg. Feminist Frameworks: Alternative Theoretical
Accounts of the Relations Between Women and Men. New - York, McGraw
- Hill, 1978, 1984 et 1993; EISENSTEIN, Hester. Contemporary Feminist
Thought. Boston, G.K. Hall, 1984; McFADDEN, Maggie. “Anatomy of
Difference: Toward a Classification of Feminist Theory”, Women’s
Studies International Forum, 7, 6, 1984; CASTRO, Ginette,.Radioscopie
du féminisme américain. Paris, Presses de la Fondation
nationale de science politique, 1984; DESCARRIES - BELANGER, Francine
et de Shirley Roy. Le mouvement des femmes et ses courants de pensée.Essai
de typologie. Ottawa, Les Documents de l’ICREF/CRIAW, no. 19,
1988; MATHIEU, Nicole - Claude. “Identité sexuelle/sexuée/de
sexe: trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre”,
dans MATHIEU, N - C. L’anatomie politique. Catégorisations
et idéologies du sexe. Paris, Côté - femmes, 1991;
TONG, Rosemarie. Feminist Thought: A Comprehensive Introduction. Boulder,
Col. Westview Press, 1989; BRYSON, Valery. Feminist Political Theory:
An Introduction. London, Macmillan, 1992; CLOUGH, Patricia Ticineto.
Feminist Thought: Desire, Power, and Academic Discourse. Cambridge,
Mass. Blackwell, 1994, etc.
3. FIRESTONE, Shulamith. La dialectique du sexe..Le dossier de la Révolution
féministe. Paris Stock, 1972, p. 48.
4. Le Centre des femmes, le premier du nom, fut formé en janvier
1972, à la mort du Front de libération des femmes du Québec,
premier groupe du néo - féminisme québécois
(1969 - 1971). Le Centre des femmes vécut jusqu’en 1975.
Sur l’histoire de ces deux groupes, voir O’LEARY, Véronique
et Louise Toupin. Québécoises Deboutte, tome 1. Une anthologie
de textes du Front de libération des femmes (1969 - 1971) et
du Centre des femmes (1972 - 1975). Montréal, Remue - ménage,
1982.
5. « Pour un mouvement de femmes, mais lequel?», Québécoises
Deboutte, 1, 4, mars 1973, p. 2 - 3, réédité dans
O’LEARY, Véronique et Louise Toupin. Québécoises
Deboutte, tome 2, Collection complète des journaux. Montréal,
Remue - ménage, 1983, p. 94 - 96.
6. BRODEUR, Violette et all. Le mouvement des femmes au Québec.
Etude des groupes montréalais et nationaux. Montréal.,
Centre de formation populaire, 1982, p. 8. Pour sa part, Armande Saint
- Jean dans Pour en finir avec le patriarcat identifie “quatre
principales familles de pensée féministe”. Si on
met de côté sa première catégorie, qui regroupe
celles qui “refusent elles - mêmes de s’appeler féministes”,
on retrouve aussi les trois autres courants mentionnés ailleurs,
soit “réformiste”, “marxiste” et “radical”.
Voir SAINT - JEAN, Armande. Pour en finir avec le patriarcat . Montréal,
Primeur, 1984, p. 98 - 100.
7. Voir à ce sujet MAYNARD, Mary. “Beyond the ‘Big
Three’: the Development of Feminist Theory Into the 1990s”,
Women’s History Review, 4, 3, 1995, p. 259 - 281.
8. L’expression “ennemi principal” fait référence
à un texte “fondateur“ du néo - féminisme
français, écrit en 1970 par Christine Delphy, sous le
pseudonyme de : DUPONT, Christine. “ L’ennemi principal”,
Partisans, 54 - 55, juillet - octobre 1970, p. 157 - 172.
On utilisera ici à cet égard l’essai de: REED, Evelyn
. “Les femmes, caste, classe, ou sexe opprimé?”,
Partisans, 57, janvier - février 1971, p. 42 - 50.
9. ENGELS, Frederich, L’origine de la famille, de la propriété
privée et de l’Etat, Paris, Editions sociales, 1954 (1ère
édition: 1884). BEBEL, August, La femme dans le passé,
le présent et l’avenir, Genève, Slatkine Reprints,
1979 (lère édition: 1879). ZETKIN, Clara, Batailles pour
les femmes, Paris, Editions sociales, 1980 (réunit des textes
écrits entre 1889 et 1932). KOLLONTAI, Alexandra, Conférences
sur la libération des femmes, Paris, La Brèche, 1978 (prononcées
en 1921).
10. La petite histoire de cette véritable “guerre froide”
livrée par les groupes marxistes - léninistes à
l’endroit des groupes féministes du Québec peut
être retracée dans O’LEARY , Véronique et
Louise TOUPIN, Québécoises Deboutte, Tome 1: Une anthologie
de textes du Front de libération des femmes (1969 - 1971) et
du Centre des femmes (1972 - 1975), Montréal, Revue - ménage,
1982, p. 34 - 39.
11. Voir, par exemple, pour la France, le texte déjà cité
“L’ennemi principal” de Christine DUPONT, écrit
en 1970; pour l’Italie, Le pouvoir des femmes et la subversion
sociale de Mariarosa DALLA COSTA et Selma JAMES, écrit en 1971
et, pour le Québec, le journal QUEBECOISES DEBOUTTE, édité
par le Centre des femmes entre les années 1972 et 1975.
12. Le ton quelque peu suranné émanant de ces textes témoigne
du fait qu’ils ont été écrit en plein dans
cette époque de “guerre froide ” livrée par
ces orthodoxes à l’endroit de toutes les féministes
sans exception.
13. Sur cette vieille querelle, voir PICQ, Françoise “
‘Le féminisme bourgeois’: une théorie élaborée
par les femmes socialistes avant la guerre de 14”, dans COLLECTIF,
Stratégies de femmes, Paris, Tierce, 1984, p. 391 - 404.
Le livre de Renée COTE, sur l’histoire de La Journée
internationale des femmes (Montréal, Remue - ménage, 1984)
illustre, sous forme imagée, les liens difficiles que les femmes
féministes et socialistes ont historiquement entretenus.
Le lien d'origine
http://netfemmes.cdeacf.ca/documents/courants_01.html
Les courants de pensée féministe
Deuxième section
Louise TOUPIN
Chargée de cours en études féministes
Version Internet. [Version revue et augmentée du texte paru
sous ce titre dans Qu'est - ce que le féminisme ? Trousse d'information
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années.(Montréal, Centre de documentation sur l'éducation
des adultes et la condition féminine et Relais - femmes, 1997)]
1998 Louise Toupin
TABLE DES MATIÈRES
Deuxième section
3 - Les métamorphoses du courant marxiste féministe
- les courants féministes socialistes
- le féminisme «populaire»
- le courant du salaire contre travail ménager
4 - Le féminisme radical : la grande «rupture»
- causes de l'oppression ou qui est «l'ennemi principal»
?
- stratégies de changement
5 - Les métamorphoses du courant radical
- un continuum de pensée oscillant entre l'explication sociale
et l'explication biologique
- le courant radical matérialiste
- le courant radical de la différence : «de la spécificité»
à «de la femelléité»
3 - LES METAMORPHOSES DU COURANT MARXISTE FEMINISTE
Les insuffisances et les lacunes du courant marxiste orthodoxe concernant
l'explication de l'oppression des femmes entraîneront une métamorphose
du marxisme féministe. Cette métamorphose, dont on peut
constater les traces jusqu'à nos jours, est cependant souvent
passée sous silence dans la documentation sur l'évolution
des courants de pensée féministe. De ce fait, elle demeure
largement méconnue de la part de nombre de femmes occidentales
qui sont devenues féministes14 durant les décennies conservatrices
des années 80 et 90, marquées par un «backlash»
féministe et l'éclatement des régimes socialistes
au pouvoir en URSS et en Europe de l'Est.
Pourtant, alors que tout ce qui touche de près ou de loin au
marxisme durant cette période - et aujourd'hui encore - est considéré
comme dépassé, voire même rejeté, par à
peu près tout le monde occidental, incluant le monde féministe,
nombre de femmes du tiers monde, notamment, continuent pour leur part
d'imprégner leurs analyses et leurs pratiques d'une analyse de
classe, qu'elles ont su adapter à leurs contextes nationaux 15.
Sans compter qu'en Occident, il y eût, et cela depuis les débuts
des années 70, plusieurs tentatives de la part de nombre de féministes
d'allier une analyse «de classe» à une analyse «de
sexe». Bref, ce ne sont pas toutes les féministes qui ont
laissé tomber l'analyse de classe pour lui substituer l'analyse
de sexe, même si c'est l'image qui peut parfois se dégager
du mouvement féministe.
- les courants féministes socialistes
Alors que les marxistes orthodoxes, rappelons - nous, portaient d'abord
et avant tout leur attention aux classes sociales et au système
économique capitaliste, seul responsable de l'oppression des
femmes, les courants féministes socialistes porteront une égale
attention au sexe (appelé «le patriarcat») et aux
classes sociales (appelé «le capitalisme») dans leurs
analyses de l'oppression des femmes. Les féministes socialistes
tenteront ainsi de comprendre comment le patriarcat s'articule au capitalisme
et vice - versa. Elles parleront de deux systèmes d'oppression
des femmes : le patriarcat et le capitalisme 16.
Puis, peu à peu, les analyses cherchant des explications unifiées
à l'oppression des femmes (l'«ennemi principal»)
se verront délaissées, aidées en cela par le développement
des perspectives lesbiennes, du Black Feminism et des femmes du «tiers
monde", ainsi que par le discrédit graduel entourant tout
ce qui touche au marxisme à la suite de la chute du mur de Berlin.
On en vint à considérer, chez les féministes socialistes,
que l'oppression des femmes relevait de plusieurs formes ou systèmes
de domination : racisme, (hétéro)sexisme, classisme, ethnicisme.
Certaines d'entre elles en vinrent cependant à délaisser
l'idée même de transformation sociale, de changement systémique,
réduisant parfois «le social» à des «représentations»,
l'oppression à des «discours». Elles grossiront les
rangs du postmodernisme, très présent notamment dans les
universités américaines 17. D'autres évolueront
vers un féminisme plus multiculturel, ou «global»
18, tentant d'articuler toutes les formes d'oppression que vivent les
femmes sur la planète, se rapprochant ainsi des préoccupations
de plusieurs féministes du tiers monde et de femmes œuvrant
dans les milieux populaires des pays industrialisés.
- le féminisme «populaire»
Par cette appellation de féminisme «populaire» 19,
nous entendons englober le militantisme de nombre de femmes pauvres,
ici comme dans le tiers monde qui, ne se définissant pas nécessairement
comme féministes, ont néanmoins des pratiques et une vision
s'apparentant à la tradition féministe.
Il s'agit d'un féminisme dont la pratique est enracinée
dans le quotidien, et dont les mobilisations s'organisent autour des
conditions de survie des familles ou des communautés. Ces mobilisations
constituent des lieux extrêmement importants d'affirmation des
femmes et de réappropriation d'elles - mêmes. Ce type de
militantisme fait référence à ce que recouvre grosso
modo le terme anglais de «grass - roots activism».
Ce type de militantisme a toujours côtoyé le mouvement
féministe «officiel», agissant le plus souvent en
parallèle. On peut faire remonter sa tradition de lutte aussi
loin qu'aux révoltes frumentaires, liées aux émeutes
provoquées par les famines dans l'histoire : on retrouvait les
femmes aux premiers rangs des luttes pour le pain, réclamant
du blé et du froment 20.
On trouve aujourd'hui ce militantisme non seulement dans les pays du
tiers monde, où il est très présent, mais aussi
dans le tiers monde des pays industrialisés, soit chez les femmes
des groupes populaires, assistées sociales, qui vivent l'appauvrissement
au quotidien. La perspective de subsistance, qui est celle de bon nombre
de groupes ou de réseaux (DAWN, 1992), s'ancre dans l'idée
que le sexisme n'est qu'une des formes de l'oppression des femmes ;
le sexisme n'est souvent pas vécu comme étant le premier
lieu de l'oppression des femmes dans le tiers monde, et les luttes pour
y mettre fin sont donc insuffisantes pour venir à bout de l'oppression
dont elles souffrent : pauvreté due aux effets du système
économique basé sur le profit, racisme, exclusion, etc.
Pour elles, la lutte en faveur de l'égalité sexuelle doit
s'accompagner de changements sur d'autres fronts.
Un des messages portés par ce type d'analyse et de pratiques
est qu'il faut élargir la définition classique du féminisme
de façon à englober le plus possible la totalité
de ce qui opprime les femmes et qui forme des systèmes d'injustices
inextricablement liées entre eux. Un autre message réside
dans le fait qu'il force à reconnaître qu'il y a une diversité
de féminismes de par le monde, ces derniers pouvant emprunter
plus d'une forme, et qu'il faut créer des liens entre toutes
ces formes de luttes et leurs protagonistes. C'est un appel à
la solidarité internationale féministe.
Il y eût aussi d'autres tentatives de «réformer»
le marxisme classique en y insufflant une perspective féministe
et cela, dès les tout débuts du cette seconde phase du
mouvement féministe. Mentionnons le courant du salaire contre
travail ménager, dont on peut aujourd'hui constater les retombées
notamment dans les diverses tentatives de reconnaissance du travail
invisible des femmes sur la planète.
- le courant du salaire contre travail ménager
Le courant dit du «salaire contre travail ménager»
naît dès les débuts du néo - féminisme
en Occident autour d'un livre phare : Le pouvoir des femmes et la subversion
sociale 21. Co - signé par une italienne, Mariarosa Dalla Costa,
et une anglo - américaine, Selma James, le livre apparaît
comme une tentative d'adapter l'analyse marxiste à celle de l'oppression
des femmes. Édité en 1972 en italien et en anglais, il
sera traduit rapidement dans plusieurs langues et sera l'occasion, à
partir de ce moment, de la création de groupes militant en faveur
d'un salaire contre le travail ménager dans plusieurs pays, de
part et d'autre de l'Atlantique : Italie, Angleterre, Allemagne, Suisse,
États - Unis, Canada anglais.
Ces groupes eurent une existence relativement brève 22, cependant
que l'analyse sous - jacente à ce courant a jeté les bases
théoriques de la reconnaissance du travail invisible des femmes,
et il est à l'origine des analyses qui, aujourd'hui, tentent
de rendre visible tout le secteur invisible et non payé de l'économie.
Alors que les marxistes classiques s'intéressent à la
production des marchandises, les marxistes du courant du salaire contre
le travail ménager s'intéressent au travail de reproduction
des êtres humains, donc au travail généralement
exercé par des femmes, principalement dans la famille. La maison
apparaît alors comme le premier lieu de travail des femmes. Elles
y produisent ce qu'il y a de plus précieux : les êtres
humains. Elles reproduisent non seulement la vie, mais elles permettent
aux être humains de «fonctionner» : aux hommes de
travailler, aux enfants d'être éduqués, aux malades
et aux vieillards d'être soignés et entretenus. Massivement,
les femmes s'occupent donc de l'entretien matériel, mais aussi
immatériel (affectif) des êtres humains.
Or ce travail, clé de voûte de la reproduction humaine
des sociétés, est le lieu de l'exploitation des femmes,
car il se fait gratuitement, dans la dépendance économique.
Cette «condition» de ménagère constitue «le
plus petit dénominateur commun» entre toutes les femmes
dans tous les pays. Au niveau mondial, cette condition détermine
la place des femmes, où qu'elles soient, à quelque classe
qu'elles appartiennent. Pour briser cette détermination, pour
abolir ce rôle de ménagère, on propose la stratégie
du salaire contre le travail ménager.
Même si cette stratégie n'a pas été retenue
par les féministes et le mouvement des femmes, elle a quand même
poursuivi son chemin jusqu'à nos jours sous diverses formes.
Mentionnons au Québec, la lutte de l'Association féminine
d'éducation et d'action sociale (AFEAS) pour faire reconnaître
un statut pour les travailleuses au foyer ; mentionnons les luttes de
l'Association des femmes collaboratrices pour faire reconnaître
aux femmes, associées avec leur conjoint dans une entreprise,
un statut, un salaire et bon nombre d'avantages sociaux qui y sont généralement
rattachés. Mentionnons aussi les luttes des femmes dans les associations
de défense des assistés sociaux, qui militent dans leurs
quartiers pour améliorer la qualité de leurs conditions
de vie, qui sont aussi pour elles leurs conditions de travail. Mentionnons
enfin la revendication de la Marche des femmes de 1995 en faveur de
l'implantation d'«infrastructures sociales» et de la reconnaissance
des services sociaux rendus massivement par des femmes.
Ces initiatives s'inscrivent en filiation avec le courant du salaire
contre travail ménager, pour qui la maison, le quartier, la communauté,
constituaient «l'autre moitié de l'organisation capitaliste»,
l'autre moitié de l'économie, que l'on définissait
jusqu'alors comme uniquement constituée du marché.
4 - LE FEMINISME RADICAL : LA GRANDE «RUPTURE»
Même si les traditions de pensée libérale et marxiste
ont été déterminantes dans la formation et l'évolution
du néo - féminisme en Occident, il n'en reste pas moins
que l'émergence d'une pensée féministe radicale
constitue la grande «rupture» opérée par le
néo - féminisme à la fin de la décennie 1960.
«Radical» signifiait qu'on entendait remonter, dans l'explication
de la subordination des femmes, «à la racine» du
système. Le système auquel on faisait référence
n'était pas, comme chez les marxistes, le système économique,
mais le système social des sexes, qu'on nommera patriarcat. «Radical»
signifiait surtout qu'on allait assister à une toute nouvelle
façon de penser les rapports hommes - femmes, étrangère
aux explications libérale ou marxiste, et se présentant
comme «autonome», et sur le plan de la pensée, et
sur le plan de l'action.
Le réformisme libéral et la superficialité de
son analyse de la discrimination des femmes sont rejetés par
les nouvelles féministes qui arrivent sur la scène publique
à la fin des années 1960. Le marxisme aussi est rejeté
(en tout ou en partie) en raison de son incapacité de concevoir
les femmes en dehors de la classe de leur mari. On rejette de même
ses traditions de luttes et son fonctionnement «machiste»,
refusant toute place centrale à la lutte autonome des femmes.
Le féminisme radical venait donc combler certaines lacunes et
du libéralisme et du marxisme.
Cependant, le féminisme radical n'a jamais constitué
un courant homogène. Par exemple, il n'y eut jamais, comme dans
le cas des marxistes féministes, des «orthodoxes».
Il s'agit d'un courant éclaté dont les composantes partagent
cependant une conviction commune : l'oppression des femmes est fondamentale,
irréductible à quelque autre oppression, et traverse toutes
les sociétés, les «races» et les classes.
A partir de ce constat commun, les sous - courants radicaux divergent
quant à l'analyse de l'oppression des femmes. Avant d'aborder
les multiples métamorphoses du courant radical, voyons comment
y sont articulées, au plan général, les causes
de l'oppression des femmes et les stratégies de changement.
- Causes de l'oppression ou qui est l'«ennemi principal»
?
L'«ennemi principal» ne se situe ni dans les préjugés,
ni dans les lois injustes, comme chez les féministes du courant
libéral, ni dans le système capitaliste, comme chez les
marxistes féministes. C'est le patriarcat qui explique la domination
des femmes par les hommes. Alors que chez les marxistes féministes
le capitalisme occupait une place centrale dans l'explication, et le
patriarcat une place secondaire, chez les radicales, c'est exactement
l'inverse: le patriarcat occupe une place première et le capitalisme
une place secondaire. L'«ennemi principal» devient donc
le pouvoir des hommes, les hommes comme classe sexuelle. Kate Millet,
Shulamith Firestone, Ti - Grace Atkinson 23, pour ne nommer qu'elles,
sont, aux États - Unis, les initiatrices de ce courant.
L'expression première du patriarcat se manifeste par le contrôle
du corps des femmes, notamment par le contrôle de la maternité
et de la sexualité des femmes. Le lieu où le patriarcat
s'exprime se situe d'abord dans la famille et dans tout le domaine de
la reproduction, mais aussi dans toute la société et à
tous les niveaux (politique, économique, juridique), de même
que dans les représentations sociales, le patriarcat constituant
un véritable système social, un système social
des sexes ayant créé deux cultures distinctes : la culture
masculine dominante, et la culture féminine dominée.
- Stratégies de changement
L'objectif ultime du féminisme radical est, grosso modo, le
renversement du patriarcat. Cet objectif passe par la réappropriation
par les femmes du contrôle de leur propre corps. Plusieurs stratégies
seront envisagées, allant du développement d'une culture
féminine «alternative» (création d'espaces
féminins comme les centres de santé, les maisons d'hébergement
pour femmes victimes de violence, le théâtre, le cinéma,
les festivals, les commerces, maisons d'édition, librairies,
magazines destinés aux femmes), jusqu'au «séparatisme»
(la vie entre lesbiennes ou célibataires seulement), en passant
par l'offensive directe contre le patriarcat (manifestations contre
la pornographie, les concours de beauté, les déploiements
militaires, les mutilations sexuelles, appuis à l'avortement,
etc. ).
La recherche d'«alternatives» sociales féministes
et leur mise en pratique contribua beaucoup à la grande vogue
du courant radical. Il était axé sur des solutions, des
concrétisations d'utopies féministes, ici et maintenant.
5 - LES METAMORPHOSES DU COURANT RADICAL
Il est extrêmement difficile de faire la recension des métamorphoses
qu'a connues le courant radical, surtout en quelques lignes, car nous
sommes ici face à une panoplie sans précédent de
textes provenant de mouvements très éclatés, de
disciplines les plus diverses, et d'horizons s'étendant désormais
bien au - delà des pays de l'Atlantique nord, le tout étant
en mutation constante. Toute tentative de classification sera donc approximative.
Il ne peut s'agir, tout au plus, que d'une indication de points de repère,
que l'on espère utile à la compréhension de la
dynamique de l'évolution de la pensée féministe.
Disons d'abord que les métamorphoses du courant radical ont
emprunté plusieurs directions et ont été effectuées
sous diverses influences. L'une de celles - ci est venue de la psychanalyse
et a provoqué l'approfondissement de la notion de «différence
féminine». A partir des années 1975 en effet, l'influence
de la psychanalyse française et la critique qu'en fera, entre
autres, Luce Irigaray dans Spéculum de l'autre femme 24, seront
déterminantes à cet égard notamment aux États - Unis
et en Italie. Le féminisme radical était basé,
comme on l'a vu, sur une prémisse : l'existence d'un groupe social
«femmes» partageant une oppression commune. Sous l'influence
notamment de la psychanalyse, l'on parlera désormais de plus
en plus de «différence» commune, au lieu d'oppression
commune. Mais de quelle différence parle - t - on au juste ? Cette
différence est - elle d'abord sociale, c'est - à - dire créée
par la société, ou est - elle d'abord «biologique»,
puis psychologique ?
La réponse à ces questions provoquera, principalement
à partir du milieu de la décennie 1970, une sophistication
du courant radical lui - même ; il éclatera en plusieurs
tendances ou réponses : radical de la différence, échelonnant
des positions variant de (pour utiliser des étiquettes employées
par Francine Descarries et Shirley Roy) radical «de la spécificité»,
à radical «de la fémelléité»
25; puis, en réaction à cette dernière tendance,
surgira en France le courant radical matérialiste. Ce sont là
des étiquettes qui peuvent donner une idée des métamorphoses
du courant radical.
Parallèlement à ces métamorphoses, des critiques
centrales viendront ébranler non seulement le féminisme
radical, mais bien l'ensemble des trois traditions de pensée
féministe, comme on le verra plus loin : il s'agit de la critique
de l'hétérosexualité comme institution centrale
ou pierre d'angle du patriarcat, effectuée par des lesbiennes.
Elles apporteront dès lors une nouvelle perspective sur chacun
de ces trois courants. Il en est ainsi du féminisme noir (Black
Feminism) qui, lui aussi, enrichira de sa perspective l'ensemble de
l'édifice de la pensée féministe ; les féministes
afro - américaines remettront en question la notion même
de différence féminine : pour elles, la différence
cachait les différences de toutes sortes qui composaient le groupe
des femmes.
D'autres perspectives, issues de l'extérieur du féminisme,
viendront à leur tour critiquer les courants existants. Mentionnons
à cet égard les perspectives postmodernes, qui connaîtront
une grande vogue à partir des années 1990 dans le monde
universitaire féministe anglo - américain surtout 26. Elles
seront contestées par nombre de féministes, car ces approches
remettent en question l'idée même d'une oppression commune
à toutes les femmes, et donc de toute lutte féministe
basée sur un projet politique commun 27. Voyons d'abord ces métamorphoses
de la pensée radicale.
Un continuum de pensée oscillant entre l'explication sociale
et l'explication biologique
Il faut voir ici l'évolution du courant radical sur un continuum,
comportant plusieurs positions théoriques s'échelonnant
entre deux pôles, selon l'importance plus ou moins grande que
l'on accorde à la «biologie» ou au «social»
dans l'explication de l'oppression commune des femmes : plus on croit
que la dite différence féminine est sociale, plus on se
situe du côté du pôle matérialiste. Plus on
croit que la dite différence est «naturelle» ou «biologique»,
plus on se situe du côté du pôle de la «fémelléité»
______________________________________________________________
Métamorphoses du courant radical selon l'explication de l'oppression
des femmes
matérialiste - - - - - - ---- - - - - - «de la spécificité»
- - - - ---- - - - - - - - - - - - - - ----- - - «de la fémelléité»
explication sociale - - - - - - - - - > moins sociale - - - - - - - - - >plus biologique - - - - - - - - - - - >biologique
______________________________________________________________
Voyons comment chacun se situe sur ce continuum.
- Le courant radical matérialiste.
Le courant radical matérialiste est issu d'une critique des
deux courants marxiste et radical. Il constitue en quelque sorte une
tentative de combinaison de ces deux courants, différente cependant
de la tentative des féministes socialistes. Plusieurs sous - courants
le composent, épousant souvent les frontières des pays.
Ainsi, il y a un féminisme radical matérialiste français
28et québécois 29, et un féminisme matérialiste
anglo - américain 30.
Par exemple, le féminisme radical matérialiste français,
tout en critiquant profondément le marxisme, en conserve cependant
la méthode (matérialiste) et certains concepts pour comprendre
l'oppression des femmes. Il donne toutefois à ces concepts des
contenus différents, issus de la problématique radicale.
Ainsi, les rapports de sexes sont vus comme des rapports de travail,
des rapports d'exploitation. Le travail des femmes et leur corps même
sont appropriés par les hommes qui en sont les premiers bénéficiaires.
Les hommes et les femmes forment des classes de sexe.
Ce courant a cherché à comprendre l'oppression des femmes
dans un contexte plus global que celui de l'économie capitaliste
et son mode de production. Il a tenté de dépasser le clivage
sexe/classe et la perspective des féministes socialistes pour
appréhender «la nature spécifique de l'oppression
des femmes» ; ce sera, pour Colette Guillaumin, l'appropriation,
l'appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes 31;
la base économique de cette oppression - subordination se situera,
pour Christine Delphy, dans le «mode de production domestique»
32. On ne réfléchit plus, comme chez les féministes
socialistes, en termes de dialectique classe/sexe, mais plutôt
en termes de «système social des sexes» 33.
Le courant matérialiste français est né en réaction
à la montée en France du féminisme «de la
néo - féminité» 34, issu de la psychanalyse
(appelé aussi, comme on le verra, féminisme de la «fémelléité»
ou «de la différence»). Pour ces matérialistes,
la «différence des sexes» n'est autre que la hiérarchie
des sexes. L'idée de différence féminine fut créée
par la classe des hommes comme prétexte pour asservir les femmes.
L'oppression des femmes est donc à chercher dans la matérialité
des faits sociaux, des rapports sociaux de sexe, (d'où le nom
féministes matérialistes), et non dans la psychologie
ou la biologie des femmes. On entend lutter pour attaquer les racines
sociales de la différence. «Nous voulons comprendre et
mettre à jour les déterminants historiques et sociaux
qui ont permis qu'un groupe social puisse être traité comme
un bétail : qui ont fait de nous - la moitié de l'humanité
- des êtres domestiqués, élevés en vue de
la reproduction et de l'entretien de l'espèce» 35.
Le courant radical matérialiste se situe donc à une extrémité
ou à un pôle de notre continuum : le pôle de l'explication
clairement sociale de l'oppression des femmes.
- le courant radical de la différence : «de la spécificité»
à «de la fémelléité».
Cet autre axe de la métamorphose du féminisme radical
comporte un foisonnement de problématiques et ce n'est que pour
la commodité de notre propos que nous empruntons ces appellations
et que nous situons ces problématiques entre ces deux appellations.
Le courant radical «de la spécificité». On
se rappelle que, pour le féminisme radical, l'expression première
du patriarcat se manifeste par le contrôle du corps des femmes,
principalement de la maternité et de la sexualité des
femmes. Le courant radical «de la spécificité»
sera ce courant qui axera son action et sa pensée autour du thème
de la réappropriation du corps des femmes. Le mouvement de santé
des femmes, le mouvement pour combattre la violence envers les femmes,
les groupes de services mis sur pied à ces fins, les réflexions
féministes sur les nouvelles technologies de la reproduction,
sont au nombre des incarnations de ce courant dit «de la spécificité»,
axé sur cet objectif de la réappropriation du corps des
femmes 36.
Dans la foulée des «alternatives» sociales qui ont
pu s'édifier dans l'action, des «îlots d'émancipation
et d'expérimentation sociale» ont pu être ainsi imaginés.
Il s'agissait là d'un terrain fertile pour déployer, selon
les mots de Francine Descarries et Shirley Roy, «le questionnement
relatif à la 'différence', à l'éthique et
à l'identité féminines qui occupera éventuellement
une grande partie de l'espace discursif des années '80 et qui
sera au cœur même de la problématique du courant «de
la fémelléité» 37.
Le courant «de la fémelléité». Si
l'on a pu caractériser la pensée et l'action du féminisme
radical «de la spécificité» par le thème
de la réappropriation de son propre corps, on pourrait dans la
même veine caractériser la pensée du courant radical
«de la fémelléité» par celui de l'identification
à son propre corps. Voici comment Francine Descarries et Shirley
Roy le décrivent :
«Nommé à partir du néologisme «fémellité»,
le féminisme de la fémelléité prend son
origine dans une réflexion plus métaphorique que matérialiste.
Œuvre de philosophes, psychanalystes, psychologues et femmes de
lettres, le courant de la fémelléité propose une
réflexion relative à l'existence d'un territoire, d'un
savoir, d'une éthique et d'un pouvoir féminins. A l'encontre
des égalitaristes et des radicales, [elles] visent [...] la reconnaissance
de la différence, de la féminité et du féminin
comme territoire spécifique de l'expérience et du pouvoir - savoir
des femmes ; un tel territoire devant être protégé
contre l'emprise du pouvoir patriarcal et celui de l'assujettissement
aux valeurs marchandes. Dès lors, elles revendiquent la réappropriation
de la maternité, de l'acte de création/procréation,
de la culture et de l'imaginaire féminins au niveau des idées
et de l'Être» 38
On prend soin d'ajouter que «seule l'absence d'un recul suffisant
empêche de proposer une classification des diverses tendances
à l'intérieur de ce courant de la fémelléité»,
terme emprunté à Colette Chiland qui le définissait
comme «concept charnière entre le biologique et le psychologique,
lié à l'expérience du corps» 39. Le courant
radical «de la fémelléité» se situerait
donc à l'autre extrémité ou pôle de notre
continuum : le pôle de l'explication de plus en plus biologique,
non pas cette fois de l'oppression des femmes, mais de la «différence
féminine».
NOTES
14. FALUDI, Susan, Backlash, la guerre froide contre les femmes. Paris,
des femmes/Antoinette Fouque, 1993.
15. Voir entre autres DAWN, Femmes du Sud: autres voix pour le XXIe
siècle. Paris, Côté - femmes, 1992. MOHANTY, Chandra
T., RUSSO, Ann, TORRES, Lourdes, Third World Women and the Politics
of Feminism, Bloomington, Ind. Indiana University Press, 1991.
16. Une revue d’ oeuvres d’ auteures se situant dans la
mouvance des courants socialistes et radical matérialiste est
incluse notamment dans les deux articles suivants:
JUTEAU, Danielle et Nicole Laurin .“L’évolution des
formes de l’appropriation des femmes: des religieuses aux mères
porteuses”, Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie,
25, 2, mai 1988, p. 183 - 192.
HENNESSY, Rosemary et Chrys INGRAHAM, “Introduction: Reclaiming
Anticapitalist Feminism”, Materialist Feminism: A Reader in Class,
Difference, and Women’s Lives, New - York, Routledge, 1997, p.
1 - 14.
17. Voir HENNESSY, op.cit.
18. BUNCH, Charlotte, “Prospects for Global Feminism”, dans
JAGGAR, Alison et ROTHENBERG, Paula (eds.) Feminist Frameworks, 3e edition,
New - York, McGraw - Hill, 1993, p,.249 - 252.
19. ... utilisée dans un texte du groupe de solidarité
internationale, le 5e monde. Voir “Solidarité internationale
des femmes”, UniversElles, 2,4, avril 1990, p. 3 - 4.
20. Voir ROWBOTHAM, Sheila, Féminisme et révolution, Paris,
Petite bibliothèque Payot, 1972, p. 33.
21. DALLA COSTA, Mariarosa et Selma JAMES, Le pouvoir des femmes et
la subversion sociale, Genève, Editions Adversaire, 1973.
22. Les groupes du salaire contre le travail ménager ont existé
à partir de 1972 jusqu’au début des années
80, à une exception : le groupe anglais, qui existe toujours,
est connu sous le nom de International Wages for Housework Campaign
. Il a notamment oeuvré pour que soit inclu dans le document
final de la Conférence mondiale des femmes de Nairobi,en 1985,
un paragraphe sur la reconnaissance du travail non payé des femmes
dans le PNB des divers pays. Il a ensuite fait pression sur chaque pays,
au moyen d’une pétition, afin que les législatures
nationales donnent suite à cet engagement de Nairobi.
23. Voir MILLET, Kate. La politique du mâle. Paris, Stock, 1971.
FIRESTONE, Shulamith. La dialectique du sexe. Paris, Stock, 1972. ATKINSON,
Ti - Grace. Odyssée d’une amazone. Paris, Des Femmes, 1975.
24. IRIGARAY, Luce. Spéculum de l’autre femme. Paris, Minuit
1974.
25. DESCARRIES - BELANGER Francine et Shirley Roy. Le mouvement des
femmes et ses courants de pensée: essai de typologie. Ottawa,
Institut canadien de recherches sur les femmes, Les Documents de l’ICREF,
no 19. 1988.
26. Pour une bonne bibliographie à ce sujet, voir DAGENAIS, Huguette
et Gaëtan Drolet, “Féminisme et postmodernisme”,
Recherches féministes, 6,2,1993, p. 151 - 164.
27. Voir entre autres NICHOLSON, Linda J. (ed.) Feminism/Postmodernism.New
- York, Routledge 1990.
28. ...initié en France par la revue Questions féministes.
L’ éditorial du premier numéro expose les grands
axes de ce courant: “Variations sur des thèmes communs”,
Questions féministes, 1, nov. 1977, p. 3 - 19.
Voir aussi des variantes de ce courant en France: BATTAGLIOLA, Françoise
(et all.) . A propos des rapports sociaux de sexe. Parcours épistémologiques.
Paris, Centre de sociologie urbaine, 1990.
29. ....développé dans JUTEAU, Danielle et Nicole Laurin,
op. cit. p. 192 - 207.
30. Voir LANDRY, Donna et Gerald MacLean. .Materialist Feminisms. Cambridge,
Mass. Blackwell, 1993. Aux Etats - Unis, des universitaires s’identifiant
au féminisme matérialiste ont créé un site
sur Internet qui agit comme forum de discussion. Voir: matfem@csf.colorado.edu.
Voir aussi HENNESSY, Rosemary et Chrys Ingraham,. Materialist Feminism:
A Reader in Class, Difference, and Women,s Lives. New - York, Routledge,
1997.
31. GUILLAUMIN, Colette, Sexe, race et pratique du pouvoir: l’idée
de Nature. Paris, Côté - femmes, 1992.
32. DUPONT (Delphy), Christine, “L’Ennemi principal”,
Partisans, 54 - 55, juillet - octobre 1970.
33. MATHIEU, Nicole - Claude, L’anatomie politique: catégorisations
et idéologies du sexe. Paris, Côté - femmes, 1991.
34. ... principalement incarné par Antoinette Fouque et son groupe,
Psychépo, qui se sont appropriés le sigle MLF (Voir à
ce sujet PICQ, Françoise. Libération des femmes: les années
- mouvement. Paris, Seuil, p. 292 - 311) . Voir aussi LECLERC, Annie.
Parole de femme. Paris, Grasset 1974. IRIGARAY, Luce. Spéculum
de l’autre femme. op. cit.
35. “Variations sur des thèmes communs”, Questions
féministes, op. cit. p. 18.
36. Les essais relevant de ce courant sont pratiquement innombrables.
Mentionnons - en quelques - uns qui ont été déterminants
dans cette métamorphose du courant radical et qui ont été
traduit en français: RICH, Adrienne. Naître d’une
femme. La maternité en tant qu’expérience et institution.
Paris, Denoël/Gonthier, 1980. EHRENREICH, Barbara et Deirdre English.
Sorcières, sages - femmes et infirmières. Une histoire
des femmes et de la médecine, puis, des mêmes auteures:
Des experts et des femmes. 150 ans de conseils prodigués aux
femmes. Montréal. Remue - ménage, 1976 et 1982. LEDERER,
Laura (ed.) . L’envers de la nuit: les femmes contre la pornographie.
Montréal, Remue - ménage, 1983. BARRY, Kathleen. L’esclavage
sexuel des femmes. Paris, Stock 1982. O’BRIEN, Mary. La dialectique
de la reproduction. Montréal, Remue - ménage, 1987.
37. DESCARRIES - BELANGER, Francine et Shirley Roy. Le mouvement des
femmes et ses courants de pensée. op. cit. p. 13.
38. ibid. p. 16 - 17.
39. cité dans ibid. p. 27 note 6. On peut citer ici certaines
auteures pouvant se situer à l’intérieur de ce courant:
Luce Irigaray, Marilyn French, Mary Daly, Annie Leclerc., Merlin Stone,
etc.
Le lien d'origine
http://netfemmes.cdeacf.ca/documents/courants_02.html
Les courants de pensée féministe
Troisième section
Louise TOUPIN
Chargée de cours en études féministes
Version Internet. [Version revue et augmentée du texte paru
sous ce titre dans Qu'est - ce que le féminisme ? Trousse d'information
sur le féminisme québécois des 25 dernières
années.(Montréal, Centre de documentation sur l'éducation
des adultes et la condition féminine et Relais - femmes, 1997)]
1998 Louise Toupin
TABLE DES MATIÈRES
Troisième section
6 - Le renouvellement des perspectives: l'exemple du féminisme
noir et les perspectives lesbiennes
- les perspectives lesbiennes
7 - Au confluent d'autres influences
- le féminisme environnementaliste
6 - LE RENOUVELLEMENT DES PERSPECTIVES: l'exemple du féminisme
noir et des perspectives lesbiennes
Parallèlement à ces métamorphoses des courants
marxiste et radical, d'autres critiques fondamentales viendront ébranler,
avions - nous annoncé précédemment, l'ensemble des
trois traditions de pensée féministe.
Il faut souligner à ce sujet l'apport du "Black Feminism"
dans l'élargissement de la pensée marxiste et radicale.
La critique qu'apportèrent les femmes afro - américaines
durant la décennie 1970 fut à cet égard déterminante
dans l'enrichissement de la pensée féministe: elles ont
expliqué que ce qu'il y avait de fondamental pour elles dans
la compréhension de leur oppression ne résidait pas seulement
dans les classes sociales, ou encore dans le sexisme, mais bien dans
le racisme qui imprégnait toute leur vie.
On leur doit notamment d'avoir poussé les féministes
à articuler dans leurs analyses de l'oppression des femmes non
seulement le duo sexe/classe, mais le trio sexe/classe/"race"
ou ethnie 40, auquel s'ajoute souvent, chez un certain nombre d'entre
elles, un quatrième élément, la discrimination
envers les lesbiennes, formant ainsi le quatuor sexe/classes/race/homophobie.
L'ajout essentiel de cette quatrième dimension dans la compréhension
de l'oppression des femmes est due notamment à des lesbiennes
noires 41. Les féministes afro - américaines ont en réalité
contribué à faire éclater la notion de "différence
commune" entre toutes les femmes. Pour elles, la différence
cachait bel et bien les différences. Le féminisme des
femmes de couleur ("Women of color feminism") est issu directement
des analyses et des luttes du Black feminism.
- Les perspectives lesbiennes.
Les lesbiennes, auto - identifiées ou non, ont toujours été
nombreuses dans le mouvement féministe et elles ont été
de toutes les luttes. Cependant, les efforts théoriques pour
systématiser l'expérience lesbienne dateraient de l'après - guerre
42.
Les "Daughters of Bilitis" furent, aux Etats - Unis, les premières
à exposer publiquement l'existence lesbienne à l'intérieur
du mouvement de défense des droits des homosexuels durant les
années 1950 - 60. Ce mouvement se situait à l'intérieur
d'une perspective libérale de défense des droits.Le livre
phare est à cet égard Sappho was a right - on woman 43.
Puis, au début de la décennie 1970, sont apparues des
lesbiennes "radicales" (au sens américain de "séparatistes")
qui, comme les féministes radicales, ont été les
premières à établir l'"autonomie" de
leur groupe. L'"autonomie" chez ces lesbiennes signifie ici
autonome par rapport à tout groupe autre que lesbien. Les "Furies"
(nom du groupe et de leur journal) et les "Radicals lesbians"
sont associées à ce courant qui, à l'instar de
certains sous - courants du féminisme radical, entendaient développer
une culture autonome, mais lesbienne, hors de la société
actuelle. La phrase de Ti - Grace Atkinson: "Le féminisme
est la théorie, le lesbianisme est la pratique" caractériserait
bien ce courant.
Vers le milieu des années 1970, des lesbiennes marxistes forment
un courant autonome à l'intérieur du courant du salaire
au travail ménager. Elles ont, entre autres, apporté à
ce courant une dimension supplémentaire: faire l'amour fait partie
du travail ménager gratuit des femmes à l'intérieur
d'un couple 44.
Vers la fin des années 1970, sont apparues des lesbiennes - féministes.
Adrienne Rich, Susan Brownmiller, Nicole Brossard sont associées
à ce courant, qui pousse plus avant l'analyse en identifiant
nommément l'hétérosexualité comme institution
au centre des rapports de domination hommes - femmes, une institution
contraignante 45 pour les femmes, car une série de coercitions
est nécessaire pour les y maintenir.
Vers la fin des années 1970 toujours, apparaît un courant
matérialiste chez les lesbiennes. L'oeuvre majeure est à
cet égard la théorie de l'appropriation de la féministe
matérialiste Colette Guillaumin 46. Ces lesbiennes ont trouvé
dans cette théorie un moyen de se situer à l'intérieur
des rapports de sexes 47.
On le voit, les lesbiennes se situent non pas dans une seule catégorie
englobante, mais dans toutes les perspectives féministes: libérale,
marxiste, radicale, matérialiste. Leur principal apport réside
sûrement dans la remise en question du caractère universel
et immuable de l'hétérosexualité comme modèle
d'organisation des relations entre les humains. De ce fait, elles ont
contribué à «créer une rupture du paradigme
naturaliste à travers lequel furent pensés, depuis le
siècle des Lumières, sexe, genre et hétérosexualité»
48 .
7 - AU CONFLUENT D'AUTRES INFLUENCES
Jusqu'ici, nous avons traité de trois traditions de pensée
et de leurs métamorphoses, ainsi que de l'apport de perspectives
nouvelles traversant les divers courants les composant. Résumons
notre cheminement à cet égard. Si les lacunes des grandes
influences intellectuelles du féminisme occidental, dans sa seconde
phase (1970+), donnèrent lieu à une métamorphose
du courant radical, ces mêmes lacunes ont aussi provoqué
une métamorphose du courant marxiste féministe. Alors
que les marxistes orthodoxes dirigeaient toute leur attention vers les
classes sociales dans le capitalisme, les féministes socialistes
portèrent pour leur part la leur et vers capitalisme et vers
patriarcat dans leurs analyses, les radicales la concentrant plutôt
vers le patriarcat, compris comme un système social. Le Black
feminism, les femmes du tiers - monde et les lesbiennes féministes
notamment, forceront ces courants à intégrer à
leurs analyses de classe et de sexe les dimensions "races",
ethnie, hétérosexualité, exclusion sociale.
Rappelons que notre intention, en mettant en évidence trois
grandes traditions de pensée et leurs métamorphoses, n'est
pas de figer les tendances féministes dans trois catégories
étanches. Au contraire, il s'agit, sur un plan pédagogique,
d'identifier des points de repère à partir desquels l'évolution
de la pensée féministe peut être comprise. Il s'agit
faire valoir que la tradition intellectuelle et militante du féminisme
est variée, et que les féministes et les femmes du mouvement
des femmes ne pensent pas toutes de la même façon. Il s'agit
de donner des pistes de compréhension de cette tradition et son
évolution. Nul doute que l'évolution future du féminisme
et du mouvement des femmes nécessitera l'utilisation d'autres
catégories, d'autres vocables, en lieu et place de celles et
de ceux que nous utilisons aujourd'hui pour nous comprendre.
Car le libéralisme, le marxisme et le radicalisme féministes
ne sont évidemment pas les seules influences qui ont marqué
et qui marquent désormais l'évolution du féminisme
et de sa pensée. Nous avons noté au passage la psychanalyse
qui a fortement influencé le courant radical de la différence
(on pense ici aux oeuvres de Luce Irigaray notamment). Il faudrait ajouter
à la liste des influences, entre autres celles des perspectives
spirituelles, écologistes, post - modernes et «queer».
Nous nous limiterons ici à l'examen rapide d'un courant très
prégnant de l'évolution du féminisme des années
80 et 90, soit le féminisme environnementaliste, réservant
l'approfondissement des autres à une étape ultérieure
de ce «work in progress» que constitue le présent
document.
- le féminisme environnementaliste
Appelé aussi écoféminisme par l'écrivaine
française Françoise D'Eaubonne qui lança l'appellation
en 1974 49, le féminisme environnementaliste devint populaire
durant la décennie 1980; des désastres écologiques
et environnementaux tels ceux de Three Mile Island aux Etats - Unis, de
Seveso en Italie, de Bhopal en Inde, de Greenham Common en Angleterre
furent au nombre de ses catalyseurs.
Issu des courants écologiste et pacifiste, auxquels se sont
jointes des féministes radicales de la différence et des
féministes de tradition marxiste ou socialiste, le féminisme
environnementaliste fait un ajout aux analyses du courant de l'écologie.
Alors que les écologistes porteront leur attention principalement
sur l'épuisement des ressources et la destruction de l'environnement,
les féministes environnementalistes ajouteront que la responsabilité
de ces catastrophes est imputable, au - delà des systèmes
capitaliste et socialiste, aux hommes, appelés par certaines
le "Système mâle" (D'EAUBONNE, 1974, 221).
Le féminisme environnementaliste établit des liens entre
l'oppression des femmes et celle de la nature, et «comprendre
le statut de ces liens est indispensable à toute tentative de
saisir adéquatement l'oppression des femmes aussi bien que celle
de la nature» 50 . On considère qu'il existe des liens
directs entre le violence patriarcale contre les femmes et la violence
contre la nature et les peuples. On voit des liens directs entre l'agression
industrielle et militaire contre l'environnement et l'agression physique
contre le corps des femmes. Certaines établissent des liens entre
la violence des guerres et des destructions environnementales et la
violence du viol.
Tout comme le courant écologiste, le féminisme environnementaliste
ou écoféminisme est loin de constituer un mouvement homogène
51. Des tendances plus spirituelles et «fondamentalistes»,
identifiant la nature à la biologie des femmes et réfléchissant
en termes de «principe féminin» ou d'«essence
cosmique de la féminité» 52, côtoient des
tendances plus politiques, en lien avec les partis «Verts».
Pour certaines de ces dernières, la libération des femmes
ne peut être obtenue en vase clos, mais doit faire partie d'une
lutte plus longue pour la préservation de la vie sur la planète.
Elles établissent pour ce faire des alliances avec les femmes
du tiers - monde, engagées dans des luttes contre la destruction
des ressources naturelles, qui sont la base première de leur
subsistance 53. A côté du sexisme (dont la mise en évidence
est largement dûe au féminisme radical), à côté
de l'exploitation de classe (privilégiée par les analyses
marxistes), du racisme (que le féminisme noir a fait découvrir
aux féministes blanches), et de l'hétérosexisme
(rendu visible par les lesbiennes), la destruction écologique
vient ainsi s'ajouter aux divers «piliers sur lesquels repose
la structure du patriarcat» 54.
NOTES
40. . Voir notamment HILL COLLINS, Patricia. Black Feminist Thought.
New - York. Routledge, 1990.
41. Voir "The Combahee River Collective Statement" dans SMITH,
Barbara (ed.). Home Girl: A Black Feminist Anthology. New - York. Kitchen
Table:Women of Color Press. 1983.
42. Les renseignements inclus dans cette brève présentation
historique de l'apport des courants lesbiens à la pensée
féministe sont tirés de notes prises lors de deux conférences
sur les courants de pensée lesbiens, que Nicole Lacelle a dispensées
à l'intérieur de deux cours que j'ai donnés , à
titre de chargée de cours, à l'UQAM et à l'Université
de Sherbrooke sur les courants de pensée féministe (FEM
5000 à l'UQAM à l'hiver 1995 et FEM 502 à l'Université
de Sherbrooke à l'hiver 1994) . Les erreurs qui ont pu s'y glisser
sont évidemment de mon fait.
43. ABBOTT, Sidney et Barbara J. Love. Sappho Was a Ritht - On Woman:
A Liberated View of Lesbianism. New - York, Stein & Day, 1972.
44. Voir HALL, Ruth ."Lesbianisme et pouvoir", dans COLLECTIF
L'INSOUMISE. Le Foyer de l'insurrection. Genève, 1977, p. 109 - 117.
45. RICH Adrienne. "La contrainte à l'hétérosexualité
et l'existence lesbienne", Nouvelles questions féministes,
no 1, mai 1981, p. 5 - 43
46. GUILLAUMIN, Colette "Pratique du pouvoir et idée de
Nature", Questions féministes, 2 - 3, février et mai
1978.
47. Pour une analyse des diverses conceptualisations du lesbianisme
dans les écrits féministes, voir CHAMBERLAND, Line, "Le
lesbianisme: continuum féminin ou marronnage? Réflexions
féministes pour une théorisation de l'expérience
lesbienne", Recherches féministes, 2,2, 1989, p. 135 - 145.
48. DEMCZUK, Irène. Les lesbiennes à travers le prisme
du discours féministe. Communication présentée
dans le cadre du 62e congrès de l'ACFAS à l'UQAM le 16
mai 1994, p. 9.
49. D'EAUBONNE, Françoise, Le féminisme ou la mort, Paris,
Pierre Horay Editeur, 1974.
50. Voir WARREN, Karen (ed.), Ecological Feminism, New - York, Routledge,
1994.
51. Pour une synthèse récente des sous - courants qui traversent
l'écoféminisme et leur histoire, voir STURGEON, Noel,
Ecofeminist Natures: Race, Gender, Feminist Theory and Political Action.
New - York, Routledge, 1997.
52. Voir entre autres, DALY, Mary, Gyn|Ecology, Boston, Beacon Press,
1978.
53. GRIFFIN, Susan, Women and Nature: The Roaring Inside Her. San Francisco,
Harper & Row, 1978.
54. MIES, Maria et Vandana SHIVA, Ecofeminism, London, Zed Press, 1993
; SHIVA, Vandana, Staying Alive: Women, Ecology and Development in India.
London, Zed Press, 1988; DANKELMAN, Irene et Joan DAVIDSON, Women and
Environment inthe Thrid World: Alliance for the Future, London, Earthscan
Publications, ltd, 1988.
55. Selon l'expression utilisée par Sheila Collin, citée
par Noel Sturgeon dans Ecofeminist Natures, op. cit. p. 190.
Le lien d'origine
http://netfemmes.cdeacf.ca/documents/courants_03.html