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Revue d'histoire du XIXe siècle 2005-31 La "Société
de 48" a cent ans
Kevin Binfield (ed.), Writings of the Luddites, Baltimore/Londres,
The Johns Hopkins University Press, 2004, 279 p.
Par François Jarrige
Origine : http://rh19.revues.org/document957.html?format=print
L’histoire du luddisme, ce vaste mouvement de destructions
des machines textiles qui traverse les comtés industriels
de l’Angleterre entre 1811 et 1817, reste peu connue en France.
Pourtant, depuis les Hammond, au début du XXe siècle,
jusqu’à Edward P. Thompson et ses successeurs plus
récents, l’histoire sociale britannique n’a cessé
de questionner la signification de ces violences industrielles qui
fascinèrent autant par leur ampleur que par l’originalité
des modes d’action utilisés 1. L’ouvrage de Kevin
Binfield, professeur à l’Université de Murray
(Kentucky), constitue une nouvelle étape importante dans
la compréhension de ces révoltes. Avec une obstination
remarquable, l’auteur a parcouru les dépôts d’archives
anglais pour collecter le maximum d’écrits luddites
(en tout plus de 100 textes). À partir de cet ensemble de
sources unique, Kevin Binfield propose une étude originale
de la dimension rhétorique et linguistique du luddisme. L’unicité
de ce mouvement, par ailleurs très divers, tient d’abord
à sa capacité à se nommer en utilisant la figure
de Ned Ludd, un apprenti qui, le premier, aurait brisé une
machine dans l’atelier de son maître à la fin
du XVIIIe siècle. C’est l’usage de ce nom propre,
dans des contextes socio-économiques très différents,
qui fait que l’on peut parler d’un mouvement là
où, dans le reste de l’Europe, les bris de machines
s’apparentèrent davantage à des soulèvements
atomisés et dispersés, sans réelle cohérence
entre eux. L’attention aux paroles et aux stratégies
discursives utilisées par les luddites constituent, dans
le contexte du linguistic turn anglais, le nouvel horizon de l’étude
de ce mouvement.
Dans l’introduction substantielle qui ouvre le livre, Kevin
Binfield propose un remarquable tour d’horizon historiographique
du luddisme et des principaux débats qu’il a suscités.
Au lieu d’utiliser une documentation de seconde main basée
sur la presse, les rapports des espions ou la correspondance des
magistrats, il a choisi de partir d’une collection de documents
émanant des ouvriers eux-mêmes et donnant à
voir les mots des perdants plutôt que les jugements de ceux
qui les ont vaincus. Ces écrits luddites sont extraordinairement
divers ; on trouve des lettres de menace adressées à
des industriels, mais aussi des chants, des poèmes et des
proclamations de toutes sortes. Selon Kevin Binfield, ces textes
articulent trois types de discours : le pétitionnement et
l’appel aux autorités en faveur d’un modèle
de régulation, l’analyse économique qui promeut
une véritable économie morale luddite, et une analyse
politique qui s’articule autour du radicalisme. Pour autant,
l’auteur ne tombe pas dans le piège d’une reconstruction
factice d’un « texte » luddite qui serait déconnecté
des réalités sociales et politiques locales.
En effet, les différents textes sont classés selon
leur enracinement régional. Le livre s’organise ainsi
en trois parties correspondant aux trois grandes régions
affectées par les destructions ; chaque texte est précédé
d’une mise en contexte rappelant les temps forts et les acteurs
du mouvement. Dans la première partie, de loin la plus longue,
Kevin Binfield réunit les écrits émanant des
Midlands. Dans cette région dominée par l’industrie
de la bonneterie, les luddites s’opposent moins à l’introduction
des nouvelles machines — le métier à bras n’ayant
pas connu de transformations majeures depuis le XVIIe siècle
— qu’à des nouvelles pratiques de travail plus
intensives. Ces tricoteurs sur métier (framework-knitters)
étaient organisés depuis longtemps, c’est seulement
après l’échec des modes d’action constitutionnels
auprès du Parlement que les travailleurs se tournent vers
les destructions violentes. Les tricoteurs fondaient leurs demandes
sur des chartes qui régulaient le métier et les procédés
de fabrication utilisés. En utilisant le langage de la loi
et de la coutume, les ouvriers des Midlands tentaient de présenter
leurs revendications comme le produit légitime d’une
culture de métier constituée et légale. En
migrant vers les secteurs cotonniers du Nord-Ouest au cours de l’année
1812, le discours luddite ne rencontra pas un milieu capable d’intégrer
dans la protestation cette rhétorique structurée par
la loi et la coutume. Les tisserands à la main (handloom-weavers)
de Manchester et des villes cotonnières alentour constituaient
en effet une population industrielle récente, sans réelle
tradition corporative. Le langage du luddisme, qui se teinte ici
de radicalisme et de jacobinisme, permettait aux tisserands de se
constituer en corps unifié capable de se faire reconnaître
par les employeurs et le gouvernement. Dans le Yorkshire enfin,
ce sont les tondeurs (shearmen ou croppers), ces aristocrates de
l’industrie lainière, qui brisèrent les mécaniques.
Ici, le langage du luddisme émergea au terme d’une
longue lutte contre les nouveaux procédés de production
2. Alors que leurs statuts protecteurs avaient été
abolis en 1809, les tondeurs utilisèrent le langage luddite
pour redonner un peu de légitimité à leurs
revendications en s’agrégeant à un ensemble
plus large de protestations.
Comme on le voit, l’étude de Kevin Binfield ne cherche
pas à retrouver une illusoire parole luddite qu’on
pourrait extraire de la diversité des textes. Au contraire,
il s’agit plutôt de montrer comment le luddisme s’apparente
à un bricolage discursif complexe, comment les ouvriers puisent
dans des répertoires, les thèmes et les outils propres
à légitimer leurs revendications.
Cet ouvrage se révèle en définitive d’une
utilisation agréable et aisée. Muni d’un index
très complet qui permet de naviguer entre les textes, agrémenté
de quelques documents originaux reproduits, il intéressera
à la fois l’histoire sociale, l’histoire de la
littérature attentive aux écrits marginaux, mais aussi
l’histoire politique soucieuse de suivre la diffusion des
idéologies radicales. En partant des mots utilisés
par les ouvriers eux-mêmes, Kevin Binfield parvient par ailleurs
à dépasser certaines des apories dans lesquelles s’était
enfermée l’historiographie du luddisme. Le silence
supposé des luddites a permis les interprétations
les plus contradictoires : certains, comme Edward P. Thompson, y
détectant des tendances insurrectionnelles et révolutionnaires
plus larges alors que d’autres, comme Malcom Thomis, insistaient
sur le caractère circonscrit des revendications ouvrières
3. En redonnant la parole aux acteurs eux-mêmes, Kevin Binfield
propose une lecture compréhensive du luddisme, seule à
même de nous donner accès à l’univers
intellectuel des classes populaires engagées dans les bouleversements
de la révolution industrielle.
Notes
1. Nous nous permettons de signaler la publication en français
d’une étude de synthèse sur ce mouvement de
bris de machines et sur son historiographie : Vincent Bourdeau,
François Jarrige et Julien Vincent, Les Luddites. Bris de
machines, économie politique et histoire, Paris, Éditions
Ère, à paraître en 2006.
2. Il faut citer l’étude remarquable de Adrian Randall,
Before the Luddites. Custom, Community and Machinery in the English
Woollen Industry, 1776-1809, Cambridge, Cambridge University Press,
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